jean fourastie

Michel TardieuAlfred Sauvy était souvent considéré comme apolitique, mais il avait un penchant socialiste, un socialisme pragmatique, pas du tout idéologique, plutôt tendance mendésiste ou rocardienne. Il évoque un « socialisme en liberté », un socialisme de lumière qui ne tombe pas dans les dogmes et fasse appel au courage et évite la peur, car "c'est la peur de voir, la peur des faits,peur de la réflexion, peur des autres, peur de soi qui empêche tout." (Le socialisme en liberté, Denoël, 1970, page 406).

 

 

Prévisions

En grand démographe, Alfred Sauvy a largement prévu les évolutions et les phénomènes sociaux et économiques actuels et proposé des réformes et solutions qui vont à l'encontre de la plupart de celles mises en pratique depuis les années 1980 et même avant.

Comme il le dit lui-même, la plupart des économistes se trompent quand ils font des prévisions car ils n'introduisent dans leurs modèles que des grandeurs mesurables. Un scrupule scientifique mal placé leur fait tenir pour négligeable le facteur qu'ils ne savent pas enfermer dans des formules, le facteur humain :

" Comment faire entrer dans les calculs qu'un peuple tourné vers le passé ne travaille pas bien en vue de l'avenir. Vers la fin du XIXe siècle, la marine à vapeur concurrence la marine à voile. Que fait la France ? Elle subventionne la marine à voile, instrument du passé, comme elle subventionnerait la brouette menacée par le moteur, le rouet par la broche. " (La révolte des jeunes, Calmann-Lévy, 1970, page 26).

Plus loin :

" Le bas de laine français est devenu légendaire. Qu'en ont fait les Français? Des richesses, des usines, des universités ? Non, ils ont acheté des promesses en papier, des fonds d'état nationaux. Il leur manquait surtout l'esprit de création".  

(La révolte des jeunes, Calmann-Lévy, 1970, page 28). 

 

 La révolte des jeunes

Dans La montée des jeunes, livre paru en 1959, Alfred Sauvy avait prévu l'explosion de mai 1968.

Dans sa conclusion du livre La révolte des jeunes, paru en 1970 chez Calmann-Lévy, Alfred Sauvy écrit "Quels soient les reproches que l'on puisse faire aux jeunes, toute la responsabilité incombe aux générations qui les ont précédées et qui ont commis la lourde faute de prétendre assurer leur propre sécurité en sacrifiant les jeunes sur tous les plans" (page 251).

Dans ce même livre La révolte des jeunes, paru en 1970 chez Calmann-Lévy, Alfred Sauvy écrit : "Tous ceux qui, ayant tenu, depuis un demi-siècle, une place quelconque dans la société, à quelque titre que ce soit, n'ont pas su se prendre la tête dans les mains et réfléchir profondément, puis sacrifier une parcelle de leur crédit au service de l'intérêt général et du lendemain peuvent se considérer comme responsables de la tragique aventure qui se dessine." (page 252).

Dans ce même livre La révolte des jeunes, Alfred Sauvy  souligne, dans le chapitre « Les portes fermées », l'inadéquation entre l'enseignement et la vie professionnelle.  La réforme qui pour lui commande toutes les autres est la réunion de l'université et de la société. 

Peu a été fait en ce sens.

 

Emploi, chômage:

En matière d'emplois, Alfred Sauvy  prône une évaluation des besoins de l'économie et une évaluation du nombre d'emplois à  créer pour permettre une meilleure rencontre entre l'offre et la demande et ainsi permettre à la main et au gant d'être ajustés au mieux.

La politique doit réduire les rigidités défavorables à l'emploi.

Bien sûr, dans son esprit, pour accroître l'emploi, il ne fallait pas augmenter le nombre de fonctionnaires, mais favoriser l'emploi productif. On entend souvent cet argument de nos jours, mais peu a été fait dans ce sens depuis 50 ans.

Sauvy était évidemment contre la réduction du temps de travail. Déjà, avant la Seconde Guerre mondiale, il avait incriminé les 40 heures qui conduisaient à réduire le temps de travail au moment où l'Allemagne augmentait ses capacités de production.

L'idée du partage du temps de travail est une idée erronée. Au contraire, plus on travaille, plus on augmente la productivité et la production et plus on entre dans un cercle vertueux.

Selon Alfred Sauvy, "la politique est l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde" (p. 283, Le socialisme en liberté, Denoël, 1970). "Les décisions doivent être prises à la base et non imposées par le haut même si c'est dur pour ceux du haut qui sont persuadés de la justesse de leurs vues."(p. 282, Le socialisme en liberté).

"L'égalité n'est pas la justice puisque les aspirations sont inégales" et plus loin: " Il faut laisser à l'individu le soin de choisir son sort" (p. 281, Le socialisme en liberté, Denoël). Ainsi Sauvy fustige la tentation d'imposer un partage égalitariste du travail imposé par le haut, ce maintien absolu de l'égalité devenant de l'oppression. 

On commence de nos jours à envisager de laisser au niveau de chaque entreprise la décision sur l'organisation et le temps de travail. Même si cette mesure se heurte encore à beaucoup de résistance dont celle des syndicats, l'idée va dans le bon sens. Que de temps perdu entre-temps depuis les propositions de Sauvy.

 

Retraites:

Sur la question des retraites, Alfred Sauvy avait largement prévu le vieillissement de la population. Il a été très hostile à l'abaissement de l'âge de la retraite à 60 ans qui en 1981 a été une mesure purement idéologique dont nous souffrons encore aujourd'hui des conséquences. 

 

Famille, natalité:

Alfred Sauvy a toujours prôné une politique familiale à objectif nataliste en aidant les familles avec enfants pour encourager la natalité (se souvenant que ce sont les 150 ans de baisse de natalité  au XIXe et début du XXe siècle qui ont contribué à la défaite initiale de la France lors des deux grandes guerres du XXe siècle). Et cela a bien fonctionné. Mais pour lui, un grand principe prévalait, c'est l'universalité des allocations familiales pour égaliser le niveau de vie, quelles que soient les catégories sociales, entre les familles avec enfants et celles sans enfant. 

Également dans son esprit, ce n'est pas à la politique familiale de se transformer en politique sociale de redistribution.

Avec la mise en pièces du système des allocations familiales en 2015 et, en grande partie, le quotient familial ces dernières années, la France va à l'encontre de ce qu'il faut faire. C'est là une politique à court terme, alors que tous les pays Européens nous enviaient cette politique familiale.

Sa position nataliste ne l'empêchait pas par ailleurs d'être ouvert à une politique de défense de la liberté individuelle, acceptant la pilule et l'avortement.

 

Réformes, économie:

En matière économique, Alfred Sauvy a soutenu la nécessité de la croissance et les besoins d'ajustement et de réformes. Mais, selon lui, les réformes sont plus faciles en période de croissance où tout est possible, alors que tout est plus compliqué en période de crise. 

Il regretterait certainement que, pendant les années plus fastes, la France n'ait pas entrepris les réformes de structures nécessaires.

 

Migrations:

De même, en période de croissance, il est possible et souhaitable d'accueillir des migrants, en particulier une immigration choisie. C'est plus difficile en période de crise. Mais Sauvy a toujours été désolé qu'on ne sache pas garder en France les migrants intellectuels et les savants qui, après un séjour universitaire en France, sont souvent partis aux États-Unis.

Alfred Sauvy est très lucide sur la pression migratoire actuelle et à venir :

"N'entendez-vous pas sur la Côte d'Azur les cris qui nous parviennent de l'autre bout de la Méditerranée, d'Égypte ou de Tunisie? Pensez-vous qu'il ne s'agit que de révolutions de palais ou de grondements de quelques ambitieux en quête de place? Non, non la pression augmente constamment dans la chaudière humaine......et peut être notre monde pourrait-il ne pas rester insensible à une poussée lente, irrésistible, humble et féroce vers la vie. Car enfin ce tiers monde ignoré, exploité, méprisé, veut lui aussi être quelque chose"  (L’Observateur, « Trois mondes, une planète »,  n°118, 14 août 1952, page 14).

 

Route, Transports:

Alfred Sauvy a souvent stigmatisé la voiture et le camion et tout le transport par la route et a dénoncé - bien avant les écologistes - la place abusive accordée à la voiture automobile dans les sociétés modernes. Cf. par exemple le chapitre XIV « L’automobile », dans Mythologie de notre temps, Payot, 1965.

Alfred Sauvy prônait le développement intensif du ferroutage. Aujourd'hui il aurait certainement trouvé paradoxal de fermer des lignes SNCF et de développer les autocars.

Le coût en termes de vies humaines n'était pas  son seul argument, mais ç'en était un et les périodiques tragiques événements de la route le rappellent cruellement.

 

Europe:

Quand on sait la capacité de prévision d’Alfred Sauvy, on ne peut que s'inquiéter de sa prédiction sur l'avenir de l'Europe, non pas en tant qu'institution, mais en tant que continent.

Dans un chapitre de Mondes en marche (Calmann Lévy, 1982) intitulé "L'Europe peut-elle encore se sauver? “ d’Alfred Sauvy écrit (page 249) :

« Ce petit cap de l'Asie qui a dominé le monde, tout en s'entre-déchirant, qui, vivant à pleins poumons, plein cœur, a fait en deux siècles progresser la science plus qu'en des millénaires précédents, qui a communiqué sa culture au monde entier, tout en lui imposant ses langues, et parfois ses religions, qui a remporté sur la grande ennemie, la mort, les plus éclatantes victoires, ce petit cap a fait son temps et va perdre la vie, son rôle étant accompli."