Jean Fourastié a toujours voulu distinguer « les trois secteurs », primaire, secondaire et tertiaire selon l’intensité du progrès technique ; il n’a donc jamais totalement identifié « primaire » à « agriculture », secondaire à « industrie » et tertiaire à « services ». Mais cette assimilation était acceptable jusque à la fin des Trente glorieuses ; elle ne l’est plus aujourd’hui et Jean Fourastié, à la fin de sa vie, a employé un nouveau vocabulaire. Voici la préface de l’édition 1989 du Grand Espoir du XXe siècle, écrite par sa fille Jacqueline, en étroit dialogue avec lui.

 

Le rôle majeur du progrès technique. Les secteurs de production. La répartition de la population active

L'idée fondamentale est que le progrès technique domine l'histoire économique de notre temps. « Le fait nouveau, générateur de la civilisation contemporaine, n'est donc pas le capital, mais le progrès technique qui a ouvert au capital des emplois productifs de biens de consommation. » Dès les premières pages du chapitre sur le progrès technique, on voit d'où vient la richesse des États-Unis : par exemple, le rendement du travail par tête en agriculture y a doublé de 1909 à 1947... La notion de productivité et la mesure de la productivité apparaissent centrales.

 

Mais le progrès technique n'apparaît pas comme un facteur de plus à introduire dans une fonction de production globale. Selon les secteurs, l'intensité du progrès est différente. Jean Fourastié n'a pas connu, lors de la première édition du Grand Espoir, les écrits d'Allan Fisher, mais ceux de Colin Clark qui s'en inspiraient. La distinction, depuis devenue classique, entre les secteurs primaire, secondaire et tertiaire lui est tout de suite apparue féconde.

Mais sa définition n'est pas celle de Colin Clark. Pour Jean Fourastié, ce qui distingue les secteurs, ce n'est pas leur fonction (agriculture, industrie, services), mais l'intensité du progrès technique. On peut se reporter à la p. 83, pour vérifier sa définition.

Ainsi, les critiques récentes — et fondées — affirmant, par exemple, que, sous l'influence de l'informatique, le travail de bureau est l'objet de progrès technique important, n'entament pas la valeur des affirmations de Jean Fourastié : le nom de « Tertiaire » n'est pas attribué par lui aux services, mais aux produits peu atteints par le progrès technique. Un produit peut être « tertiaire » un temps, puis « primaire » à un autre moment.

Pour clarifier ce point, je propose de modifier la terminologie. Gardons aux mots « primaire, secondaire et tertiaire » l'acception usuelle, plus conforme à la définition de A. Fisher et de C. Clark. Jean Fourastié a voulu distinguer les secteurs selon le progrès technique. Nous pourrions définir une échelle de Fourastié mesurant l'intensité du progrès technique.

Nous utiliserons pour cela le prix réel, notion que Jean Fourastié a beaucoup développée depuis. Lorsque le prix réel est stable, c'est qu'il n'y a pas progrès technique; lorsque le prix réel baisse de façon durable, c'est que la productivité du travail augmente sous l'influence du progrès technique. Nous pouvons alors définir trois secteurs de production :

— En haut de l'échelle : Premier secteur (haut progrès technique; HPT). Le coefficient de décroissance du prix réel sur les 10 dernières années est inférieur à 0,7 (exemples : le blé, la glace de quatre mètres carrés). C'est le secteur que Jean Fourastié a assimilé au Secondaire d'Allan Fisher.

— Au milieu de l'échelle : Deuxième secteur (progrès technique moyen; PTM). Le coefficient de décroissance du prix réel sur les dix dernières années est compris entre 0,7 et 0,9 (exemples : la pomme de terre, le bifteck). Jean Fourastié avait adopté pour ce secteur le nom usuel de Primaire.

— En bas de l'échelle : Troisième secteur (progrès technique faible ou nul; PTF). Le même coefficient est compris entre 0,9 et 1,2 (exemples : la coupe de cheveux pour hommes, la tapisserie des Gobelins). C'est le classique secteur Tertiaire, revu par Jean Fourastié.

En utilisant cette manière de s'exprimer, nous traduisons la véritable distinction qui était faite dans Le Grand Espoir. Il est tout à fait imaginable qu'un produit soit HPT pendant quelques décades, puis devienne PTM, voire PTF lorsque le progrès technique n'a plus guère d'influence sur sa production; ou qu'au contraire, des services PTF bénéficient d'une productivité plus grande, par exemple à cause de l'informatique et de la bureautique, et doivent être classés, à partir d'une certaine date, comme PTM ou HPT.

Ainsi, par exemple, dans le tableau suivant, qui contient quelques prix courants et prix réels, les coefficients de décroissance du prix réel 1987/77 sont indiqués en dernière colonne ; la coupe de cheveux (avec une amélioration de la qualité), la place de cinéma, les crayons à papier, la bicyclette, le merlan... peuvent être classés comme PTF. La bicyclette et le crayon à papier sont cependant industriels. Il ne faut d'ailleurs pas durcir les résultats, car si, par exemple, le prix réel de la bicyclette la moins chère du catalogue a augmenté depuis dix ans, ses performances ont augmenté plus encore ; de produit de consommation courante, la bicyclette tend à devenir un produit de luxe.

En 1948, dans la pratique, la production du secteur Primaire (agricole) était à progrès technique moyen (PTM), celle du secteur Secondaire (industriel), à progrès technique élevé (HPT) et celle du secteur Tertiaire (services), à progrès technique faible (PTF). Ceci explique que Jean Fourastié, tout en se démarquant de la division employée par Allan Fisher et Colin Clark (voir sa note p. 83), n'ait pas éprouvé le besoin d'inventer des termes nouveaux pour expliciter sa pensée. Aujourd'hui, il n'en n'est plus tout à fait ainsi ; par exemple, le blé, produit du Primaire, est à progrès technique élevé (HPT) ; certains services (Tertiaire) se sont complètement transformés et sont à progrès technique élevé : la « reprographie » (qui était autrefois la copie à la main ou à la machine à écrire), la « bureautique », l'informatique (qui rendent beaucoup plus rapides la frappe, les calculs, la gestion, le classement...). Il serait souhaitable de parvenir à répartir statistiquement la production selon les secteurs HPT, PTM et PTF qui correspondent à la définition donnée dans Le Grand Espoir. Les déplacements de production, de consommation, de population active qui y sont décrits apparaîtraient plus clairement encore.

 

Les progrès de productivité permettent une production croissante et par conséquent une consommation croissante. La saturation en biens alimentaires dirige l'appétit des consommateurs vers des produits manufacturés, puis des services. Parce que certaines consommations sont saturées, la production doit s'orienter vers d'autres activités. Il y a donc influence réciproque de la production croissante et de la consommation croissante.

 

Dans le même ordre d'idées, Jean Fourastié a su, dès 1945, que la productivité croissante allait entraîner d'importants déplacements de population active. En particulier, la dépopulation des campagnes — que chacun déplorait — apparaissait inévitable dès lors qu'un agriculteur, par son travail, nourrissait plus de personnes que quelques années auparavant. D'où l'idée de diviser la population active selon les secteurs qu'il appelait aussi Primaire, Secondaire et Tertiaire. Là encore, la distinction est celle due aux différences de progrès technique et serait avantageusement remplacée par celle qui est conséquence de 1' « échelle de Fourastié ».

Le secteur PTM, encore aujourd'hui essentiellement agricole, voit diminuer sa population active au profit d'abord du HTP, plus industriel, mais ensuite du PTF, car la soif de Services (ceux qui demandent du temps et ne peuvent être rendus par des machines) est inépuisable. « Rien ne sera moins industriel que le genre de vie né de la civilisation industrielle » (p. 135). Le tableau et les graphiques suivants montrent en effet qu'après la montée de l'industrie, vient une stagnation de ce secteur au profit des Services, tandis que la population active agricole continue à diminuer.

 

 

Les produits à grand progrès technique demandent de moins en moins de main-d’œuvre pour les fabriquer. Cette main-d’œuvre se trouve théoriquement disponible soit pour une consommation croissante, soit pour des biens ou services à faible progrès technique. Les activités de services apporteront en France « l'essentiel de la croissance des richesses à l'horizon 2000, avec des proportions comprises entre 83 et 93 % de l'accroissement du P.I.B... et une proportion de l'emploi voisine de 75 à la fin du siècle[1]».

Une telle mutation ne s'effectue malheureusement pas sans douleur, avec des migrations de population et un chômage important... peut-être plus important que ne le prévoyait Le grand Espoir : l'évolution est rapide, les déplacements se font mal et la croissance n'est actuellement pas suffisante pour que le secteur PTF se développe au rythme où les autres voient diminuer leurs besoins en main-d’œuvre.

 



[1] Michel Gaspard, « Demain les Services », Futuribles, n° 128, janv. 1989, p. 40. Cf. aussi Claude Fontaine, L’expansion des Services, Rexservice, 1987 (