Jean Fourastié avait beaucoup d’admiration et d’amitié pour Pierre Vendryès. Celui-ci a utilisé le calcul des probabilités pour l'étude de l'être vivant Le sang, par exemple, a des caractères physiques et chimiques constants, bien qu'il soit plongé dans un environnement qui varie beaucoup... Au pôle Nord ou sous l’équateur, les hommes ont le même sang, la même température... Pierre Vendryès a montré que l'être humain a trois autonomies fondamentales par rapport au monde extérieur : l'autonomie métabolique ou physico-chimique de l'intérieur du corps ; l'autonomie motrice : il peut se déplacer par rapport à son milieu extérieur ; les animaux jouissent de ces deux formes d'autonomie, mais la troisième, l'autonomie mentale n'existe que pour l'homme : en présence d'un univers, du monde extérieur, l'homme construit des idées, des images qui ne sont jamais identiques pour deux hommes différents. Le cerveau humain est autonome.

Le texte qui suit est la préface de Jean Fourastié au livre de Pierre Vendryès, Vers la théorie de l’homme (1973)

La crise de notre temps se caractérise moins par les formes multiples qu'elle revêt, par les innombrables péripéties qu'elle engendre, et par les non moins innombrables questions qu'elle pose, que par l’absence de cadre intellectuel propre à les percevoir, à les considérer, à les comprendre.

Les conceptions du monde, les religions, les philosophies qu'avait péniblement élaborées l'humanité tardivement sortie de l’animalité, dès qu'elle put disposer du langage et de l'écriture, restèrent tant bien que mal dominantes jusqu'au début de ce siècle. Les plus fécondes d'entre elles, celles du moins qui ont soutenu la fraction de l'humanité dont l'évolution a été la plus apparente, ont été, de ce fait même, l'objet de critiques, de révisions, de «révolutions » même dès le seizième et le dix-septième siècle. Ainsi l’on en vint au dix-neuvième siècle à préconiser de véritables inversions des systèmes de pensée antérieurs, tandis que, à la suite de l'élite intellectuelle, les grandes masses populaires perdaient progressivement les mentalités magico-religieuses qui avaient été la source de leur vitalité millénaire.

La gravité de la crise apparaît aujourd'hui à tous les observateurs qui ne sont pas abusés par les entraînements de leurs fois ou de leurs espoirs. D'une part, l'homme moyen perd confiance dans des valeurs, que nous savons aujourd'hui naïves, mais qui soutenaient son ardeur de vivre — sans que rien de solide les remplace. D'autre part, les accommodements et même les révolutions proposés par les intellectuels aux philosophies savantes classiques, révèlent chaque jour davantage leurs infirmités, leurs insuffisances. Le fait éclate à la simple lecture d'une grande encyclopédie contemporaine (« Que sais-je ? », « Larousse », « Encyclopaedia Universalis » ou « Encyclopaedia Britannica », dont la plupart des articles s'insèrent mal, ou ne se placent plus du tout dans les conceptions du monde et les philosophies classiques, qui pourtant devraient les annoncer, les éclairer, en donner la synthèse.

En fait, les sciences expérimentales s'opposent aux philosophies classiques, même dans leur expression du dix-neuvième siècle ; elles exigent leur abandon complet pour une reconstruction absolument originale. C'est la vitesse avec laquelle s'accroît la masse des informations acquises par l'humanité sur sa propre existence et sur le milieu dans lequel elle vit, qui implique une telle reconstruction. Que l'on considère la biologie, la psychologie ou la psychiatrie, la préhistoire ou la paléontologie, l'informatique, chaque domaine quel qu'il soit, des sciences spatiales, physiques ou humaines, est aujourd'hui une dynamite pour l'idéologie.

C'est la science qui détruit, mais c'est aussi la science qui reconstruit. Les connaissances apportées par la recherche scientifique depuis la fin de la seconde guerre mondiale permettent dès aujourd'hui des bilans, des synthèses, des hypothèses, d'autant plus urgents qu'ils doivent se substituer à des constructions plus vétustées. Et s'il est une œuvre plus urgente encore que les autres, c'est celle qui s'attache à la connaissance de l'homme, cet homme qu'un auteur célèbre a pu, en 1935 encore, qualifier d'inconnu.

À cette œuvre Pierre Vendryès a consacré sa vie. Dès 1942, Louis de Broglie préfaçait Vie et Probabilité ; ainsi était tracé le programme de recherches qui aboutit, après plusieurs autres grands livres, à la somme que le lecteur va lire, et dont l'idée maîtresse est la suivante : « En acquérant son autonomie par rapport au milieu extérieur, l'homme acquiert la possibilité d'entrer avec lui en relations aléatoires. » De ce principe découle une nouvelle image scientifique, un nouveau « modèle » scientifique de l’homme ; toutes les sciences humaines s'y trouvent impliquées et s’en trouvent éclairées; tous les hommes des sciences humaines, médecins, psychologues, sociologues, historiens, y trouveront des réponses à des questions jusqu'ici insolubles, de nouvelles voies pour la recherche, une économie dans l'expression des résultats classiques ‑ comparable à ce qu'est la théorie des ensembles par rapport à l'algèbre d'hier. Cette œuvre est l'une des grandes œuvres du vingtième siècle.

 

Voir ce que Jean Fourastié disait de Pierre Vendryès au moment de sa mort :

https://books.google.fr/books?id=-PCy_xnseskC&lpg=PA56&ots=s2kJwpoPZH&dq=pierre%20vendry%C3%A8s&hl=fr&pg=PA57#v=onepage&q=pierre%20vendry%C3%A8s&f=false