jean fourastie

 Pierre Bize avait travaillé au Commissariat au Plan dans ses débuts avec Jean Fourastié et Jean Monnet. Humanisme et entreprise lui a demandé un article au moment du décès de Jean Fourastié. Cet exposé très complet est paru à la fin de l’année 1990. Il est précédé d’une notice de la rédaction :

Sans doute Jean Fourastié n'a-t-il pas été de son vivant directement associé à notre action. Mais plusieurs d'entre nous lui étaient proches, soit qu'ils aient entretenu avec lui d'anciennes et cordiales relations personnelles, soit qu'ils aient aimé sa pensée où ils retrouvaient, sous cette forme attrayante qu'il savait si bien manier, ce jaillissement d'idées nouvelles, souvent insolites et toujours roboratives dont on avait plaisir à s'inspirer, et qui correspondaient aux nôtres.

Et puis, nous ne pouvons oublier notre dette à son égard. Il fut, aux environs des années 1950, le promoteur de cette politique d'accroissement de la Productivité dont l'une des manifestations majeures a été le rapprochement Université-Industrie à partir duquel nos initiatives ont pu se développer.

Nous avons pensé que c'était un devoir de gratitude de rappeler, ici, l'apport considérable de son œuvre à la pensée non seulement de notre pays mais du monde occidental tout entier. Partout il a ouvert des voies nouvelles et a posé des interrogations suggestives. Collectivement ou individuellement, nous sommes tous concernés.

Humanisme et entreprise (pour lire le texte en pdf, cliquez ici)

 

Jean Fourastié nous a donc quittés, au cours de ce dernier juillet ensoleillé. Il est parti dans la lumière de ce Quercy qu'il aimait tant, franchissant pour la dernière fois le seuil de sa maison qu'il avait, au fil des ans, transformée en un véritable musée des techniques rurales et artisanales de la région. Il laisse derrière lui un grand vide, qui ne pourra être comblé avant longtemps, tellement rares sont les esprits de sa qualité.

On a essayé, dans ce qui suit, de rappeler quelques aspects de l'œuvre considérable qu'il nous a laissée. Elle a exercé une profonde influence en France et dans le monde, à la fois, par sa profondeur et son originalité et aussi par le rare bonheur avec lequel il savait trouver, si fréquemment, le mot juste et l'expression choc pour projeter un éclairage intense sur tel ou tel raisonnement abstrait ou tel ou tel évènement complexe.

Dans cette aventure intellectuelle, quatre étapes ont paru particulièrement significatives : d'abord la vision nouvelle des choses apportée par le "Grand Espoir" dès les années 50, et l'insolite succès qui s'en suivit — Au cours de cette première investigation, de nouvelles règles de pensée, valables pour la compréhension du présent et la prévision de l'avenir, ont été mises au point — Ensuite, les perspectives s'élargissent, et l'on traite en même temps des questions d'actualité et des problèmes les plus généraux de notre époque, c'est-à-dire de "la grande métamorphose du XXe siècle". Enfin, on en arrive à une réflexion sur le sens de l'existence et du destin de l'homme sur la terre, qui débouche sur la nécessité de la foi religieuse. Partout, on se trouve en présence d'une œuvre roborative et optimiste, écrite par un humaniste qui croit profondément aux vertus du progrès sous toutes ses formes : technique, économique, et social, croyance qui est le privilège et la vertu majeure de l'Occident.

I. LE GRAND ESPOIR : UNE VISION NOUVELLE

La publication du "Grand Espoir" en 1947, au milieu des turbulences de l'après-guerre, a été un facteur décisif de modification des esprits, par la vision nouvelle des choses qu'il apportait. La confusion cédait la place à la clarté. On voyait nettement où l'on se trouvait et ce qu'il convenait de faire, en poursuivant dans la voie où le progrès technique et la productivité, moteur du machinisme, conduisaient évidemment au mieux-être. On respirait un air nouveau, et il était temps.

1 - Les premiers ouvrages

La formation initiale de Jean Fourastié ne le disposait pas naturellement à s'occuper des problèmes auxquels il a consacré son existence. Ses années passées à l'École Centrale expliquent néanmoins son intérêt pour le progrès scientifique et technique, et pour la "science expérimentale". Son appartenance, ensuite, au corps du contrôle des assurances, l'avait très tôt amené à s'occuper des questions de comptabilité et l'avait habitué au maniement des chiffres.

C'est à cette discipline austère qu'ont été consacrés ses premiers ouvrages, qui font encore autorité. Ils portent la marque d'un esprit précis, attaché à la mesure et aux aspects quantitatifs des choses. Mais la curiosité, qui a toujours été la dominante de son caractère, devait rapidement le conduire à s'aventurer dans les vastes paysages, nettement plus attrayants, des sciences économiques et humaines.

L'époque se prêtait à ce changement d'orientation. En ces années 45-50, on sentait confusément, mais fortement, qu'il fallait s'engager dans des voies nouvelles, où les méthodes de pensée et les idées d'avant-guerre ne pouvaient plus servir de guide. Il fallait partout innover, et la source majeure de cette rénovation était le Commissariat Général du Plan.

Jean Fourastié a été dès le départ associé à cette grande œuvre qui a présidé à la reconstruction du pays, et il a participé à l'intense bouillonnement d'idées qu'elle a suscité. La publication, dès 1945, de son premier ouvrage de grande diffusion : L'économie française dans le monde devait lui assurer immédiatement une large audience. On se trouvait enfin en présence d'une pensée claire et précise, également libérée de la pesante tutelle des abstractions des néo-classiques, et du rigide modèle marxiste, agrémenté de son peu engageant centralisme bureaucratique. Jean Monnet avait bien discerné les avantages de cette nouvelle pensée : "Il n'était pas jusqu'à la méthode de mesure et d'analyse de notre déclin relatif qui ne se trouve hors de notre portée. Je ne rencontrai pas à Paris, à l'exception de Sauvy et de Fourastié, d'homme capable de prendre une vue d'ensemble de la situation économique française[1]".

2 - "Le Grand Espoir" : une révélation

Mais l'œuvre maîtresse, celle qui devait complètement modifier l'état des esprits, menacés, à la sortie de l'immense conflit, de sombrer dans l'incertitude et le pessimisme, fut Le Grand Espoir, publié en 1947. En réaction contre ceux qui, tel Emmanuel Mounier, manifestaient une inquiétude légitime à l'égard de la montée de la barbarie et du matérialisme, Jean Fourastié fondait son optimisme sur la libération de l'homme par le progrès technique et la productivité.

Dès le départ, il précisait ses intentions : bien qu'« il ne soit pas un économiste de formation, c'est son désir de connaître le temps où il vit qui l'a acculé à faire des recherches d'ordre économique, [car] il faut bien reconnaître que l'action sociale et l'action politique sont dominées par l'action économique, cette dernière ayant été seule capable, grâce au progrès technique, et seulement depuis peu de temps, d'améliorer le niveau de vie et le genre de vie de l'humanité, l'un et l'autre étant restés pratiquement sans changement notable pendant des millénaires, malgré d'innombrables tribulations politiques et sociales[2] ».

Ce texte est important, car il souligne la position de son auteur, qui se place d'emblée en dehors de la tradition de l'économie régnante. Il n'est pas un spécialiste de cette discipline, et n'est donc lié à aucune école. Il est un spectateur de son temps, qui essaie de réfléchir à l'état des choses existantes et d'en deviner le sens. C'est la vieille question : qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Sa formation d'ingénieur l'incline à voir dans le progrès technique et la notion nouvelle de Productivité, à laquelle il donne ses lettres de noblesse, les moteurs des changements actuels. Il va essayer de le démontrer en utilisant son procédé favori qui consiste à voir les choses de loin. Tout s'éclaire ainsi d'un jour nouveau :

"L'observation économique révèle en effet l'existence de mouvements lents, dont l'action ne peut pratiquement cesser de s'exercer dans le même sens pendant les années prochaines, puisque leur cause est le progrès scientifique, et que ce progrès scientifique, loin d'être en régression, s'amplifie chaque jour. Ces mouvements lents, que l'on peut appeler mouvements de structure, et qui permettent la prévision de l'avenir, sont : le déplacement de la population active, du primaire vers le tertiaire ‑ la résurgence des facteurs humains, et la généralisation du recours aux facultés intellectuelles dans le travail professionnel ‑ l'amenuisement des rentes primaires et secondaires ‑ l'importance croissante des échanges tertiaires dans le commerce national et international ‑ la diffusion de plus en plus large de l'enseignement supérieur ‑ le retour aux conditions traditionnelles de l'habitat dans un cadre évidemment beaucoup plus confortable ‑ l'accroissement du niveau de vie, jusqu'à un taux qui fait passer au second plan la recherche et la satisfaction des besoins alimentaires traditionnels[3]".

Ces idées sont sans doute toutes acceptées maintenant. Mais, il y a un demi-siècle, elles étaient très nouvelles : Jean Fourastié rompait d'un seul coup avec les théories classiques de l'équilibre et de l'interdépendance, et les remplaçait par un système simple de représentation de la réalité, aisément accessible à tous, et à l'intérieur duquel s'ajustaient sans difficulté tous les éléments d'un monde dont la complexité déconcertait. Tout cela était illustré par des exemples concrets dont le sens était renforcé par un souci permanent de traductions quantitatives. On voyait ainsi que :

— le rendement de la terre, qui était de 8 à 10 quintaux à l'hectare en 1810, atteignait, 150 ans plus tard, 35 à 45 quintaux,

— le niveau de vie moyen avait quintuplé au cours de la même période bien que le temps du travail ait été diminué de moitié,

— le progrès technique avait évolué différemment selon les secteurs : rapide dans l'industrie, il avait été plus lent dans l'agriculture et pratiquement nul dans les services (chez les coiffeurs et les avocats par exemple),

— la structure de la population active, enfin, était complètement modifiée : l'agriculture qui occupait 80 % des effectifs, n'en comportait plus que 10 %. L'industrie, après un développement considérable était en stagnation, sinon en régression. Quant aux services, ils étaient en voie de rapide expansion.

3 - Objections et critiques

On pourrait multiplier les exemples de ce genre, qui sont autant de preuves de la solidité de la thèse. Soulignons simplement que tout cela a été perçu, à l'époque, comme une extraordinaire innovation. Bien que les critiques, ici comme ailleurs, aient été nombreuses. Citons les principales :

— Les uns n'ont pas manqué de remarquer que Jean Fourastié s'était inspiré, dans sa théorie des trois secteurs, des idées d'auteurs anglo-saxons, comme Allan B. Fisher et Colin Clarke[4], ce que l'intéressé n'a jamais du reste hésité à reconnaitre[5]. Mais il convient de noter que le découpage de ces auteurs était seulement énumératif et ne présentait qu'un intérêt statistique, alors que, dans le Grand Espoir, on en tirait de nombreuses et importantes conséquences, mettant en évidence le caractère spécifique des comportements économiques des trois catégories d'acteurs et que surtout les conclusions étaient différentes de celles, pleines d'optimisme, du Français.

— D'autres (en général des économistes professionnels) regrettaient amèrement que cet ouvrage fasse fi de leur pain quotidien c'est-à-dire des variations des flux réels et monétaires. L'occultation de la monnaie et des finances publiques conduisait à privilégier les raisonnements en termes réels, qui ne permettent pas d'appréhender les politiques économiques. La réponse, ici, consiste à inverser le reproche.

— Les marxistes, enfin étaient sensibles au manque de considération pour certaines notions qui leur paraissaient essentielles : celles, en particulier, qui expliquent l'émergence du progrès technique par l'accumulation des profits capitalistes en situation de concurrence, ou celles qui voient dans la concentration et la centralisation du capital, et la généralisation des faux frais de production la source de la "tertiarisation" des travailleurs[6].

4 - Un ouvrage opportun

Depuis, bien d'autres objections ont été faites. La plupart tiennent à l'évolution des choses dans notre monde en mutation explosive, où les modèles les mieux élaborés ne peuvent prétendre qu'à des significations transitoires, parce que, à côté des problèmes pour la solution desquels ils ont été conçus, d'autres sont venus s'ajouter, qui étaient inconnus quand on les mettait au point.

Mais enfin, cet ouvrage paraissait, à l'époque, apporter une réponse claire à une inquiétude générale ; il permettait de comprendre le sens du progrès, ses formes et ses moteurs. Il se présentait comme une introduction éclatante à la politique d'accroissement de la productivité qui devait, en quelques années, modifier profondément l'état des esprits de tous les agents de l'économie. Comme devait un peu plus tard le faire remarquer Raymond Aron : "Toutes les critiques n'entament pas l'évidence des faits caractéristiques de la modernité : la réduction et le pourcentage de la main d'œuvre employée à nourrir la population des villes, l'augmentation sans précédent du nombre de ceux qui ne travaillent, ni sur la terre, ni de leurs mains[7]".

C'est donc à juste titre qu’André Siegfried avait pu écrire, dans sa présentation de l'ouvrage : "Vous avez écrit un livre fondamental, en ce qu'il met l'accent sur quelques-uns des problèmes clefs de notre civilisation, au point où celle-ci est parvenue[8]" et que Léon Blum, de son côté, notait que le lecteur "reste presque étourdi sous le flot d'idées originales qu'il énonce[9]".

II. UN NOUVEAU DISCOURS DE LA MÉTHODE ?

Ce titre peut surprendre. On le comprend mieux si l'on veut bien se rappeler que Jean Fourastié a consacré une part importante de son œuvre à des considérations méthodologiques[10] et qu'une des raisons majeures du succès du Grand Espoir était la nouveauté sous laquelle les choses étaient représentées, grâce à la mise en œuvre d'un certain nombre de procédés qui sans doute n'étaient pas nouveaux, mais que l'on utilisait simultanément et systématiquement, et qui se révélaient bien appropriés à l'interprétation des problèmes propres aux sciences humaines. Les règles de la méthode cartésienne ne suffisaient-elles donc pas ? Comment convenait-il de les compléter ?

1 - Des sciences physiques aux sciences humaines

L'objectif des cartésiens était en effet de "se rendre maîtres et possesseurs de la nature" celle-ci étant "écrite en langage mathématique" comme Galilée l'avait soutenu dès 1632. Pour la connaître, il convient donc d'en réduire tous les aspects, apparemment divers, en étendue et mouvements, attributs eux-mêmes parfaitement compénétrables par la géométrie et la mécanique. De cette géniale implication procède la révolution scientifique et technique du monde occidental.

Jean Fourastié en reconnaît évidemment la valeur dans le domaine des "sciences expérimentales". Mais il critique "le cadre rigide" où elle prétend enfermer l'ensemble des interprétations possibles du monde[11]. Il pense qu'il faut l'adapter aux conditions des sciences humaines qui se caractérisent :

— par leur complexité, qui défie souvent les possibilités limitées de l'intelligence humaine, étant donné le nombre élevé et la variété des facteurs qui interviennent dans la genèse et l'évolution des évènements,

— et par la référence systématique à un temps non linéaire, bien différent de celui, d'allure géométrique et toujours homogène, qui régit les séquences physiques. Le temps, qui est celui de l'Histoire, modifie en permanence les structures, et empêche la reproduction à l'identique des évènements. L'expérimentation et le contrôle, qui sont les critères majeurs de la validité scientifique revêtent ici un sens différent de celui qu'on leur donne ailleurs. Exercice facile en physique, où toute expérience peut être aisément renouvelée, la prévision présente en sciences humaines des difficultés souvent insurmontables.

Ces particularités témoignent d'une différence de nature, et non de degré seulement, entre ces deux catégories de sciences. Pour n'en avoir pas tenu compte, beaucoup d'économistes "traditionnels" se sont aventurés dans des voies dangereuses, aveuglés par l'illusion de donner à leurs démonstrations une certitude "mathématique". Il ne faut pas imiter leurs errements qui se caractérisent par :

— "une assurance excessive, qui fait croire au public et aux économistes eux-mêmes, qu'il existe réellement une science économique (qui permettrait de maîtriser l'économie), alors qu'il n'existe, dans un océan d'ignorance que quelques points forts" ;

— "la paradoxale négligence et même le plus souvent l'ignorance de ces points forts qui, loin d'être pris pour base (seule base sûre) de l'enseignement, de la recherche et de l'action, sont méprisés au profit d'une science sophistiquée, parée du prestige des mathématiques, solidement isolée du bon sens par un puissant arsenal de notations et de symboles, et coupée de l'observation du réel par les longs délais qui s'écoulent nécessairement entre l'étude, la décision, l'action, et les résultats de l'action[12]".

Après ce réquisitoire sans équivoque, exit la "rationalité étriquée" des économistes traditionnels. Leur corporation en fut médiocrement satisfaite.

2 - Des règles nouvelles

Il faut donc s'engager dans une autre voie. Suivant l'exemple nouvelles de Descartes, Jean Fourastié n'a point voulu codifier un corps de règles rigides, mais seulement faire des recommandations qui, prises isolément, n'ont qu'une valeur limitée, mais qui, mises en œuvre simultanément, garantissent la rigueur du raisonnement, et la valeur des prévisions de l'avenir. Projet nouveau, qui dès les années 50 suscitait un grand intérêt dans des cercles dominés par des esprits éminents, comme Gaston Berger et Bertrand de Jouvenel, animateurs, respectivement, des mouvements Prospective et Futuribles. On retrouve partout les mêmes idées.

a - Elles concernent d'abord le Temps, référence majeure ici, au lieu de l'Espace, comme chez les cartésiens. C'est en son sein que se déroule l'histoire humaine, dont les innombrables éléments ne prennent leur sens que dans la mesure où ils sont insérés dans des évolutions de longue durée. Toute prévision exige que l'on se réfère au long terme, le court terme restant aléatoire du fait des distorsions dues aux contraintes de l'action. Il faut donc "mettre en évidence des évolutions de sens constant... chercher s'il existe des phénomènes de tendance descriptible aussi nets que possible, aussi précis que possible, et présentant peu de différences entre la courbe de tendance et la courbe effectivement observée... ce qui nous intéresse de prévoir, c'est ce qui est important pour nous, ce qui est important pour l'humanité, pour la nation, pour l'individu[13]".

b - Dans le Temps ainsi déployé, il convient de choisir "des faits significatifs" autour desquels s'ordonnent les autres faits. Il faut alors "les placer dans le Temps, en les considérant comme des évènements d'une histoire unique et éphémère qui ne peut être connue que par sa place, non seulement dans le présent et dans l'actualité récente, mais encore dans l'évolution séculaire et même en général millénaire[14]". Des faits "significatifs" sont par définition des faits qu'il faut chercher au-delà des aspects superficiels de la réalité. Ce sont ceux dont parle Paul Valéry, lorsqu'il oppose les vagues de la mer, visibles en surface, et les courants profonds, qui seuls régissent les mouvements des eaux.

Ainsi les péripéties politiques et militaires paraissent-elles négligeables à côté des conditions de vie, des variations climatiques, des évolutions des idées sur l'habitat, l'urbanisme, le confort... bref toutes ces notions "ignorées par les générations qui s'étaient succédées sur les bancs des Facultés, sans apercevoir, non seulement l'importance, mais l'existence des problèmes posés, ce qui explique que nous sommes aujourd'hui si ignorants, et que nos hommes politiques se trouvent si désorientés[15]". Et il ne faut jamais hésiter à chercher ces "faits significatifs" partout où ils se trouvent, même dans les endroits aussi insolites que des annuaires, des catalogues de maisons de vente par correspondance, ou des livres de comptes de ménagères, d'artisans ou de commerçants.

c - L'un des faits les plus significatifs et les plus "porteurs d'avenir" est certainement le progrès technique. Il est "le facteur le plus important dans la prévision à long terme, absolument essentiel pour poser et résoudre le problème"... "le moteur prépondérant de l'évolution humaine, qui provoque et oriente le changement social[16]".

Ici se présente une difficulté. En effet, prévoir une découverte, c'est la réaliser. Néanmoins, il s'écoule toujours un délai assez long entre la découverte elle-même et ses applications pratiques. C'est dans ce délai que se situe le domaine d'élection de l'économiste.

d - Partout, enfin, il convient de mesurer, car il n'y a de science que du quantitatif. Jean Fourastié a toujours professé sur ce point une opinion sans équivoque. Mais, ici, comme ailleurs, ses idées revêtent une forme peu courante. Il ne voit aucun intérêt dans la recherche, indispensable dans les sciences physiques, de la parfaite exactitude. Dans les sciences humaines, il suffit de s'en tenir aux "ordres de grandeur" et les décimales sont la plupart du temps "superfétatoires". "Toute mesure, même partielle et même arbitraire, d'une quantité ou d'une évolution économique, est de beaucoup préférable à l'ignorance totale, ou à des jugements spontanés. Mais il faut considérer en quoi cette mesure est partielle et pourquoi elle est arbitraire. Et il faut, pour réduire notre ignorance et nos erreurs, la confronter à d'autres mesures, dont on s'efforcera de reconnaître les insuffisances et les biais[17]". Il faut donc toujours procéder à des examens critiques. Les "agrégats" et les "indices", pains quotidiens des économistes, sont souvent trompeurs, car construits selon des méthodes différentes, ce qui fausse les comparaisons[18].

Telles sont brièvement exposées les principales règles dont il convient de faire usage dans les sciences humaines. Sans doute relèvera-t-on leur manque d'originalité ? Tout cela, on le sait, ce n'est que du bon sens ! Mais le Discours de la Méthode lui aussi, et, d'une manière générale, tous les ouvrages traitant du même sujet, n'ont rien de très original. L'ennui, c'est que la plupart du temps on ne se donne pas la peine de respecter les règles appropriées, et de les mettre en œuvre en même temps, systématiquement et simultanément. Partout persistent les formes de "pensée traditionnelle" qui traduisent la force quasi-invincible de la tendance générale à construire des raisonnements en fonctions des aspirations et des désirs du moment, sans se préoccuper de leur convenance avec la réalité, et de leurs possibilités de mise en œuvre. Jean Fourastié avec quelque malice, a donné une illustration éclatante de ce genre de dérive[19]. Si l'on observe ce qui se passe autour de nous, on remarque ainsi que la plupart des gens vivent encore sur le stock traditionnel d'idées de la millénaire humanité : "Atala travaille chez Citroën" et les Atala sont la grande majorité.

À l'inverse, néanmoins, on peut se demander, compte-tenu du développement général et rapide de l'instruction : "ce que doit être bientôt (c'est-à-dire dans 200 ans) l'organisation du travail dans une nation où tous les citoyens seront dignes de siéger à l'Institut[20] ?"

III. LES PROBLÈMES NOUVEAUX DE L'HUMANITÉ D'AUJOURD'HUI

Encouragé par l'éclatant succès du "Grand Espoir" et conscient d'avoir forgé un instrument d'investigation particulièrement performant, Jean Fourastié devait poursuivre ses recherches sans se lasser et sans se laisser impressionner par la dimension des thèmes de réflexion qu'il rencontrait chemin faisant. Le titre de l'un de ses ouvrages majeurs correspond bien à cette ambition. Jusqu'à la fin de sa vie, il n'a pas cessé avec l'ouverture d'esprit et d'enthousiasme qui le caractérisaient, d’apporter sa contribution à cet immense champ de questions.

On ne saurait considérer ici, ne serait-ce que succinctement, la longue liste des idées nouvelles auxquelles il a donné la vie de 1950 à 1990. On s'est seulement proposé de mettre en évidence, à l'aide de quelques exemples, l'originalité de sa vision des choses. En suivant la marche du Temps, on est parti des perspectives les plus générales et les plus longues ; ensuite on est descendu vers les aspects divers des réalités actuelles ; on a rappelé, enfin, quelques-uns des problèmes insolites posés à nos sociétés par un progrès dont certains aspects suscitent quelques inquiétudes.

1 - En partant du long terme

On peut considérer alors le tableau d'ensemble de l'histoire humaine et essayer d'en dégager les grandes lignes.

L'idée dominante, dont nous commençons à prendre conscience, c'est que si le début de l'existence de l'homo-sapiens se situe entre 60 ou 100 000 ans, il lui reste au moins un million d'années à vivre, ce qui se traduit ainsi :

"Nous, humanité, nous avons dix ans... Nous sommes en pleine croissance, après avoir franchi lentement les étapes d'une enfance difficile. Notre corps se développe à la vitesse hallucinante de 3 % par heure, notre faculté de production à peu près aussi vite, notre faculté de connaissance plus vite encore... Nous sommes un petit garçon de dix ans, courageux, fort et plein de promesses ; nous saurons, dès l'an prochain, faire beaucoup de dictées sans faute, et calculer correctement les règles de 3. Dans deux ans, nous entrerons en classe de sixième et nous ferons notre première communion solennelle. Dans 100 000 ans, nous atteindrons notre majorité[21]".

2 - En considérant le moyen terme

Cette image saisissante exhale un parfum d'optimisme : notre avenir est devant nous. Si nous nous rapprochons du tableau dont nous venons d'esquisser les aspects généraux, et si nous cherchons à préciser le sens de l'histoire en nous plaçant non plus à l'échelle des millénaires, mais à celle des siècles, nous notons au cours des deux ou trois siècles qui précèdent le nôtre, l'intervention d'un "fait significatif" majeur : le progrès technique, qui entraîne pour la vie humaine des conséquences profondes qui sont elles-mêmes autant de "faits significatifs" - et d'abord l'allongement insolite de la vie :

"L'allongement de la vie physique moyenne permet à l'homme moyen de vivre un vie biologiquement complète, c'est-à-dire comprenant une enfance, une adolescence, un âge mûr et une vieillesse, alors que cette vie complète n'était, à l'époque traditionnelle, donnée qu'à une très faible minorité. Une humanité composée de membres qui, en majorité, atteignent l'âge de 75 ans, est fort différente d'une humanité dans laquelle un homme sur deux meurt avant 21 ans, ou même avant 16 ans... Il suffit de connaître, même fort mal, la condition humaine, pour comprendre combien ces nouveaux ordres de grandeur de la durée de vie doivent engendrer, dans la pensée de l'homme moyen, un climat différent de l'ancien[22]."

Parmi les multiples conséquences de cet allongement, on peut citer les modifications de nos idées sur la mort : elle n'est plus au centre de la vie "comme le cimetière était au centre du village" — et on a de plus en plus tendance à la dissimuler[23] — celles sur l'organisation de la famille : alors que l'âge moyen des enfants à la mort du premier décédé de ses deux parents était de 14 ans, le "fils moyen" atteindra demain 55 à 60 ans à la mort de son père — celles sur la répartition des fortunes : près de la moitié de la fortune privée d'une nation sera détenue par des vieillards de plus de 70 ans... Mais le grand changement réside dans l'accès de l'homme moyen à la vie intellectuelle, grâce à l'allongement progressif de la scolarité jusqu'aux limites permises par la constitution physique de son cerveau. Évolution sur laquelle nous ne savons pas encore grand-chose, mais qui paraît inéluctable et qui se traduit sous nos yeux, actuellement, par la mutation, ou plutôt par l'explosion, de nos systèmes d'enseignement. Elle entraînera à son tour de multiples conséquences, souvent difficile à maîtriser, dont "la croissance de l'espérance de vie intellectuelle créatrice" qui permet d'entrevoir de vastes progrès des techniques d'informations, de documentation et d'expression artistique. Ce qui paraît au moins séduisant.

3 - Dans le présent

Mais descendons d'un degré dans l'échelle du temps et essayons de comprendre ce qui concerne directement notre époque. Les problèmes liés au travail sont évidemment au, premier plan de nos préoccupations.

Jean Fourastié remarque ainsi qu'au XIXe siècle, le travail occupait dans la vie des hommes une place très importante : 13 heures par jour en moyenne sans autre repos que celui du dimanche, ce qui signifie qu'il lui était réservé 3 900 heures par an. Actuellement, sur la base de 48-50 semaines par an, sa durée n'excède pas 2 250-2 350 heures. Mais on aspire à de nouvelles réductions, considérées comme autant de progrès : c'est l'idéal des Quarante mille heures, pour l'ensemble d'une existence comportant 35-40 ans d'activité et 30 heures de travail par semaine dans la perspective d'une année de 40 semaines, soit 1 200 heures annuelles.

Idéal non irréaliste mais qui exige, pour être satisfait, un effort important de productivité. Dans cette hypothèse et pour une durée moyenne de vie de 80 ans (de l'ordre de 700 000 heures par conséquent), la part du travail n'excéderait pas 6 %. Il s'agit là d'une mutation significative mais qui ne paraît pas au-dessus de nos forces au moins dans un avenir relativement proche (avant la fin du présent millénaire ?) si l'on considère les progrès extraordinaires réalisés au cours des dernières décennies dans tous les secteurs professionnels et dont nous discernons assez clairement les développements. Mais il s'agit aussi d'une mutation qui exige, comme condition fondamentale de réussite, une élévation importante de la formation des hommes, et de leur niveau de qualification, grâce aux progrès de "l'esprit scientifique expérimental". Ainsi, en consacrant dans sa vie de 700 000 heures environ 40 000 heures au travail, l'homme produira, non seulement ce dont il a besoin pour subsister, mais quantité de biens qui auraient été considérés comme superflus même par les privilégiés d'autrefois.

Ces quelques exemples, chacun se référant à une échelle de temps particulière, sont autant de justifications de la vision optimiste des choses de Jean Fourastié. On retrouve ainsi la tradition de la Renaissance et du Siècle des Lumières, pour lesquels la flèche du temps est toujours orientée vers le haut : du progrès, on ne peut attendre que du bien. Mais cette interprétation n'est valable que d'une manière générale, car l'histoire peut toujours faire intervenir dans son déroulement des aspects insolites qui exigent, pour en conjurer les conséquences négatives, que l'on fasse constamment preuve de vigilance. Quels sont ces "invités inattendus" ?

4 - Les "invités inattendus"

Certains se situent au cœur de la croissance économique. Interrogeons-nous, par exemple, sur le sens d'un volume de production ou de consommation qui augmenterait chaque année de 7 %. Un calcul simple d'intérêt composé prouve qu'il doublerait en dix ans. Dans le cas de la France, si un tel rythme pouvait être maintenu, cela reviendrait à produire, en seulement un siècle, 25 à 30 fois plus que la production actuelle du monde entier, États-Unis et URSS compris ‑ et il suffirait de quelques siècles pour que la masse manufacturée de la même France en vienne a dépasser celle du globe terrestre. Ce qui est évidemment absurde. C'est néanmoins un fait que nous sommes un peu partout confrontés à des incertitudes du même genre en passant de l'ère de la pénurie, dont le paysage nous était familier, à celle de l'abondance, aux aspects souvent si insolites[24].

On peut faire des observations du même ordre dans bien des domaines. Ainsi en est-il de l'occupation du sol : les possibilités paraissaient illimitées encore au début du siècle. Mais depuis, la population française a pratiquement doublé, ce qui est déjà préoccupant en soi ‑ et ce qui devient franchement inquiétant lorsqu'on essaie d'évaluer les conséquences conjuguées de cette croissance et des besoins nouveaux qui interviennent en matière d'habitation, de confort, de transport et de circulation, etc. : ici, la cadence est celle du doublement en 20 ans. Que faut-il attendre de la somme de ces croissances[25] ?

Mais peut-être les difficultés majeures se situeront-elles à un autre niveau : celui de la morale, dont les règles peuvent à tout moment être soumises à des inflexions de grande ampleur du fait de l'expansion agressive des sciences expérimentales dans les domaines de la physiologie, de la biologie, de la psychologie, etc. Le risque est grand, partout, d'être dépassé : "Tant de choses deviennent possibles qu'on sait les faire avant de savoir si elles sont réellement bonnes pour l'homme dans l'instant et dans la durée, dans l’être et dans sa descendance. Or, le défi que notre temps jette à la morale traditionnelle, c'est que... la science nous révèle rapidement un univers et une humanité que nos ancêtres ne connaissaient pas" — "Dans l’instabilité de cet univers physique et mental, sur quel rocher fonder notre morale[26] ?"

Ici, Jean Fourastié s'arrête. Ayant pose la vraie question, il s'avoue impuissant à en fournir la réponse. On peut penser, avec de fortes raisons, qu'il eût aimé, s'il l'avait pu, s'engager dans ces nouvelles perspectives avec cette curiosité et cette largeur de vue qui constituaient le fond de son caractère. Sans doute a t'il dû souvent se souvenir de ce mot d’André Siegfried qui, après l'avoir félicité d'avoir écrit Le Grand Espoir lui demandait : "II n'est pas d'éloge que l'on ne fasse du progrès. Mais où nous mène-t-il[27] ?"

La seule chose que l'on puisse affirmer, c'est que son optimisme roboratif l'aurait conduit bien loin du poème de Baudelaire, qui

"Mesure d'un regard que la terreur enflamme

L'escalier de vertige ou s'abime son âme[28]".

Son désir n'a jamais de prévoir ce qui arrivera inéluctablement, mais de "rendre conscientes les conséquences probables des actes humains". Ainsi, peut-on dire maintenant que "rien ne sera moins industriel que la civilisation née de la Révolution industrielle. La catégorie ouvrière, après une longue extension, commence à décroître. La condition prolétarienne disparaîtra avec la période transitoire qui lui a donné naissance... Le proche avenir verra réunies les conditions nécessaires à la culture intellectuelle des masses". L'homme moyen pourra ainsi "penser au seul problème qui se pose réellement en ce monde : celui que les théologiens appellent des fins dernières et qui est celui même de la vie[29]".

IV. UNE RELIGION DU TROISIÈME MILLÉNAIRE ?

L'aspect de l'œuvre de Jean Fourastié dont on se propose de traiter maintenant est souvent considéré comme marginal, malgré l'importance majeure que lui a toujours donné l’intéressé, la netteté de ses prises de position et l'intérêt qu'elles ont suscité dans un large public, des 1974. Cet "oubli" est particulièrement fréquent chez les économistes professionnels, et, plus généralement, chez tous ceux qui ne retiennent de cette œuvre considérable que la théorie des trois secteurs, ou son alléchante description des "Trente Glorieuses". Les choses changent à partir du moment où l'on veut bien considérer que, beaucoup plus qu'un économiste, Jean Fourastié a été un philosophe et un humaniste, dont la préoccupation majeure a été de réfléchir aux aspects divers de la condition humaine et au sens de sa destinée. Il devait alors, immanquablement, rencontrer le problème religieux. Et c'est sans équivoque qu'il s'est exprimé à son égard :

"Je puis dire que j'ai foi en Dieu créateur qui s'est révélé et se révèle progressivement dans sa création, d'abord par la Bible, ensuite par les Évangiles, par des expériences mystiques, des phénomènes de sainteté, des inspirations surréelles, exceptionnelles (de ces intuitions, beaucoup sont fallacieuses mais d'autres sont indubitables) enfin par la science expérimentale. L'existence de Dieu me paraît nécessaire à la cohérence du "surréel", lequel est lui-même nécessaire à la connaissance du réel[30]"

Cet acte de foi n'est pas seulement le fruit d'une tradition ou d'une éducation familiale. C'est l'aboutissement logique d'une réflexion poursuivie pendant toute une vie, et approfondie par de multiples recherches qui ont donné lieu, d'abord, à une critique des pouvoirs de la raison humaine ‑ ce qui conduit ensuite à mettre en évidence la nécessité de la religion ‑ et à réfléchir enfin sur la forme qu'elle doit revêtir, en notre époque où tout évolue, et où de vastes perspectives s'offrent partout, à la science comme à la foi.

Avant de passer à ce triple examen, une remarque s'impose : Jean Fourastié ici, n'a jamais parlé comme un théologien. On peut supposer, avec quelque raison, qu'il n'avait pas une connaissance approfondie des Écritures et des Pères de l'Église. Idées, méthode, style, tout en lui est du savant et de l'honnête homme. C'est à la seule raison qu'il fait appel, celle-là même qui avait donné naissance à la science expérimentale – d’où le succès de ses articles du Figaro. Tentons ici un rapprochement peut-être inattendu mais au fond moins insolite qu'il n’y paraît : par bien des points, le cheminement de Jean Fourastié rappelle celui de Blaise Pascal. Certes, la révélation de la nuit du 23 novembre 1653 reste une expérience unique, et la psychologie aimable de l'auteur du Grand Espoir ne présente rien de commun avec le génie dominateur, "terrifiant", de l'auteur des Pensées. Mais tous deux sont des hommes de science, qui raisonnent de la même manière, qui savent s'exprimer en un langage simple, tant dans les Provinciales que dans la grande presse parisienne, sans s'embarrasser des subtilités théologiques que du reste ils connaissent mal ‑ et leurs chemins, souvent parallèles, les conduisent aux mêmes conclusions.

1 - La critique de la Raison

Le point de départ, dans les deux cas, est un constat : celui de l'impuissance de la raison humaine à progresser au-delà de certaines limites.

Pour Pascal, dès la Préface du Traité du vide, écrit après ses expériences sur la pesanteur de l'air, on ne peut atteindre à la certitude que par la révélation. La raison, aux progrès de laquelle il croit, n'a point de méthode qui vaille. Plus tard, il insistera sur son incapacité à savoir tout et à ne rien savoir certainement, réduite à juger seulement "des apparences au milieu de choses". C'est ce qu'il traduit par des images fulgurantes comme celle des deux infinis, l'un de grandeur, l'autre de petitesse, pour en arriver à plaindre la "misère de l'homme sans Dieu".

Jean Fourastié, quant à lui, se place à deux points de vue. Il remarque d'abord que les possibilités de l'intelligence humaine sont forcément limitées par la structure du cerveau, ce qui doit nous inciter à renoncer à professer une confiance absolue dans le caractère indéfini du progrès : "Une espèce biologique telle que l'espèce humaine, dotée d'un néocéphale capable d'éliminer les réflexes instinctifs du paléocéphale, mais incapable de réunir les informations nécessaires à des décisions scientifiques correctes, doit avoir une religion[31]".

Il est devenu difficile, aujourd'hui, d'attendre de la science, comme on le croyait il y a encore une centaine d'années, une connaissance entière d'un univers parfaitement accordé à l'intelligence humaine : « Confrontée avec des réalités de moins en moins "raisonnables", (cette dernière) doit se démembrer en autant de rationalités qu'elle se doit de reconnaître de "systèmes". Loin de découvrir un univers ordonné à ses lois, elle doit se construire elle-même selon le désordre de l'univers[32] » Pour les deux auteurs, la raison est donc impuissante à aller au-delà de certaines limites.

Mais Jean Fourastié va plus loin, lui qui a été le brillant défenseur des avantages du progrès économique, notion encore bien étrangère aux hommes du XVIIe siècle :

"Les 75 ans qui viennent de s'écouler depuis 1900 ont vu, pour l'humanité entière, mais pour l'Occident d'une manière plus précise, un grand espoir se réaliser, un grand échec s'avérer. Le grand espoir était d'ordre économique... Le grand échec, c'est qu'il était plus ou moins implicitement prévu par nos ancêtres que la réalisation de ce grand espoir économique apporterait le bonheur aux hommes[33]". Et c'est ce qui n'est pas arrivé.

En effet, nos contemporains sont bien obsédés par la recherche du bonheur, mais leur espoirs resteront vains tant qu'ils penseront qu'il suffit pour cela de "chercher le mieux-être à travers le plus être. S'il fallait être fort, riche, intelligent, pour être heureux, seuls les superbes le seraient, et les humbles ne pourraient l'être. L'intelligence, l'imagination, tuent le bonheur en inventant une vie imaginaire, distincte de la vie réelle, et qui seule serait viable[34]."

La notion de bonheur est donc indépendante de celles de raison et de science. Jean Fourastié, très sensible à la vie traditionnelle de son Quercy[35], a souvent décrit la qualité de la vie qui y régnait, la solidarité de la petite communauté paroissiale, la chaleur de la maison familiale : "Dans les plus pauvres maisons, entre la chèvre et les canards, les plus pauvres enfants trouvaient l'atmosphère du nid[36]". Et, ailleurs, il évoque le cas de cette vieille cousine qui lui écrivait en 1966, peu avant sa mort : "Tout par devoir, rien par plaisir, mais tout devoir avec plaisir[37]".

Qu'est-ce donc que le bonheur, ce rare privilège si recherché ? En fin de compte, il s'avère être indépendant du succès économique. Le bonheur "c'est d'avoir une foi, une croyance, une conception du monde accordée au réel et transfigurant le réel, donnant une signification à la vie, au travail, à la peine, à la joie, au plaisir, au sacrifice[38]".

Ainsi, l'esprit scientifique expérimental, s'il a donné lieu à de magnifiques réalisations, n'a pas rendu l'homme heureux et plus sage : "il a transformé nos techniques, mais n'a fait que disloquer nos conceptions du monde et notre sagesse. Finalement, aujourd'hui, les hommes utilisent, selon des impulsions viscérales et passionnelles, les pouvoirs que leur a donnés la science expérimentale. L'homme de 1975 a mille fois plus de puissance matérielle et dix fois moins de force morale, de vertu, que ses ancêtres[39]".

Que faire dans ces conditions ? Dans Les désillusions du Progrès, un Raymond Aron ouvre la porte sombre d'un scepticisme pessimiste. Mais comme le dit Paul Valéry "Le vent se lève, il faut tenter de vivre !".

Pour Jean Fourastié, rejoignant Pascal, le salut réside dans "une conception surréelle du monde", c'est-à-dire dans la croyance en Dieu, qui fournit des fondements solides tant aux progrès de la science qu'à l'équilibre de la condition humaine. Et ‑ il est important de le souligner, car c'est un point sur lequel le "Pari" était resté dans le vague ‑ en la croyance au Dieu chrétien, parce que sa religion est celle de l'Occident, c'est-à-dire de cette partie du monde où, dès l'Antiquité, et, après un temps d'arrêt, depuis la Renaissance, dans les incertitudes d'une histoire chaotique, mais vivante, s'est construite la science expérimentale avec ses multiples prolongements. On se trouve ainsi en présence de deux philosophies du salut, où deux esprits par ailleurs fort différents affirment leur commune croyance, à travers leur œuvre scientifique, en la vertu et la nécessité du transcendant.

2 - Une religion en évolution

Mais la religion chrétienne, si elle est une religion du Livre et si, ainsi, elle accorde la plus grande importance au respect de l'Écriture et de la tradition, présente aussi le privilège remarquable d'être une religion (la seule) de la liberté de l'homme. Ce qui lui donne le droit de considérer d'un œil critique ses dogmes et ses rites. Ici aussi, les deux auteurs suivent des voies parallèles.

La réflexion de Pascal est double. Elle est d'abord une critique, non de la casuistique mais de ses abus. Il en reconnait la nécessité, comme l'un des expédients par lesquels le christianisme s'est adapté à sa mission de religion universelle. En tant qu'art d'appliquer les principes de la morale, elle est indispensable toutes les fois qu'il faut passer de la théorie à la pratique, de la règle universelle aux cas particuliers. Mais il est préoccupant qu'elle ait été dérivée de son sens initial, et que l'Église, ainsi, ait trop voulu s'adapter aux besoins de la société. Il faut maintenant revenir aux sources, et se débarrasser de tout ce qui menace la foi, sous prétexte d'en sauver les pratiques extérieures.

Jean Fourastié, de son côté, pense que la religion chrétienne, comme toutes les autres, doit continuer d'évoluer, aujourd'hui comme hier, mais non pas dans les directions où elle semble le faire depuis 1965[40]. Il est préoccupé de constater que l'Église, après avoir été trop longtemps totalitaire, est menacée, dans son désir de s'adapter aux exigences du monde moderne, de devenir insignifiante, cédant ainsi à la tentation du "modernisme" condamné par Pie X dès 1907. Il comprend mal l'intérêt que l'on trouve à se détourner de Saint Thomas pour se plonger dans Hegel, Marx, Freud, Nietzsche ou Max Scheler.

En réalité, l'avenir de la religion passe par d'autres chemins. D'abord le rite, lié au paléocéphale, ne peut évoluer que lentement. S'il doit y avoir des innovations, elles doivent rester lentes et mesurées, et ne pas bouleverser la messe du Dimanche à Saint Eustache, au point que les fidèles ne s'y retrouvent plus. L'expérience de ces dernières années nous a prouvé que bien des changements avaient été décidés sans beaucoup de discernement. Quant à la doctrine, c'est-à-dire à la conception surréelle du monde ‑ liée au néocéphale, et par conséquent à la capacité de penser ‑ elle peut évoluer dans la voie ouverte par le concile Vatican II qui s'est proposé de réconcilier l'Église et le Progrès. Et c'est dans ce sens qu'il faut aller, ce que Pascal avait bien compris en son temps lorsque, fidèle à la tradition de Port Royal, il tenait pour essentielle la conjonction des préoccupations scientifiques, morales, et chrétiennes, et qu'il mettait en évidence les avantages d'une reviviscence de la religion par le progrès scientifique.

3 - Complémentarité de la raison et de la foi

Cette vision des choses était trop aventurée, au XVIIe siècle, pour avoir la moindre chance de succès. Malgré sa prudence, Descartes sentait le fagot, et le malheureux Richard Simon encourait les foudres de Bossuet pour avoir entrepris une lecture critique de la Bible. Le malentendu devait se poursuivre ensuite et prendre même des dimensions furieuses au XIXe siècle, à l’occasion de la bataille autour de la chronologie biblique, lorsque le darwinisme suscitait une tempête, que le pape Pie X tonnait contre la fausse science (la vraie était celle qui se conformait à la Révélation) et que, de l’autre côté le scientisme triomphant dont les sentiments n’étaient pas meilleurs, prétendait connaître un jour tous les secrets de l’univers.

Les changements de grande envergure intervenus depuis le début du présent siècle ont renvoyé cette querelle dans un passé définitif. L’Église a compris la nécessité de prendre en compte la science moderne. La science, de son côté, en pleine évolution, condamne maintenant les ambitions du scientisme pur et dur, et, avec l’entrée, dans la physique, de la liberté, du rationnel et du hasard, ouvre la porte au transcendant. Il n’y a plus aucune raison de considérer comme définitive la distinction traditionnelle entre la science qui ne se réclame que de la Raison, et la Foi qui, par nature, échappe au domaine du rationnel. Pour nombre de grands savants, dont Einstein, Dieu n’est plus un personnage archaïque. Et Jean Fourastié participe de cette évolution quand, dans sa Lettre ouverte aux théologiens, il conclut que « la conception du monde nécessaire à la survie de l’humanité doit allier la révélation et la science, le surnaturel surnaturellement ressenti au réel sensiblement perçu[41] ».

C’est dans cette alliance que s’élaborent les nouveaux développements de l’humanisme grâce auquel l’Occident met en évidence son dynamisme. Pour lui donner tout son sens, le recours à la seule science expérimentale est insuffisant. Il convient de l’intégrer dans une « religion pour le troisième millénaire[42] » qui lui donnera les fondements solides dont elle a besoin pour se développer valablement. La religion en sortira fortifiée, et définitivement détournée de ses discutables tentatives d’adaptation aux exigences du temps.

Ainsi Blaise Pascal et Jean Fourastié, deux esprits sincèrement chrétiens et de formation scientifique, ont-ils suivi, à trois siècles de distance, des chemins fort semblables, malgré leurs évidentes différences. Pour insolite qu’il ait pu paraît, le rapprochement que l’on a esquissé ici comporte de solides justifications. L’un et l’autre ont mis en évidence les limites d’une raison scientifique, à la valeur singulière de laquelle ils croyaient ferme cependant. Préoccupés tous deux du sens de la vie humaine et de son équilibre, ils ont pensé que l’un et l’autre ne pouvaient être fondés que sur la religion, c’est-à-dire sur une vision « surréelle » du monde. Ils ne l’ont trouvée enfin, et singulièrement Jean Fourastié, que dans l’humanisme de l’Occident chrétien, le seul qui ait pu donner lieu au grand espoir né des progrès de la science expérimentale et d’une croyance en la liberté de l’homme.

 

— APPENDICE — "LE GRAND COMMUNICATEUR"

L'œuvre de Jean Fourastié est considérable. En volume et en qualité, bien entendu. Mais elle est également exceptionnelle par la forme sous laquelle elle a été présentée. "Le style, c'est l'homme" a dit Buffon. Cet aphorisme revêt ici un sens particulier.

1 - Simplicité et clarté

Jean Fourastié a en effet été ce que l'on appelle maintenant "un grand communicateur", ce qui est un privilège rare pour un auteur de sa spécialité. Il a tenu, à maintes reprises, à insister sur son souci permanent d'écrire pour tous, et d'être compris par tous. Son idée était "de présenter au grand public une conception du monde[43]".

Pour en arriver là, il s'est toujours exprimé dans un style simple, susceptible de rendre ses idées aisément accessibles à ses lecteurs. On lui a quelquefois reproché des négligences ? Lui-même les a reconnues, et en même temps s'en est expliqué : son extraordinaire activité, non seulement de chercheur et d'universitaire, mais aussi de chargé de multiples missions administratives[44], et enfin de journaliste[45], lui laissait bien peu de temps pour polir ses phrases[46]. Mais il a toujours réussi à être compris et c'est bien là le principal.

La qualité dominante est ici la simplicité. Fidèle à sa méthode, il éclaire au surplus la pensée par des données chiffrées, des "ordres de grandeur" qui sont autant de lumineux relais. Et tout cela présenté en des ensembles cohérents, où l'on retrouve partout les thèmes majeurs qui servent d'infrastructure : les sciences expérimentales, le progrès technique, l'évolution des conditions de vie, l'accélération du temps, etc. ‑ ce qui lui permet de se rattacher à une grande tradition, souvent méconnue à notre époque, ce qu'il apprécie peu : "L'un des caractères de la pensée classique, écrit-il, c'est la solidité du lien rationnel entre les idées... au contraire, la pensée moderne est en miettes... cela se voit dans la peinture et la musique, comme dans la littérature... on en vient aujourd'hui à ne plus savoir ce qu'est le paragraphe dans un texte bien fait ; certains auteurs vont aujourd'hui à la ligne après chaque phrase, et d'autres relient ensemble ce qui devrait former deux, dix, ou vingt paragraphes différents[47]".

2 - Un créateur de formules

Ce souci d'être compris par tous fait en outre de Jean Fourastié un remarquable créateur de formules nouvelles et percutantes, qui éclairent d'une lumière intense les problèmes les plus complexes. Ils sortent ainsi de l'obscurité et apparaissent sous un jour nouveau, ce qui en facilite la solution. On n'en finirait pas de citer les expressions heureuses dues à son imagination et qui sont maintenant passées à un point tel dans le langage courant qu'il est devenu difficile de ne pas les citer lorsqu'on évoque la question qu'elles concernent.

Il en est ainsi des intitulés de la plupart de ses ouvrages dont ils ramassent le sens en quelques mots. Voici par exemple : Le Grand Espoir. Il aurait pu avoir pour titre "Les étapes de la croissance économique", comme l'ouvrage bien connu de W. W. Rostow[48]. On a préféré autre chose, qui a évidemment une autre allure. De même, sommes-nous préoccupés par le temps qui passe et son accélération, qui entraîne tant de changements ? Voici La grande métamorphose du XXe siècle. Désirons nous acquérir une vue générale de l'aventure humaine ? Il faut lire Le long chemin des hommes. Restons-nous quelque peu perplexes à l'égard de la "modernisation" de notre religion ? Une interrogation choc retient l'attention : L'Église a-t-elle trahi ?

Ailleurs, une formule illuminante donne un sens nouveau à une période de notre histoire. Il en est ainsi des Trente Glorieuses dont la seule évocation suffit, dans la conversation, pour résumer tout ce qui s'est passé pendant trois décennies. Ailleurs encore, un simple chiffre pique la curiosité et passe tout de suite après dans le domaine public : "les quarante mille heures". Ailleurs encore, une notion abstraite entre sur la scène du théâtre : ce sont "les invités inattendus[49]". On n'en finirait pas de citer.

Ce sur quoi il convient d'insister, c'est sur le souci délibéré de Jean Fourastié de considérer la recherche des expressions éclairantes comme l'un des éléments majeurs de son œuvre. Pour lui, une connaissance, si profonde soit-elle, perd une grande partie de sa valeur si elle ne peut être aisément communiqué : "Pour être transmise, une pensée, une connaissance doit être exprimée en bon sens, c'est-à-dire en logique, en rationnel de grande consommation courante[50]". L'idéal est donc bien d'être l'auteur d'une "Lettre ouverte à quarante milliards d'hommes". Bien peu peuvent y atteindre.

— CONCLUSIONS —

1 - Les trois étapes de Jean Fourastié

Les quelques pages qui précèdent ont été écrites pour proposer une vue d'ensemble de cette œuvre considérable et sa logique interne de développement. On a ainsi vu Jean Fourastié au sortir d'une période bien déconcertante et trouble de notre histoire nationale, essayant d'« y voir clair » comme le simple spectateur qu'il était, ne trouvant aucune satisfaction dans les enseignements de l'École ‑ dont la plupart dataient des années 30 et avaient donc terriblement vieilli ‑ s'attaquant à une entreprise qui paraissait être largement au-dessus de ses forces, et réussissant néanmoins, de la manière magistrale que l'on sait, à répondre à un besoin unanime de compréhension en publiant presque dans le même temps, ses deux premières œuvres : Le grand Espoir et Machinisme et Bien-Être.

Ce succès remarquable allait se poursuivre pendant près d'un demi-siècle avec l'élargissement progressif d'une enquête que cet esprit curieux et ouvert devait développer jusqu'à La grande métamorphose du XXe siècle et au Long chemin des hommes. Grâce à une méthode de pensée maintenant bien au point, les questions les plus complexes sont traitées, et leur obscurité cède la place à la lumière. Mais les "idées dominantes" ont la vie dure, et il ne faut pas trop se faire d'illusion sur leur possible disparition.

Le combat, pour autant, n'est pas vain, car tout permet de penser que les progrès de l'humanité sont encore à leur début, et qu'ils vont se poursuivre pendant de longs millénaires. Cela n'ira pas sans qu'interviennent bien des difficultés, cette fois d'ordre philosophique : est-il certain que la maîtrise de la Nature conduise forcément au bonheur ? Quels sont les rapports entre le développement des connaissances et l'évolution des idées morales ? N'est-ce-pas une illusion d'espérer en une science totale où règnerait partout la raison ? Ici, Jean Fourastié s'est trouvé en présence de problèmes redoutables, dont la solution lui restait évidemment inaccessible. Pour avancer dans la voie où l'homme a marché depuis qu'il est sur la terre, et pour conserver la confiance qui lui est indispensable pour vivre, il convient de ne pas refuser d'utiliser des notions dont l'acquisition ne relève plus des seuls mécanismes de l'intelligence, mais d'une croyance intime et personnelle, d'un acte de foi qu'il revient à chacun de prononcer comme il l'entend, d'abord parce que nous sommes des êtres libres. D'où la nécessité du "surréel", du 'transcendant", de la "religion" en fin de compte. Jean Fourastié n'a pas hésité à poursuivre jusqu'à ce point son enquête.

2 - Jean Fourastié n’est pas un économiste

Tout cela en un langage simple et clair, qui lui a permis de toucher un large public. Cette clarté du reste ne représentant pas que économiste des avantages, étant donné que le lecteur a souvent l'impression de lire des évidences, alors qu'il y a foisonnement d'idées nouvelles. Bien des universitaires, en particulier, n'ont ainsi perçu que des simplifications abusives, là où la pensée était particulièrement féconde. Il est vrai que Jean Fourastié s'est toujours trouvé en quelque sorte en porte à faux par rapport à la pensée des économistes.

Lui-même n'était pas un des leurs. Il l'a dit et confirmé à de multiples reprises, sans prendre de vaines précautions pour justifier son refus d'appartenir à leur confrérie. Il lui paraissait bien dérisoire de s'engager dans les voies difficilement accessibles aux hommes de bon sens où se complaisent les économistes professionnels. Qui pourrait le lui reprocher en considérant la liste des systèmes, plus sophistiqués les uns que les autres, qui se sont succédés depuis que Walras, fondateur, parait-il, de la théorie moderne, s'est illustré par sa description foncièrement irréaliste d'un équilibre général harmonieux et sans chômage ? Keynes lui-même, le grand Keynes, a vu sa "Théorie générale" mise en pièces en quelques années et ses continuateurs, au premier rang desquels se trouve John Hicks, avec sa conciliation avortée des fonctions Keynésiennes et de celles de la théorie classique, n'ont pas mieux résisté aux injures du temps.

Tout cela paraissait à Jean Fourastié bien abstrait et artificiel, et la preuve en est que ces formalisations, malgré leur élégance, se sont montrées merveilleusement incapables, dès la fin des années 50 et depuis, d'expliquer les évolutions du chômage et de l'inflation. Dans quelle mesure, peut-on légitimement se demander comme lui, s'agit-il de contributions à une éventuelle "révolution scientifique", d'apports durables pour la compréhension de la réalité, ou d'élucubrations nourries par des modes ou des querelles d'écoles ?

3 - L'humanisme optimiste

Ce qui a intéressé Jean Fourastié, beaucoup plus que les flux monétaires ou les niveaux de profit, c'est avant tout ce que font les hommes, dans tous les secteurs où ils se trouvent. Le reste est secondaire. C'est par là qu'il est un humaniste, de même que cet autre grand penseur hétérodoxe dont l'œuvre s'est poursuivie parallèlement à la sienne, qu'était Alfred Sauvy. Les deux hommes, à la même époque, ont traité des problèmes de leur temps à partir d'une même réflexion sur la condition humaine, et ils ont droit tous deux à être qualifiés pareillement.

L'originalité particulière de Jean Fourastié, par rapport à son illustre contemporain, est de n'avoir pas hésité à poursuivre sa méditation au point d'aborder des questions philosophiques. Sa croyance, largement motivée, à un "surréel" et à une religion, lui a ainsi permis de justifier son optimisme, et d'échapper aux dangers d'une interprétation sceptique et pessimiste de la philosophie de l'histoire comme celle, par exemple, de cet autre grand esprit, lui aussi contemporain, qu'était Raymond Aron. D'après lequel le progrès ne peut apporter que des désillusions, et la vie humaine qu'être soumise au désenchantement systématique. Ainsi "l'existence humaine est dialectique, c'est-à-dire dramatique puisqu'elle agit dans un monde incohérent, s'engage en dépit de la durée, recherche une vérité qui fuit, sans autre assurance qu'une science fragmentaire et une réflexion formelle[51]".

Cette sombre interprétation est évidemment aux antipodes de celle de Jean Fourastié, qui, par bien des côtés, s'apparente aux hommes de la Renaissance, pour qui l'imprévisibilité du temps n'est pas une malédiction car elle suscite l'apparition d'époques comme celle que nous vivons, où "la science prospère, les esprits se heurtent de face, c'est un plaisir de vivre[52]!"

Son "optimisme roboratif" ne s'est pas démenti jusqu'à la fin. Il s'est exprimé encore dans son dernier ouvrage, qui confirme sa confiance en la mobilité du monde et en la multiplicité des aventures que l'on y peut mener :

"A la lente évolution qui comptait par millénaires, s'est substituée une histoire qui, après avoir compté par siècles depuis la Grèce classique et par décennies depuis la Renaissance, compte maintenant par ans, voire par mois et par semaines. Il se passe aujourd'hui en dix ans autant d'évènements capables d'influencer durablement le futur qu'autrefois en mille ans[53]".

Quoi de plus exaltant en effet que de :

            "regarder monter, en un ciel ignoré,

            du fond de l'Océan, des étoiles nouvelles ?"

 

Ainsi, à la fin, comme au début, comme toujours :

LE GRAND ESPOIR

 HUMANISME & ENTREPRISE, en 1990 — http://humanisme-et-entreprise.asso-web.com/



[1] Jean Monnet, Mémoires, Fayard, 1976.

[2] Le Grand Espoir du XXe siècle, 1re édition, p. 215.

[3] "Le Grand Espoir", p. 218.

[4] Auteur, en particulier, de The conditions of economic progress.

[5] Cf. son article de la Revue Economique d'avril/juin 1946.

[6] On trouvera un exposé complet de ces critiques dans Ph. Hugon : "L'histoire du Grand Espoir", Jean Fourastié, quarante ans de recherche, p. 17-33.

[7] R. Aron, Les désillusions du progrès, Calmann Levy, p. 300.

[8] Le grand Espoir, Lettre Préface, p. 5.

[9] Journal Le Populaire, éditorial du mardi 6 décembre 1949.

[10] Cf. en particulier les "Notes sur la philosophie des sciences" dans Les conditions de l'esprit scientifique et surtout "La prévision économique au service de l'entreprise et de la Nation" et l'exposé complet consacré à ce sujet dans La réalité économique, p. 225-291.

[11] Sa sévérité à l'égard de la méthode cartésienne surprend quelquefois. De même que son enthousiasme à l'égard de la "théorie des systèmes". Cf. La réalité économique, chap. VIII.

[12] La réalité économique, p. 278.

[13] La prévision économique, p. 24.

[14] Les conditions de l'esprit scientifique, p. 247.

[15] Machinisme et Bien-Être, Introduction, p.7. Dans ce domaine, Jean Fourastié a sans doute été influencé par les idées de l'école historique des Annales, où, dès les années 30, avec Lucien Febvre et Marc Bloch, on avait multiplié les recherches sur les conditions et les niveaux de vie, sur le travail et sa rémunération, sur la psychologie des classes sociales, etc.

[16] La prévision économique, p. 25 à 50.

[17] La réalité économique, p. 255 à 256. Cf. note 1 :« "Le biais" est la déformation que la description ou la mesure d'une réalité apportent à cette réalité».

[18] Cf. Jacqueline Fourastié, Essai sur la mesure des quantités économiques, Mouton, 1979.

[19] Il s'agit du "Programme commun de la gauche", qui faisait l'objet de la large diffusion que l'on sait, en 1975, c'est-à-dire au moment où il écrivait La réalité économique, Cf. p. 313-599. Nul doute que si un autre programme, élaboré par une tendance politique, avait été diffusé au même moment, il aurait fait l'objet d'une identique critique.

[20] Révolution à l'Ouest, p. 131.

[21] La grande métamorphose, p. 210-211

[22] « De la vie traditionnelle à la vie tertiaire ».

[23] On ne peut évoquer ce thème sans citer le fascinant essai de Philippe Ariès : Essai sur l'histoire de la mort en Occident, du Moyen-Âge à nos jours, éd. du Seuil, 1975.

[24]  Les réflexions de Jean Fourastié rejoignent ici celles d'auteurs aussi avertis que J. K. Galbraith : "L'homme pauvre a toujours une idée très précise de son problème, et du remède qu'il lui faut : il n'en a pas assez, il lui en faut davantage. L'homme riche peut se trouver ou s'inventer toutes sortes de misères, il sera beaucoup moins certain de la façon d'y remédier. En outre, jusqu'à ce qu'il apprenne à vivre avec sa richesse, il aura cette tendance bien connue à l'employer à faux, et à se rendre ridicule", L'ère de l'opulence, Calmann-Lévy, p. 10.

[25] "Du milieu naturel au milieu technique : l'homme et son espace vital", Le Figaro, 19 janvier 1967.

[26] Ibid., "Prospective morale".

[27] Le Grand Espoir, Lettre Préface, p. 5, alinéa 2.

[28] Baudelaire, Les fleurs du mal, "Sur le Tasse en prison".

[29] La civilisation de 1995, p. 122-123.

[30] Le long chemin des hommes, p. 233.

[31] Le long chemin des hommes, p. 233.

[32] La réalité économique, p. 362.

[33] Le long chemin des hommes, p. 233.

[34] Ibid., p. 82-83.

[35] Cf. Françoise Fourastié : "Ce que Jean Fourastié doit au Quercy", Jean Fourastié, quarante ans de recherche, p. 55-68.

[36] Les 40 000 heures, p. 84.

[37] Essai de morale prospective, p. 27.

[38] Le long chemin des hommes, p. 82.

[39] Ibid., p. 279.

[40] Cf. sur ce point F. Chenique : "Spiritualité et transcendance dans l'œuvre de Jean Fourastié", Jean Fourasté, quarante ans de recherche, p.69-80.

[41] Le long chemin des hommes, p. 269

[42] Ibid., p. 213.

[43] Le long chemin des hommes. Envoi

[44] Cf. Cl. Vimont : "Jean Fourastié, les liens entre la pensée et l'action administrative", Jean Fourastié, quarante ans de recherche.

[45] Cf. en particulier sa longue collaboration avec le journal Le Figaro.

[46] Cf. La prévision économique, p. 8, note 1 : « Le texte qui suit a pour origine des cours oraux enregistrés sur bande magnétique ou sténotypés et transcrits pas des étudiants et des collaborateurs à qui je rends hommage ; je l’ai revu, cela va sans dire, mais il reste quelque chose de l’emportement de la parole. Je m’excuse donc auprès du lecteur s’il trouve parfois des négligences de style. La clarté est la seule qualité littéraire que je me sois efforcé d’atteindre ici. »

[47] La grande métamorphose", p. 163.

[48] Publié en 1960 sous le titre : The stages of economic growth.

[49] C'est-à-dire "les évènements imprévus (qui) toujours accompagnent les invités inattendus, et très souvent sont seuls présents à l'échéance, lorsqu'il faut établir le bilan d'une action", La réalité économique, p. 292.

[50] La grande métamorphose, p. 98.

[51] Introduction à la philosophie de l'Histoire, Gallimard, 1948, p. 350.

[52] U. von Hutten, cité par Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance, Payot, 1972.

[53] D’une France à une autre.