jean fourastie

Dans La réalité économique (1978 ; nous suivons l’édition de 1986), Jean Fourastié a repris le thème récurrent dans son œuvre du « calendrier démographique de l’homme moyen ». Nous ajoutons en note quelques chiffres actuels qui montrent la pertinence de la prévision.

1. Vue d'ensemble

Pour être homme, il faut d'abord être vivant. L'allongement de la vie physique permet à l'homme moyen d'aujourd'hui de vivre une vie biologiquement complète, c'est-à-dire comprenant une enfance, une adolescence, un âge mûr et une vieillesse, alors que cette vie complète n'était, à l'époque traditionnelle, donnée qu'à une faible minorité. Par contre, la vie maximale de l'homme n'a pas été augmentée, et les spécialistes savent que nos connaissances actuelles sur la question ne nous laissent pas espérer sur ce point un succès prochain. Nous pouvons admettre que l'homme d'aujourd'hui vivra en moyenne quatre-vingts ans, peut-être même quatre-vingt-quinze, mais pas plus[1]; d'ailleurs, si l'on parvenait à élever cet âge moyen maximal, les problèmes que nous évoquons ici ne seraient que plus aigus.

Le phénomène de l'allongement de la vie moyenne est bien connu. Il s'agit ici d'en voir les conséquences. Une humanité composée de membres qui en majorité atteignent l'âge de 75 ans est différente d'une humanité dans laquelle un homme sur deux meurt avant 21 ans, ou même avant 16 ans. Or, c'est dans la situation traditionnelle de l'humanité qu'ont été élaborées nos normes morales, nos principes philosophiques, nos règles juridiques.

La vie moyenne traditionnelle (c'est-à-dire celle qu'ont connue nos ancêtres jusque vers 1800) n'était pas une vie biologiquement complète. Elle commence à pouvoir être connue, à la suite du dépouillement systématique des registres d'état civil de certaines paroisses[2]. De ces études il semble résulter que l'espérance de vie (ou vie moyenne) à la naissance était de l'ordre de 25 ans, en France, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIIe. Pour certaines générations particulièrement éprouvées, ce chiffre pouvait tomber, dans l'ancienne Europe, jusqu'à 20 ans environ. Ce sont ces nombres, 20 ou 25 ans, qui donnent toute sa signification au nombre actuellement prévisible : 80 ans[3].

Le tableau I suivant indique quelques dates et durées qui marquent les étapes essentielles de la vie d'un homme, c'est-à-dire des éléments de ce que nous avons appelé le calendrier démographique de l'homme moyen.

 

TABLEAU I. — Quelques chiffres caractéristiques du calendrier démographique de l'homme moyen, en Europe occidentale

 

 

        Vers

H

1730 

F

Aujourd'hui

H

(1978)°

F

2013[4]

H et F

Espérance de vie à la naissance

25

25

71

79

81,67

Mortalité infantile pour 1000 nés vivants

250

230

10

9

3,325

Âge moyen au 1er mariage

27

25

26

23

30,2

Nombre de personnes parvenant à cet âge, sur 1 000 nées vivantes

 

425

 

440

 

968

 

982

 

988

Âge médian à la mort des personnes mariées

51

51

79

81

 

Durée moyenne du mariage

 

17

 

46

 

Nombre moyen de naissances par mariage

4,1

 

2

 

 

1,97

Âge moyen de l'enfant à la mort du premier mourant de ses parents

 

14

 

 

50

 

 

 

Dans l'humanité traditionnelle, sur 1 000 enfants nés vivants, environ 430 arrivaient à l'âge du mariage ; aujourd'hui, ils sont 980. Compte tenu du célibat, qui retenait hier 10 % des humains, pour maintenir fixe à travers le temps la population totale, il fallait, lorsque l'espérance de vie à la naissance était 25 ans, une moyenne de 4,5 enfants par ménage ; dans les périodes où l'espérance de vie était de 30 ans, il suffisait de 4 enfants par ménage. Aujourd'hui, il suffit de 2,2 ou 2,1 enfants par ménage; mais les taux de natalité sont tombés en France au-dessous de ces chiffres depuis 1975.

Les âges moyens au premier mariage ont peu varié de 1700 à 1965, tout au moins en France ; ils étaient de 27 ans pour les hommes et de 25 ans pour les femmes ; ils se sont depuis 8 à 10 ans réduits à 26 ans pour les hommes et 23 ans pour les femmes[5]. Aujourd’hui comme hier, on se marie pour la vie ; mais hier, la vie commune durait 17 ans en moyenne ; un ménage sur deux seulement dépassait son 15e anniversaire de mariage. Demain elle durera, sauf interruption par le divorce, de 48 à 50 ans.

Dans l’humanité traditionnelle, c’est à 14 ans que, s’il parvenait à cet âge, l’enfant moyen voyait mourir le premier de ses parents ; demain, ce sera à 50 ans. Nous en sommes heureux, mais nous devons constater qu’il en résulte qu’avec une espérance de vie à la naissance de 80 ans, plus de la moitié de la fortune privée d’une nation sera la propriété d’hommes et de femmes ayant dépassé 65 ou 70 ans.

À la fin du XVIIe siècle en France, et probablement aussi, à un siècle près, dans le monde entier, le vie d’un père de famille moyen, marié pour la première fois à 27 ans, peut être schématisée : né dans une famille de cinq enfants, il n’en a vu que la moitié parvenir à l’âge de 15 ans ; il a eu lui-même cinq enfants dont deux ou trois seulement sont vivants à l’heure de sa mort. Cet homme, vivant en moyenne jusqu’à 52 ans, aura vu mourir dans sa famille directe, une moyenne de neuf personnes, dont un seul de ses grands-parents (les trois autres étant morts avant sa naissance), ses deux parents et trois de ses enfants. Il a vécu deux ou trois famines, et, en outre, trois ou quatre périodes de grain cher, liées aux mauvaises récoltes qui revenaient en moyenne tous les dix ans. Il a, en plus des morts, vécu les maladies de ses frères, de ses enfants, de sa femme, de ses parents et les siennes propres : il a connu deux ou trois épidémies de maladies infectieuses, sans parler des épidémies quasi-permanentes de coqueluche, scarlatine, diphtérie… qui faisaient chaque année des victimes. Il a toujours souffert de maux physiques, tels que dentaires, et de blessures longues à guérir ; les spectacles de la misère, de la malformation et de la souffrance ont été constamment sous ses yeux.

Aujourd'hui, c'est l'homme moyen qui atteint 75 ou 80 ans[6]. La situation de cet homme moyen à 50 ans est dès lors facile à décrire : né dans une famille de trois enfants, il a épousé à 26 ans une jeune fille de 23 ans; ils ont eux-mêmes un ou deux enfants; les maladies ont été bénignes, presque aucune n'étant même inquiétante; les seuls deuils ont été ceux de ses quatre grands-parents, délivrance attendue plutôt que dramatique coupure. La douleur physique a presque disparu. Et cet homme, âgé de 50 ans, a encore une chance sur deux de vivre encore plus de vingt-cinq ans. (Une femme âgée de 50 ans a, elle, une chance sur deux de vivre plus de trente ans.)

Nous raisonnons ainsi pour l'Europe occidentale. Dans bien des pays du monde, la situation démographique est à peine meilleure que celle de la France de 1730. Les espérances de vie à la naissance sont encore (1982) inférieures à 40 ans dans bien des pays (Guinée, Afghanistan, Sierra Leone...) et inférieures à 60 ans dans presque tous les pays à faible revenu. L'espérance de vie à la naissance en France, pour les deux sexes, est de 75 ans. Quelques pays sont en avance sur la France : Pays-Bas, Norvège (76 ans), Suède, Japon (77 ans), Suisse (79 ans)[7]. L'évolution historique de l'Europe occidentale — que nous venons de décrire — pourrait être presque reconstituée en voyageant à travers le monde depuis des pays qui sont au stade de la France au XVIIIe siècle jusqu'à d'autres qui préfigurent ce que sera la France dans quelque vingt ans.

Il suffit de connaître, même mal, la condition humaine, pour comprendre combien les ordres de grandeur —nouveaux dans les pays développés — de la durée de la vie doivent engendrer, dans la pensée de l'homme moyen, un climat différent des anciens. A l'époque traditionnelle, la mort était au centre de la vie, comme le cimetière au centre du village. Depuis lors, la mort, la misère et la souffrance physique reculent. Elles ne sont plus considérées comme les rudes compagnes de l'homme, faites pour le contraindre à la vie spirituelle et au progrès moral, mais comme des accidents, des amputations, des hasards malchanceux, contraires à la véritable nature de l'homme, et qu'il faut donc non seulement combattre, mais de plus minimiser et dissimuler.

2. Conséquences[8]

Si l'on entre dans le détail, les disparités entre l'humanité traditionnelle et l'humanité de demain n'en sont pas moins frappantes et souvent poignantes.

Hier, dans un cas sur deux, la mort des enfants en bas âge les faisait disparaître avant leur père, et la moitié des autres enfants voyaient leur père mourir avant d'avoir atteint leur majorité. Demain, le « fils moyen » aura 45 à 58 ans lorsque son père mourra ; il l'aura vu auparavant atteint par les déchéances de la sénescence.

La situation d'époux subit une mutation plus sérieuse encore. Hier, des hommes de 25 à 30 ans, déjà fortement marqués par une rude expérience, presque toujours orphelins d'au moins un parent, guidés par des motivations beaucoup plus dépendantes des besoins durables des familles que de l'attrait superficiel des corps et des esprits, contractaient des unions qui n'étaient rompues que par la mort, mais qui duraient en moyenne moins de vingt ans[9]. Aujourd'hui, des garçons à peine plus jeunes, mais beaucoup moins marqués par la vie, se fiant aux seuls entraînements de leur âge, s'engagent toujours, en principe, pour la vie, mais, cette fois, pour près de cinquante ans.

Traditionnellement, les parents mouraient avant d'avoir terminé l'éducation de leurs plus jeunes enfants; demain, un couple normal survivra quinze à vingt années au mariage de son plus jeune enfant.

La vieillesse, ou, plus exactement, la sénescence se présente donc bien différemment. Autrefois, la vieillesse était le couronnement d'une carrière exceptionnelle; ayant triomphé de mille dangers, « trompé la mort »..., entouré d'une pléiade d'enfants, de petits-enfants ou de neveux[10], le vieillard était reconnu et se considérait lui-même comme un « sage », détenteur d'un pouvoir magique au bénéfice de son village et de sa famille; en un mot, c'était un « ancien ». Aujourd'hui, la vieillesse n'est plus, dans certains cas, que l'usuelle et pitoyable décadence d'un corps usé, qui retourne à la mort à travers une vie parfois végétative.

Le fait est matérialisé par les pyramides des âges. Les pyramides des époques passées sont « monarchiques » : ce sont des triangles larges à la base et pointus au sommet : ceux qui sont à la pointe sont des chefs et des guides. Les pyramides du monde de demain sont des rectangles : la hiérarchie traditionnelle des classes d'âge a disparu.

Les conséquences individuelles, juridiques, philosophiques et morales de l'allongement de la vie moyenne sont considérables. Mais les conséquences sociales ne sont pas moins importantes.

Par exemple, il est impossible de comprendre l'histoire de la classe ouvrière depuis cent ou cent cinquante ans dans les pays évolués, et d'envisager son histoire future sans considérer l'âge moyen des travailleurs de l'industrie.

L'âge moyen des ouvriers de nos usines était de l'ordre de 27 à 28 ans en 1830 et se trouve aujourd'hui de l'ordre de 40 ans[11]. En 1830, un ouvrier sur deux avait moins de 25 ans; actuellement, un ouvrier sur deux a plus de 39 ans. La population ouvrière est, et surtout était, plus durement frappée par la mort que la moyenne de la population.

3. Calendrier intellectuel de l'homme moyen

Une autre conséquence sociologique est l'accès de l'homme moyen à la vie intellectuelle, par l'allongement progressif de la scolarité jusqu'aux limites de l’« adolescence intellectuelle ». Le sommet de la pyramide des aptitudes intellectuelles ne semble plus progresser : le niveau scolaire des « majors » des grandes écoles comme l'École normale supérieure ou l'École polytechnique reste constant. Mais la base s'élargit sans cesse et s'élargira jusqu'à la situation — dès maintenant prévisible — où chaque adolescent, n'étant plus soumis aux rationnements traditionnels de l'économique et du social, recevra l'enseignement jusqu'à la limite que lui permettront la constitution physiologique de son cerveau et la force de sa volonté.

Il s'avère ainsi utile d'associer au « calendrier démographique de l'homme moyen » un « calendrier intellectuel ».

Si l'on choisit le cas des hommes aptes à l'enseignement supérieur et désireux d'y parvenir — à supposer que leur mortalité soit la même que celle de l'ensemble de la nation —, sur 1 000 de ces intellectuels nés vivants, 970 arrivent aujourd'hui à l'âge de 20 ans — où l'on commence à penser de manière autonome — et acquièrent une culture secondaire complète, contre 475 autrefois ; 965 terminent leurs études supérieures, contre 437 au XVIIIe siècle. Mais de ces 437, 120 mouraient avant la maturité des 40 ans (qui seule permet la création dans les sciences sociales, la philosophie, les sciences de l'homme) et 130 seulement parvenaient à 60 ans (775 aujourd'hui).

On peut dire que le jeune homme de 25 ans, issu de l'enseignement supérieur, a devant lui aujourd'hui, en moyenne, 50 années de vie, dont 18 (en moyenne) entre 40 et 60 ans; autrefois, il n'avait que 25 années dont 8 entre 40 et 60 ans. Si l'on retient comme années intellectuellement créatrices les années de 40 à 60 ans, et si l'on fait subir aux chiffres un abattement pour maladies, souffrances, deuils et autres perturbations diverses, on aboutit à des ordres de grandeur tels que les suivants :

— pour 1 000 « intellectuels » nés vivants :

            17 000 années « créatrices » aujourd'hui ;

            2 500 années « créatrices » autrefois ;

— pour 1 000 jeunes gens issus à 25 ans de l'enseignement supérieur :

            18 000 années « créatrices » aujourd'hui ;

            6 000 années « créatrices » autrefois.

À la croissance de l'espérance de vie intellectuellement « créatrice » s'ajoutent évidemment les progrès des techniques de l'information, de l'expression, et de l'émulation.

De plus, si l'on ne se réfère plus à 1 000 enfants socialement destinés à l'enseignement supérieur, mais à 1 000 enfants pris au hasard dans la population totale, les contrastes entre leurs espérances de vie intellectuelle en 1700 et maintenant sont encore plus grands. En effet, la faiblesse du niveau de vie, les scléroses sociales et l'insuffisance de la scolarité de base ne laissaient parvenir à l'université qu'une faible fraction des hommes doués, et à peu près aucune femme.

4. Une nature dure

Une certaine conception du monde place dans le passé l'âge d'or de l'humanité. Tout aurait été donné gratuitement à l'homme dans le passé, et tout serait au contraire pénible et vicié de nos jours. Jean-Jacques Rousseau a donné une couleur politique et révolutionnaire à cette croyance, restée vive au cœur de l'homme moyen : ainsi, l'on entend parler de la vertu des produits « naturels » et bien des Français croient que la vie d'autrefois était bien plus « saine » qu'aujourd'hui.

Le bref regard que nous venons de jeter sur le « calendrier démographique de l'homme moyen » confirme ce que l'histoire nous apprend : la nature est une dure marâtre pour l'humanité. Le lait « naturel » des vaches « naturelles » donne la tuberculose, et la vie « saine » d'autrefois faisait mourir un enfant sur trois avant son premier anniversaire. Ce n'est qu'au prix d'un labeur acharné que l'humanité a assuré sa survie.

Mais à l'inverse, ceci ne prouve en rien, au contraire, que la société de consommation doit continuer à considérer la nature comme inépuisable et à ignorer l'écologie. Ainsi, bien des facteurs quantitatifs sont venus transformer le genre de vie démographique des hommes; mais ce sont peut-être encore les facteurs qualitatifs qui sont les plus importants. Ils modifient l'être même.



[1] En 2014, on situe l’âge maximal indépassable aux environs de 120 ans (NDLR).

[2] Le premier exemple fut l'œuvre de E. Gautier et L. Henry, La population de Crulai, paroisse normande, 1NED, Cahier, n° 33, 1958. Cf. aussi notre En Quercy : essai d'histoire démographique, Quercy-Recherche, Cahors, 1986.

Les travaux se sont multipliés depuis lors, au point que l'on peut dire que la situation démographique de la France, depuis 1700 environ, est aujourd'hui assez bien connue.

[3] 81,67 ans en 2011 (NDLR).

[4] Ajouté (NDLR).

[5] En 2013, ils sont plus élevés, supérieurs à 30 ans (NDLR).

[6] En 1982, l'espérance de vie à la naissance des hommes était 70,4 ans; celle des femmes était 78,6 ans (78,7 et 85 ans en 2013, NDLR).

[7] En 2012, d’après la Banque Mondiale, en Guinée et Afghanistan, l’espérance de vie à la naissance est de 56 et 60 ans ; le Sierra Leone, reste le pays où elle est la plus basse : 45 ans. Le Zimbabwe, l’Angola, le Mozambique restent en dessous de 60 ans. Dans ce tableau, l’espérance de vie à la naissance en France est estimée à 83 ans ; quelques pays atteignent cet âge ; aucun ne le dépasse. : il semblerait qu’il n’y ait plus de pays en avance sur la France.

[8] Nous nous situons dans le cas de la France, étant entendu que certains pays du monde sont encore aujourd'hui au stade traditionnel.

[9] Pour la période 1680-1720, en France, on peut admettre comme durée moyenne dix-sept ans, comme durée médiane quinze ans. Pour la période 1750-1780, respectivement dix-neuf ans et demi et dix-huit ans.

[10] Malgré la forte mortalité des jeunes, et à cause de la forte fécondité, le grand-père de 65 ans, s'il avait perdu souvent tous ses enfants et ses neveux directs, n'en avait pas moins en moyenne cinq ou six petits-enfants vivants et autant de neveux et de nièces.

[11] Cf. Jean Fourastié, « Le personnel des entreprises, remarques de démographie et de sociologie », Population, 1960, n° 2.