jean fourastie

Dès 1956, dans la conférence reproduite ci-dessus, L'enthousisame au travail a-t-il disparu ?, Jean Fourastié avait trouvé cette formule frappante : Atala travaille chez Citroën. C’est le choc de l’humanité traditionnelle, habituée au travail de la terre, lent et paisible, avec le machinisme et le stress qu’engendre le progrès technique.

 On peut compléter la conférence avec le texte suivant, de La grande Métamorphose (1966).

 Hélas ! Ce handicap [celui de l’unicité de la pensée claire] n'est pas le seul qui s'oppose à la découverte du réel par l'homme. Je dirai un mot du fait de l'infinie diversité des humains et de la coexistence de types différents d'humanité, que je schématise en Atala et Citroën et Sartre. Puis je développerai plus longuement le handicap qui me paraît prépondérant, plus lourd de conséquences et, à cause sans doute de cela, plus caché, plus ignoré, plus méconnu encore que l'R de Garches : l'unicité de la pensée claire.

Atala est cette jeune femme à qui Chateaubriand a donné une notoriété universelle. Citroën est le constructeur d'automobiles non moins mondialement connu. Je les ai pris pour types de comportements humains courants dans une conférence prononcée il y a trente ans à la demande de la Fédération française des Travailleurs sociaux, et dont le titre était : L'enthousiasme au travail a-t-il disparu ? Atala représente les facultés et les besoins sentimentaux, affectifs, intuitifs de l'être humain ; Citroën les facultés et les besoins rationnels, techniques, scientifiques.

J'avais dit : Atala travaille chez Citroën, pour appeler l'attention sur les écarts qui existent entre ce que les ouvriers voudraient et donner et recevoir à l'usine, et ce qu'ils trouvent en fait et doivent fournir ; l'écart aussi entre le « climat naturel », traditionnel de l'existence, et le milieu urbain actuel, mécanisé, métallisé, sans animaux ni végétaux...

Bien entendu, cette typologie est grossière ; elle doit cependant évoquer le fait de l'infinie diversité des caractères, des aptitudes, des besoins et des désirs humains ; les modes successives, les effets de l'unicité de la pensée claire dont nous allons parler, tendent, à un moment donné de l'histoire, à polariser l'opinion des groupes humains, leur attention et donc leur action, sur un nombre restreint d'intérêts dominants ; le phénomène de l'R de Garches, commandé par le milieu, vient aussi réduire l'hétérogénéité des perceptions, des aspirations et même des sentiments... Cependant la réalité humaine est l'indéfinie variété des humains. Chacun d'entre nous est un mélange, en proportion fort variable, de Citroën et d'Atala, mais encore de Don Quichotte et de Sancho, de Bouvard et de Pécuchet... d'introverti et d'extroverti, de courageux et de peureux. La génétique a aujourd'hui découvert les bases de ces variétés, et reconnu le caractère unique, original, de chaque être vivant. La caractériologie, la typologie qui explicitent ces types de propensions à la pensée et à l'action sont des sciences fondamentales et cependant à peine naissantes.

Bien entendu, ces typologies n'ont rien à voir avec le racisme. Il n'y a pas de races d'Atalas et de Citroëns. Mes deux grand-mères étaient Atala ; je suis pourtant (beaucoup trop) Citroën. Dans une même portée d'enfants, il y a des Citroëns et des Atalas, des auditifs et des visuels, des contemplatifs et des actifs...

Les conséquences de ces variétés d'esprit s'étendent bien au-delà du travail, de l'usine, de l'habitat. Elles s'étendent à toute la vie familiale, sociale, politique. Les Citroëns sont minoritaires ; ils sont rationnels, mais non sans référence au réel ; les meilleurs, mais très peu nombreux, sont vraiment des esprits expérimentaux ; ils font avancer les sciences et les techniques ; ils sont progressistes, novateurs, organisateurs, ingénieurs ; ce sont ceux qui ont élevé en Occident le niveau de vie du peuple. Mais aussi beaucoup veulent forcer, contraindre, enrégimenter, faire le bonheur du peuple malgré lui.

Bien sûr, une typologie tripolaire, quadripolaire, multipolaire est moins éloignée de la réalité qu'une typologie bipolaire. Je pense pour cela à des « modèles » représentatifs de ces « intellectuels » si nombreux et si caractéristiques de la France. Les Citroëns sont aussi des intellectuels, en ce sens que leur néocéphale[1] est prépondérant, mais des intellectuels préoccupés du réel, d'agir et de faire agir. Les « intellectuels », au contraire, sont aussi de prépondérance néocéphale, mais sans besoin et avec peu de capacité d'action (si ce n'est, dans les meilleurs cas, d'écrire). On peut penser, pour les représenter, à Rousseau, à Sartre. Leurs représentations du réel sont illusoires, sans contrôle expérimental ; ils sont sans goût et sans talent pour la science et la technique, mais ont de grandes capacités intellectuelles. Posant a priori des axiomes arbitraires, mais qu'ils jugent et présentent comme irréfutables, ils en tirent « rationnellement » des conséquences non moins péremptoires ; lorsqu'ils expriment leurs pensées avec talent, voire avec génie, ils peuvent avoir une grande influence sur les autres intellectuels, et ainsi, par l'enseignement, la presse, les partis politiques, sur les Atalas. Par contre, les Citroëns les considèrent comme infantiles, bavards, rêveurs. La variété Rousseau est plus proche du tempérament Atala (le sentiment, l'émotion), que la variété Sartre (la raison raisonnante, la cérébralité pure).

 

Le but essentiel de ces typologies est, non pas de faire entrer le réel dans des cadres, mais d'appeler l'attention sur l'infinie variété du réel. Le fait que les hommes soient aussi divers, originaux, fait la richesse de l'humanité, mais multiplie les incompréhensions, les conflits... il contribue au tohu-bohu de l'Histoire (Robespierre et les paysans vendéens, le Shah d'Iran et la foule islamique...).



[1] Néocéphale, par opposition à paléocéphale. Le néocéphale est le siège de la pensée conceptuelle ; le paléocéphale, celui de la pensée affective et des procédures végétatives, instinctuelles. Dans l'histoire de la vie sur la terre, le néocéphale n'est apparu que récemment, avec les mammifères. Le cerveau humain est aujourd'hui décrit comme formé de trois étages, dont les deux premiers sont paléo, le troisième néo.