Dans Le Grand espoir du XXe siècle, Jean Fourastié étudie l’évolution de la structure de la production, de celle de la consommation et de celle de la population active. Ainsi, il est amené à donner une définition des trois secteurs, primaire, secondaire et tertiaire qui lui est propre, car elle dépend du progrès technique ; cette définition s’est avérée fructueuse pour expliquer notamment les déplacements de population active à travers le temps. Jean Fourastié a observé toute sa vie cette évolution en s’appuyant sur de nombreuses données statistiques qui viennent à l’appui de ses démonstrations. Nous ne donnons ici que de courts extraits. Le lecteur pourra se reporter à ces ouvrages…

Bien qu’écrites en 1949, ces pages restent valables dans leurs grandes lignes… La plupart des statistiques qui y sont présentées se sont prolongées comme annoncé (voir la situation en 1989 en annexe de l’édition Tel, Gallimard).

Le progrès technique étant reconnu comme l'élément qui différencie profondément la période actuelle des périodes antérieures de l'humanité, il faut préciser l’effet de ce progrès sur les phénomènes fondamentaux dela vie économique, qui sont la production et la consommation.

Section I : EFFETS DU PROGRÈS TECHNIQUE SUR LA PRODUCTION

La nature des effets du progrès technique sur la production découle directement des caractères analysés au chapitre précédent. Le progrès technique augmente la production par heure de travail ; il l'augmente irrégulièrement, d'une manière variable, dans le temps et selon les secteurs industriels.

Pour apercevoir les traits caractéristiques de l'action du progrès technique sur la production, il est commode d'envisager une situation où le progrès technique agirait seul et où par conséquent les autres conditions de la production resteraient les mêmes ; par cette formule : « stabilité des autres conditions de la production », il faut entendre surtout « stabilité de la main-d'œuvre et stabilité de la durée du travail ». Supposons donc la durée du travail fixe, et la population active restant dans les secteurs où elle se trouvait avant l'échéance du progrès technique. Quelles seront alors les conséquences de ce progrès?

Évidemment une augmentation de la  production globale. La production augmentera puisque le rendement du travail (direct ou indirect) augmente par définition dans les secteurs où le progrès technique agit. En effet, s'il n'y a pas augmentation de la productivité, nous disons par définition qu'il n'y a pas progrès technique ; un progrès technique qui ne serait pas accompagné d'un accroissement du rendement et qui par conséquent n’est pas utile à la production n'est pas au sens où nous prenons ce terme un véritable progrès technique.

Ainsi la production globale augmentera ; mais elle augmentera de manière très irrégulière selon les secteurs de la vie économique. […].

S'il s'agit d'une branche d'activité où le progrès technique ne s’est pas manifesté, la production « après » est restée la même que la production « avant » ; par contre, s'il y a eu progrès technique dans la branche considérée, la production « après » est plus ou moins considérablement accrue par rapport à la production « avant ». Il est légitime de grouper ensemble les secteurs à progrès techniques faibles ou nuls, à progrès techniques moyens et à progrès techniques considérables.

Le schéma montre bien alors les effets suivants :

1° Le volume global de la production a augmenté sous l'influence du progrès technique ;

2° La structure de la production, c'est-à-dire la part dans la production globale d'un secteur ou d'une branche d'activité déterminée, s'est profondément modifiée ; elle s'est évidemment modifiée à l'avantage des secteurs où le progrès technique a été grand. Ainsi le secteur 10, à progrès technique considérable, qui ne représentait « avant » que 1% (par exemple) du total ; il représente « après » 10 % du nouveau total. Par contre le secteur 1, à progrès technique très faible ou nul, qui représentait environ 15 % de l'ancien total, ne représente plus que 8 % du nouveau.

Telle est donc l'action fondamentale du progrès technique sur la production : il augmente la production globale, mais il en modifie la structure.

Pour simplifier les exposés et faciliter les études statistiques, il est ainsi utile de diviser les activités économiques en trois grands groupes :

— J'appellerai secteur primaire, les activités du type agricole parce qu'il s'agit d'un secteur traditionnel et qui reste très important, essentiel pour la nourriture et le vêtement de l'homme ; sur longue période, le secteur primaire est, nous l'avons vu, à progrès technique moyen.

— Le secteur secondaire groupera les activités à grand progrès technique, en pratique le secteur secondaire est donc le secteur industriel.

— Enfin le secteur tertiaire réunira toutes les autres activités, c'est-à-dire les activités à progrès technique faible. On a déjà vu des exemples de telles activités ; on verra plus loin que ce secteur tertiaire est en réalité très important; il comprend en effet le commerce, 1’administration, l'enseignement, les professions libérales et un grand nombre de métiers manuels.

Le contenu des trois secteurs est d'ailleurs, d'après ce qui a été dit plus haut, variable dans le temps ; mais en général les mutations brusques sont rares. Le contenu des trois secteurs sera d'ailleurs précisé plus loin. L'activité économique étant ainsi divisée en trois secteurs, on peut préciser l'action du progrès technique sur la production.

Au début de la révolution industrielle, vers 1750 ou 1800, la production totale avait la structure suivante :

-          production agricole : 80 %.

-          production secondaire : 10 %.

-          services tertiaires : 10 %.

Que cette répartition corresponde à la réalité des faits enregistrés, les statistiques publiées plus loin permettront de s'en rendre compte ; l'industrie ne comprenait guère que les textiles et seule une infime partie de la population pouvait bénéficier de services tertiaires.

La structure de la production étant celle-là, supposons un moment, pour la clarté de l'analyse, que la population active reste stable, c'est-à-dire que tous les travailleurs, patrons ou ouvriers, fonctionnaires, employés, restent dans l'emploi qu'ils occupent, et que les générations se remplacent sans glissement de la main-d'œuvre d'une profession à l'autre. Quelle serait alors l'évolution de la production sous l'influence du progrès technique ? […]

D'abord la production totale aurait augmenté. On a supposé ici une augmentation globale de l'ordre de 1 à 4 ; la production initiale étant représentée par le chiffre 100, pris pour base de départ, la production finale atteint donc l'indice 400, et la courbe qui représente schématiquement l'évolution du volume global de cette production, monte de la cote 100 à la cote 400. La date à laquelle la cote 400 est atteinte n'a aucune importance pour le raisonnement ; on peut supposer que ce soit en l'an 2000. En réalité, dès 1925, le quadruplement de la production par tête d'habitant était atteint effectivement, on le verra plus loin, dans des pays comme les États-Unis, la Nouvelle-Zélande.

 

Précisons maintenant comment aurait varié chacun des trois secteurs dans ce total si, comme nous l'avons supposé, il n'y avait eu aucun transfert de population active d'une profession dans une autre.

D'abord le tertiaire n'aurait presque pas varié puisqu'il n'a bénéficié que d'un progrès technique très faible. Schématiquement, nous pouvons supposer qu'il est resté à la fin de la période ce qu'il était au début, c'est-à-dire qu'il a conservé la valeur 10. La courbe qui représente le volume de la production tertiaire est donc une horizontale, qui, partie de la cote 10, y demeure sans changement.

Par contre, le primaire et le secondaire auraient beaucoup augmenté ; mais le primaire moins que le secondaire, puisque nous savons que l'intensité du progrès technique est moins forte dans l'agriculture que dans l'industrie. On peut admettre schématiquement que le volume du primaire serait passé de 80 à 300 et le secondaire de 10 à 90 :

 

Tableau 1

Production

L'offre de primaire passe de                         80 à 300 = 400 - 100.

L'offre de secondaire passe de                    10 à 90 = 100 - 10

L'offre de tertiaire passe de                           10 à 10 (constant)

 

Consommation

Le besoin de primaire passe de                      80 à 150 = 400 - 250

La demande de secondaire passe de              10 à 160 = 250 - 90

La demande de tertiaire passe de                   10 à 90.

 

Ainsi, la production qui, à l'origine, était de 100, composée de : primaire 80, secondaire 10, tertiaire 10, serait devenue 400, composée de : primaire 300, secondaire 90, et tertiaire 10. La quantité de biens et services tertiaires offerts à la population n'aurait pas augmenté, tandis que les produits alimentaires offerts auraient été multipliés par 3,7 et les produits industriels par 9.

Or nous savons que dans la réalité des faits les choses ne se sont pas passées ainsi ; elles n'ont pas pu se passer ainsi, parce qu'il y aurait eu pléthore de produits alimentaires ; l'homme ne peut absorber indéfiniment des aliments ; à partir d'un certain volume de consommation, il est suffisamment satisfait pour porter sur d'autres biens ou sur d'autres services son désir et par suite son pouvoir d'achat.

Pour que l'évolution de la production ait été réellement celle du schéma, il aurait fallu que les consommateurs absorbent cette production. On ne fabrique pas des produits dont les gens ne veulent pas, parce que si l'on ne vend pas sa production, l'on se ruine. Ainsi la production doit tenir compte de la consommation et doit s’y soumettre à long terme : en économie libérale, sous peine de ruine des producteurs ; en économie dirigée ou collectiviste, sous peine d'accumulation indéfinie de stocks inutiles, de marché noir, et de pertes dans l'efficacité du travail social.

Pour comprendre l'évolution réelle de la production, il faut donc connaître la structure naturelle de la consommation croissante.

SECTION II : STRUCTURE NATURELLE DE LA CONSOMMATION CROISSANTE

Les grandes lignes des règles qui régissent la structure de la consommation croissante sont simples ; elles sont dominées par la notion de saturation rapide des besoins et des désirs humains sous l'influence de l'abondance. […]

[De nombreuses données statistiques] montrent que dans les familles à faible revenu une très importante proportion des dépenses est affectée à la nourriture ; par contre, cette proportion devient infime pour les familles à très haut revenu. Ainsi, quand le revenu d’un individu double et passe par exemple de 2 000 dollars à 4 000 dollars par an, sa consommation de biens alimentaires n’augmente que de 20 %.

[…] Le phénomène n’est d’ailleurs pas contesté et est connu depuis longtemps quoique les économistes ne lui aient attribué qu’une importance de deuxième ordre.

Quand le revenu réel s’accroit, les hommes achètent proportionnellement de moins en moins de nourriture et portent leur désir sur d’autres types de consommation. L’observation objective des faits (et l’expérience de chacun de nous) montre donc qu’il existe une tendance à la saturation de la consommation primaire. Mais ce phénomène de saturation n'est pas propre au secteur primaire ; en période de production générale croissante, il se retrouve à un moindre degré dans le secteur secondaire. […].Plusieurs tableaux statistiques que l'on trouvera plus loin révèlent la lassitude de la demande des produits secondaires lorsqu'ils sont offerts en très grande quantité (vêtements, chaussures, mobilier, équipement électrique et même, dans des populations plus riches, postes de radio, téléphone, automobiles). Très vite l'homme préfère à certains biens secondaires, même bon marché, les services ou les produits tertiaires dont il reste privé. Il préfère le vin vieux au gros rouge de l'année, les vêtements sur mesure (tertiaire) à la confection (secondaire), et les spectacles sportifs au fer électrique.

Ainsi la structure de la consommation croissante ne coïncide pas automatiquement avec la structure de la production croissante, tel est à notre sens le phénomène capital de l'évolution économique contemporaine. Le consommateur n'absorbe pas tout ce que le progrès technique lui apporterait naturellement. Si on laissait faire le progrès technique, il nous donnerait à consommer beaucoup de primaire, beaucoup de secondaire et très peu de tertiaire. Mais nous n'avons que faire de cet excès de primaire, et nous voulons, par contre, davantage encore de secondaire et de plus en plus de tertiaire.

L'exemple schématique du tableau 1 rend ces faits sensibles : le progrès technique nous offre 300 de primaire mais nous n'en voulons que 150, par contre au lieu de 90 de secondaire nous en voulons 160 ; et surtout au lieu de 10 tertiaire nous réclamons 90. Tel est le divorce qui s'établit entre la demande de la consommation et l'offre naturelle de la production en période de progrès technique.

Nous ne sommes pas saturés de secondaire, chacun d'entre nous achèterait bien des automobiles ou d'autres produits manufacturés ; mais l'expérience prouve que nous préférons cependant, à la petite semaine, aller au cinéma. Nous avons le choix entre beaucoup de choses, mais le total de notre consommation reste limité ; nous choisissons ; et en fait, il est constaté expérimentalement, statistiquement, et même par le simple regard porté sur la vie économique quotidienne, ou bien que nous sommes obligés de consommer du tertiaire, ou bien que nous avons le désir de le faire, bien avant d'être comblés de secondaire et quelquefois même de primaire. Par exemple, il est impossible à l'ouvrier d'une grande ville moderne, quelle que soit l'étroitesse de son revenu, d'acheter sa nourriture ailleurs que chez le commerçant du coin de la rue (tertiaire), au lieu de l'acheter directement à la ferme ; ainsi le produit primaire se trouve inéluctablement grevé de frais tertiaires dont la valeur surpasse souvent le prix de production.

Ainsi se crée un désaccord fondamental entre la structure naturelle de la production croissante, commandée par le progrès technique, et la structure naturelle de la consommation croissante, commandée par les conditions de la vie sociale et par la satisfaction individuelle que recherche chaque être humain. C'est ce déséquilibre entre deux phénomènes fondamentaux dont les lois internes sont indépendantes mais qui doivent cependant s'équilibrer à long terme, qui nous fournira une explication rationnelle de tous les faits importants constatés dans l'évolution économique contemporaine : déplacements de la population active, variation des prix, crises économiques, commerce extérieur, fiscalité.

 

SECTION III : AUTONOMIE NATURELLE DES PHENOMENES IDENTITÉ NÉCESSAIRE DES RÉSultats

En effet, s'il existait un parallélisme absolu et permanent entre les deux phénomènes de la production et de la consommation croissantes, la structure économique du pays serait stable. La population active resterait là où elle se trouve, les licenciements de personnel pourraient être durablement interdits, il n'y aurait pas de chômage, etc.

Au contraire, ce désaccord permanent qui oblige la consommation à se modeler sur une production qui ne lui est pas normalement adaptée, et qui oblige encore davantage la production à tenir compte d'une consommation rétive et non plastique, cette divergence profonde des deux phénomènes fondamentaux de l'économie, entraîne des perturbations graves : par exemple, si la population active ne se déplace pas, et ne quitte pas, lorsqu'ils sont parvenus à maturité, les secteurs à grand progrès technique, la consommation se lasse et cesse d'absorber cette production croissante ; il se produit donc nécessairement une crise dans ce secteur.

Ainsi le progrès technique est générateur de crises. Ce n’est en effet, si l'on n'y prend pas garde, que sous la pression des difficultés et des ruines que la population active entre en migration ; les hommes qui subissent ces phénomènes souffrent. Par exemple, les paysans doivent quitter leur terre, les ouvriers doivent changer d'industrie, et par suite, souvent, de domicile et même de patrie ; les entrepreneurs doivent abandonner les affaires de leurs pères, et courir de nouveaux risques en ouvrant de nouvelles voies.