La Lettre ouverte à quatre milliards d’hommes contient une critique de l’enseignement pratiqué en France ; celui-ci tend à présenter les résultats de la recherche, mais non les moyens d’y parvenir et n’est donc pas stimulant pour l’esprit. L’enseignement se limite au peu que les hommes ont découvert et dissimule l'immensité de l'ignorance humaine et les limites du raisonnement rationnel.

Je viens de parcourir des manuels de physique et de chimie pour les classes de première et de seconde. Là tout n'est qu'ordre et beauté... Il n'y pas de place pour l'immensité de l'ignorance humaine, ni pour l'erreur commune aux « raisonnements » cérébraux...

Je m'étonne seulement de ne pas trouver dans l’exposé sur la pesanteur l'entrée en matière suivante que je trouve dans l'Histoire de la Science de Maurice Daumas, et qui serait certainement aussi bien « avalée » par l'élève moyen, qu’elle l'aurait été il y a deux siècles par des millions de professeurs : Je tiens une cigarette à la main ; j'ouvre la main et la cigarette tombe. J’allume mon briquet, la flamme monte. Il y a donc deux sortes de corps, les graves qui tombent par nature, les légers qui montent. En interprétant cette donnée de l'expérience, je vais moi-même pouvoir déterminer la cause et le terme de leur mouvement : les graves sont surtout formés de terre, ils tendent donc vers le centre de la terre... les légers sont surtout formés de feu, ils tendent donc vers le cercle du soleil.

Quel contraste entre l'acquisition de la science qui se fait et l'enseignement de la science formée ! Rien dans ces manuels ne peut faire même soupçonner le véritable processus du progrès de la science, le combat qu'il faut mener pour tirer le « faux » du « vrai », pour vaincre l'évidence au bénéfice de l'expérience ; pour assujettir le rationnel à l'expérimental.

À lire ces manuels, il n'y a jamais conflit entre le rationnel et l'expérimental ; l'humanité sait aisément tout ce qu'elle doit savoir. Ampère, Ohm, Volta ne sont pas des hommes qui ont lutté et souvent souffert pour imposer, à l'ensemble des savants et des vivants, une réalité ignorée pourtant par eux depuis 50 000 ans ; ce ne sont que des « unités » de grandeurs physiques. Maxwell est un « tire-bouchon » qui sert à déterminer le sens du courant dans des spires...

Tous les grands débats qui ont fait progresser la science et formé les hommes à l'esprit scientifique sont passés sous silence. Le professeur même les ignore. Il ne reste que la petite bière d'une rationalité sans histoire, sans faille et sans borne. N'importe quel cancre rit avec Pascal des idées du Père Mersenne, n'importe lequel se gausse de ses millions d'ancêtres qui ne savaient pas que la terre est ronde.

Que peut penser l'adolescent du contraste entre cet ordre et cette beauté et le tohu-bohu pitoyable de la réalité politique et sociale ?

Que peut-il savoir de la complexité du réel et de la difficulté qu'a l'homme de l'appréhender ? On lui cache les immenses lacunes du savoir humain et les contradictions de la science même ; on lui donne de cette science une image parfaite qui tourne aisément à l'image magique ( - et parce que la magie est une tendance fondamentale de l'esprit humain ; - et parce que la source de toute puissance est dans ces livres, qu'il n'est pas même nécessaire d'assimiler puisque les spécialistes y suffisent ; - et parce que cela réussit à nous donner bombes atomiques, avions et fusées astronautiques).

Claude Bernard a écrit : on découvre les choses analytiquement, on les enseigne synthétiquement. Bien sûr, j'en vois les raisons, j'en vois même la nécessité. Mais cet enseignement efficace des résultats ne doit pas aller jusqu'à donner une image globale du réel à peu près aussi naïve que celle que la Comtesse de Ségur donnait de la société du second Empire. La manière dont la science est enseignée à la jeunesse fausse à la fois l'image de la science et l'image du monde. Toutes les obscurités sont bannies ; toutes les lacunes passées sous silence ; toutes les difficultés ignorées, sauf celle d'une algèbre scolaire qui permet de noter les devoirs... Dans le sac dogmatique où l'école la met, je ne reconnais plus l'œuvre de... Faraday. Du Cosmos sauvage, hydre mystérieuse et redoutable, dont l'homme ne connaît que quelques poils et quelques griffes, l'école présente l'image d'un ânon docile qui, sous la sage ordonnance des mathématiques, porte les enfants dans les allées ensoleillées du Luxembourg.

L'enseignement de la science trahit les enseignements de la science. Il cache la complexité du réel et la difficulté qu'a l'esprit humain de le reconnaître. Non seulement il ne permet en rien de soupçonner ce qu'est l'esprit scientifique expérimental, mais il laisse croire que cet esprit va de soi : rien n'est plus clair que le cosmos, rien n'est plus simple que la mécanique pour bons élèves qui permet de le connaître. Rien n’est plus facile que « la recherche». Le monde est rationnel, l'homme est rationnel. Ce qui reste de caché et d'absurde dans le monde est d'origine politique et ne tient qu'à l'égoïsme des hommes au pouvoir.

Faussement rationnel, trompeusement expérimental, traitreusement clair et facile, apparemment exhaustif, en réalité, énumératif, autoritaire, superficiel et sporadique, l'enseignement actuel des résultats de la science, surtout lorsqu'il est mal assimilé, ce qui est évidemment le cas majoritaire, peut former des techniciens mais non des hommes, ni des citoyens. L’enseignement des résultats de la science, ce sont des recettes et des informations que l'on pourrait trouver dans des dictionnaires ou des encyclopédies. L'enseignement des résultats de la science devrait reconnaître la prééminence de l'enseignement de l'histoire de la science.