jean fourastie

Le phénomène vraiment nouveau est la dématérialisation de la vie économique. On en parle beaucoup, mais les économistes n’en ont pas tiré toutes les conséquences convenables en ce qui concerne la révolution des concepts que cela doit entraîner.

Lorsqu’on parle de productivité, on songe naturellement au temps de travail qu’il faut pour faire un quintal de blé, quantité physique. Or, à partir du moment où plus de la moitié de l’activité économique n’est pas mesurable par des quantités physiques, le concept de productivité tend à s’évanouir. En effet, comment mesure-t-on l’apport productif de quelqu’un dans la comptabilité nationale ? On prend le prix qu’il coûte, et la productivité d’une personne est d’autant plus élevée que sa rémunération est élevée, d’autant plus basse que sa rémunération est basse. Et alors, le concept de productivité se confond avec un concept de prix et il s’évanouit. Lorsque l’on n’a pas tout à fait compris cela, on peut dire beaucoup de bêtises.

Une thèse a circulé un certain temps d’après laquelle la France a beaucoup de chômage parce que les progrès de productivité des Français sont particulièrement rapides. C’est une "croissance pauvre en emploi", excès de progrès de productivité. Mais qu’est-ce que l’on regarde ? Comment calcule-t-on ce produit national ? Avec les rémunérations des gens qui y participent. Et si vous voulez augmenter la productivité d’un pays avec cette méthode, c’est extrêmement simple. Excluez de l’activité productrice les gens à bas salaires ; car, comme la productivité est calculée à partir de cela, en retirant suffisamment de bas salaires, vous faites monter votre productivité de façon importante. Mais cela n’a aucune espèce de signification en termes de productivité.

C’est la grande transformation que nous avons du mal à faire car, si nous dissolvons le concept de productivité, on est un peu comme orphelin. Les choses sont ainsi ; c’est la conséquence de la dématérialisation, et le concept de productivité doit de plus en plus être retiré. Aussi bien, même si nous prenons des grandeurs matérielles, je dois prévenir que la production d’acier augmentait avant 1974 dans le monde libre de plus de 5% par an, mais qu’en 1994, elle était, en tonnes, au même niveau qu’en 1974 ; vingt ans sans progrès ! Mais, évidemment, ce n’est pas le même acier. Et on est ainsi dans un système complètement flou où le concept n’est plus accessible.

Ayant dit cela, je ne mets pas en cause la pensée et l’enseignement du Maître ; je dis qu’il y a des parties de cet enseignement qui ne sont plus adaptées aux réalités d’aujourd’hui et qu’il faut reprendre l’essence de l’enseignement et le suivre dans d’autres modalités. Premier enseignement qui a déjà été évoqué par Malinvaud et qui est clair, les désirs des hommes, et pas seulement leurs besoins, étant illimités, il n’y a pas de risque de saturation. C’est une idée qu’il a fallu défendre après la guerre, car, dans les années 30, le concept de surproduction s’était généralisé. On voit maintenant réapparaître, non pas le mot surproduction, on s’en souvient trop pour le reprendre, mais les notions presque identiques, l’excès de productivité, le manque de débouchés, le besoin de produire moins, puisqu’on n’arrive pas à vendre. Et le premier enseignement du Grand espoir du XXe siècle, c’est que le progrès peut être continu, et de même qu’il y avait à cette époque à réagir contre les erreurs des années 30, il faut aujourd’hui éviter que l’on retombe dans les mêmes erreurs. Ceci n’est pas nécessairement lié à des notions de grandeurs physiques.

La deuxième notion est que, dans les travaux de Fourastié, il y a un passage tout à fait remarquable, c’est lorsqu’il compare le revenu d’un conseiller d’État aux gages de sa domestique. C’est cela qui est le phénomène central de l’analyse, réelle et concrète, regarder les évolutions de prix relatifs, et, dans un monde de dématérialisation, ce sont les revenus relatifs qu’il faut étudier, comment ils évoluent, comment les choses changent, afin que les gens comprennent les règles du jeu. Et ceci peut être mis en liaison avec la formation. Il y a des métiers qui paient bien, il y a des métiers qui paient moins bien, il y a des métiers dont la valeur, c’est-à-dire la rémunération, monte et des métiers dont la valeur de rémunération baisse. C’est cela, cette analyse qui n’est plus celle des catalogues de la Manufacture qui était valable dans un monde matériel, mais l’analyse de l’évolution des revenus, au cours de la vie, par métier, par région, qui doit permettre de comprendre comment fonctionne la société. Sachant comment les choses évoluent, on a moins peur, on comprend mieux, on peut s’adapter et, individuellement, participer plus consciemment au progrès.

Jacques Plassard
Président de la SEDEIS