jean fourastie

Monsieur le Président, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Mes chers collègues,
Aujourd'hui, le CNAM honore l'un des siens parmi les plus illustres, Jean Fourastié, qui fut au XXe siècle ce que fut au XIXe Jean-Baptiste Say, dont il occupa ici la chaire, la première chaire en France qui, en 1819, fut destinée à l'enseignement de la science économique. Certes, il ne peut être question, en quelques minutes, de rappeler l'ensemble de son oeuvre scientifique: déjà, Léon Blum disait en 1949 que le lecteur reste "presque étourdi sous le flot d'idées originales qu'elle énonce", et Émile Roche, quinze ans après, affirmait que Jean Fourastié est l'un des auteurs "qui savent vraiment faire réfléchir sur leur temps". Deux thèses, soutenues respectivement à Lausanne et à Paris, n'ont abordé que quelques aspects de cette pensée féconde et l'on attend encore une synthèse sur l'ensemble de ses multiples travaux. Témoignage de son influence à l'étranger, bon nombre de ses ouvrages ont été traduits en plus de quinze langues. Et quel est l'économiste français dont le titre des livres soit passé dans le langage courant, comme les Trente glorieuses ou les Quarante mille heures ?

Jean Fourastié est le type même du grand humaniste, en ce sens que l'homme est partout présent dans son œuvre, l'homme social, l'homme économique, l'homme religieux, l'homme du passé, l'homme de demain. Seuls trois grands piliers de son oeuvre seront ce soir rapidement évoqués.

L'aspect le plus connu des travaux de Jean Fourastié est sans nul doute celui de l'économiste. Il n'a pas été séduit par le prestige du langage mathématique, importé d'Amérique après la Seconde Guerre mondiale : comme il le dit lui-même, les analyses mathématiques fragmentent le réel en un trop grand nombre de morceaux abstraits et disparates. Il reste attaché, comme l'a souligné récemment un prix Nobel d'économie, à la méthode expérimentale : il n'ignore pas les mathématiques, mais il s'en sert pour calculer les éléments de la vie, les prix, les salaires, la productivité, en "collant" toujours à la réalité, qu'il s'agisse des denrées, du pétrole, des perspectives de l'emploi, etc., en définitive de toute la vie économique. Qui a, mieux que lui, décrit les effets de la dénatalité sur l'économie ? Quel auteur a consacré autant de passion à découvrir les prix réels, à en établir l'évolution en tableaux précis, à les comparer aux salaires effectifs ? Depuis Jean-Baptiste Say, les économistes ont été nombreux à se pencher sur l'entreprise, ses fonctions, son chef, son profit. J'ai suivi un cours de M. Émile James sur ce sujet en 1944. L'attachement de Jean Fourastié aux réalités économiques l'a conduit à proposer une nouvelle définition de l'entreprise, qui parait banale parce que souvent reprise après lui: "l'entreprise est la cellule de base où s'accomplit le travail de production; l'entreprise moderne est une association d'hommes coordonnant efficacement leurs efforts". Dans un autre domaine, il a été le premier à dénoncer les embûches des comparaisons internationales trop hâtives, n'hésitant pas par exemple, à mettre en cause certaines statistiques officielles comme celles de l'OCDE présentant la France comme un pays particulièrement inégalitaire au regard des salaires: sa contestation a provoqué de nouvelles recherches, plus exactes, établies dans les différents pays selon les mêmes méthodes, notamment en tenant compte des impôts sur les salaires.

Ses travaux sur la comptabilité, qui fut de ses premières amours, n'ont absolument pas vieilli. Quant au Grand espoir du XXe siècle, paru en 1949, réédité à maintes reprises, toujours apprécié au plan international, son propos reste fondamentalement novateur : très peu de faits énoncés et prévus alors se trouvent aujourd'hui infirmés et la portée de l'ouvrage a été et reste considérable.

Mais Fourastié n'a pas été seulement un économiste novateur ; l'étude attentive de ses œuvres le révèle comme l'un des meilleurs historiens de la société et de l'économie au XXe siècle. Ainsi qu'il l'a écrit, l'histoire est nécessaire à la science, puisque celle-ci "est basée sur l'observation et l'expérimentation d'événements, c'est-à-dire de faits historiques". La plupart de ses ouvrages comportent de nombreux développements historiques, particulièrement de 1800 à nos jours, encore qu'il n'hésite pas à remonter plus haut dans le temps. Un petit exemple nous montre sa méthode, lorsqu'il analyse l'amélioration du niveau de vie en France, résultant de la baisse des produits habituellement consommés. Le prix réel du kilo de blé, calculé non pas en argent mais d'après les possibilités d'achat des consommateurs, valait 5,66 salaires horaires du manoeuvre en 1709, 2,37 en 1800, 1 aux alentours de 1900, et seulement 0,11 en 1971. (Certains pensaient même faire distribuer gratuitement le pain à cette date). De la même façon que pour le blé, il a étudié sur une longue période le prix réel des produits agricoles, industriels, des services, etc., ce qui lui a permis de mesurer historiquement l'amélioration de la condition humaine dans les pays développés. Avec une grande prudence, l'histoire du passé l'a conduit à s'interroger sur l'histoire du futur, sur ce que nous appelons maintenant la prospective; il insiste sur les limites de la prévision du futur, prévision qui en aucun cas ne peut être prédiction. Selon son expression, des invités inattendus, techniquement imprévisibles, faussent les perspectives de ceux qui envisagent de changer le monde et qui ont finalement peu de chances d'obtenir ce qu'ils attendent. Cependant Fourastié n'a pas négligé la prévision dont il nous dit - à juste titre, me semble-t-il - qu'elle est "l'œuvre scientifique la plus difficile"; jugeant les efforts de planification, il nous avertit que "s'il est naïf d'attendre tout du plan, il est erroné de n'en attendre rien".

Le troisième aspect de la pensée de Jean Fourastié est sans doute le moins connu. Et pourtant, combien de fois a-t-il affirmé que l'homme n'est pas limité à la seule réalité de l'homo oeconomicus. En philosophe, en sociologue, il constate que "l'esprit scientifique expérimental et les conceptions du monde qu'il a élaborées laissent l'homme désespéré, seul avec son désespoir", ce qu'il exprime en une formule plus condensée: "Un Être sans raison d'être". Il insiste sur l'humilité avec laquelle il aborde les questions religieuses, mais il n'hésite pas à affirmer que "l'humanité en est venue à une période de son évolution où une réflexion et une information sur ses fins dernières sont nécessaires à sa survie". "La réconciliation de la science et de la religion s'impose. Elle est possible. Que dis-je, elle est en cours". Mais il ajoute qu'il faut étudier la création pour mieux connaître le Créateur: si l'essor et le progrès des sciences expérimentales ont rongé, sapé, presque ruiné les croyances ancestrales, les croyances religieuses à travers le monde, c'est que les théologiens ont trop négligé les informations de la science, à laquelle ils doivent s'attacher pour faire triompher la religion du troisième millénaire.

Dans l'océan de ses œuvres dont il n'a été donné qu'un trop modeste aperçu, l'humanisme de Jean Fourastié se révèle total, ou, comme on aime le dire aujourd'hui, intégral : intégral car il intègre l'ensemble des activités et des valeurs humaines, la vie économique, la vie sociale, la vie personnelle, y compris la destinée spirituelle de l'homme. À sa mémoire, nous allons maintenant découvrir la plaque où son nom est gravé, plaque qui sera placée à l'entrée de l'amphithéâtre. Puissent les professeurs et les étudiants, présents et futurs, ne jamais oublier la grande figure de Jean Fourastié.

 

Jean Imbert
Membre de l'Institut