jean fourastie

 Postface de la dernière édition du Grand Espoir

Lors de la dernière édition du Grand Espoir du XXe siècle, en 1989, un an à peine avant son décès, Jean Fourastié a écrit ces quelques pages synthétiques dans lesquelles il récapitule sa pensée, la passe au crible des années déjà vécues et la prolonge vers le futur. C’est en quelque sorte son testament spirituel.

Relisant, en 1989, la première édition du « Grand Espoir », publié en 1949, je vois bien que ce grand espoir s'est aujourd'hui largement réalisé en Occident et qu'il est bien en voie de réalisation dans le monde entier. Le progrès technique a tenu ses promesses ; il continue de les tenir. Sa place est croissante dans la vie économique, et même dans la science économique. Voilà pourquoi le livre est resté actuel. Je n'ai pas à a y revenir ; ma fille Jacqueline explicite exactement ces choses dans la présentation de cette réédition. Mais il m'appartient d'exprimer ici ce que je pense aujourd'hui de l'état actuel des problèmes que pose le monde. En d'autres termes, je dois dire pourquoi je n'écris pas le Grand Espoir du XXIe siècle; pourquoi tout me paraît grandement plus complexe et plus mouvant en 1989 qu'en 1949 ; pourquoi l'avenir me paraît grandement imprévisible..

J'écrirai d'abord deux idées majeures. La première est que l'évolution économique à elle seule dominait largement la situation de 1950, tandis que les facteurs culturels, scientifiques, biologiques, politiques, moraux, spirituels, etc. sont aujourd'hui tous importants, étroitement imbriqués et chacun impossible à cerner. Le second fait majeur est que l'évolution de plus en .plus rapide ; dès 1950, les choses ont été beaucoup plus vite que je ne le pensais alors; aujourd'hui tous les facteurs de la condition humaine, du moins presque tous, subissent ou bénéficient de bonds presque instantanés au regard de la durée de la vie individuelle.

Et ainsi, les changements sont à la fois plus nombreux, plus profonds, plus rapides. Qui veut penser son temps doit penser à la fois une foule, j'oserais écrire une cohue, de faits instables et lourds de conséquences, que personne (et moi-même moins ou pas mieux que tout autre) ne parvient à dominer, à ordonner.

C'est donc la simple pensée d'un témoin vieillissant que je donne ici. Je ne classerai qu'empiriquement les sujets de réflexion, d'interrogation. Je prendrai d'abord ceux que traitait Le Grand Espoir du xxe siècle : économie, niveau de vie, genre de vie... Puis les nouveaux problèmes majeurs, plus importants aujourd'hui, beaucoup plus obscurs : le milieu technique, la culture, le sens de la vie...

Je passerai rapidement sur les premiers thèmes. Je serai un peu plus lent sur ceux qui forment la grande interrogation du XXIe.

Niveau de vie, genre de vie

Je n'ai jamais cru que la société puisse, à portée de siècle, donner « à chacun selon ses besoins » (ce fut la formule du marxisme classique jusque vers 1975). Je croyais pourtant que. la forte augmentation du pouvoir d'achat des salaires, qui était prévisible en 1950 et s'est réalisée depuis lors, serait de nature à apaiser quelque peu les luttes sociales et les revendications d'égalité. En fait il n'en a rien été. Nous avons assisté et continuons d'assister aux revendications du « Toujours Plus » décrit par François de Closets, qui, par exemple, transforme les chambres des jeunes enfants en entrepôts de jouets. Il est claire que la gamme rêves-désirs-besoins des hommes est indéfinie et que, pour en rompre la chaîne, il faut des tabous absolus. Or, c'est au contraire un appel et un encouragement au dépassement que distillent la publicité et la société de consommation. D'où des insatisfactions toujours renaissantes.

Mais les faits ont pris un tour plus inattendu avec la persistance, même dans les nations les plus riches, de « poches de pauvreté », et de ces hommes que l'on a appelés les « nouveaux pauvres ». Certes, il faut être prudent sur la définition de la pauvreté, car, à moins d'une égalité absolue des revenus, il y aura toujours des gens au-dessous de la moyenne nationale, et même au-dessous de la moitié ou du tiers de cette moyenne. Cependant, il est clair que la pauvreté ne peut être mesurée dans la France d'aujourd'hui selon les mêmes critères qu'en 1830 ou 1900.

Quel que soit le nombre de ces pauvres, une fraction non négligeable de la population ne suit pas le train général ; cette fraction résiste aux «traitements sociaux » et aux « revenus minimaux d'insertion ». C'est un fait grave, à la fois économique, social et culturel. Il faut espérer que les expériences acquises au cours de ces années quatre-vingts seront poursuivies dans l'avenir jusqu'à une solution de dignité et de fraternité. Ce problème, quoique distinct du chômage, lui est lié, et nous en reparlerons plus loin. Si, dans l'ensemble, le niveau de vie d'une nation s'élève, l'accroissement doit profiter à tous.

L'essentiel est donc l'augmentation du revenu national par tête. Mais je ne suis pas sûr que tous les citoyens, et même tous les économistes aient encore bien compris que ce niveau national de vie dépend, non du revenu même, mais du quotient revenu/prix, c'est-à-dire de la productivité du travail de production des biens et des services. Que tous veuillent bien relire, encore une fois peut-être (tant les idées simples ont du mal à pénétrer dans les cerveaux humains) ce que nous avons écrit, Jacqueline Fourastié et moi, sur les prix réels[1]. Malgré les pauvretés dont nous avons parlé, l'inégalité des salaires et plus généralement des revenus individuels n'a cessé de se réduire depuis le XVIIIe siècle, ainsi que nous l'avons montré dans Machinisme et Bien-Être, et, avec Béatrice Bazil, dans Le jardin du voisin. De manière générale, les pays du Tiers-Monde sont une image des inégalités de notre passé ; là, il n'est pas question de salaire minimum, ni de revenu minimum d'insertion : c'est la famine ou au moins la disette qui limite la croissance de la population.

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La durée moyenne de vie est l'indice le plus fort du genre de vie. Déjà très élevée en France en 1950, par rapport au passé millénaire de l'humanité, elle n'a cessé de s'élever depuis lors. Jusque vers 1975, ce sont surtout les jeunes âges qui ont bénéficié de la baisse des taux de mortalité. Mais, depuis lors, les personnes âgées de soixante-dix ans et plus bénéficient à plein des progrès exponentiels de la biologie, dont nous parlerons plus loin. Dans les faire-part de décès que publient les journaux, par exemple Le Figaro, les âges supérieurs à quatre-vingts ans sont de plus en plus prépondérants, les plus de quatre-vingt-dix fréquents, et les centenaires de moins en moins rares. Bien entendu, les statistiques de l'état civil sont le seul test valable; elles montrent que l'espérance de vie des plus de soixante-dix ans s'accroît aujourd'hui de près d'une demi-année tous les trois ans !

Mais là nous rencontrons la notion de période transitoire. Certes, la moyenne des personnes âgées n'est plus pauvre comme naguère. La Sécurité sociale et le revenu minimum garanti font que l'on ne meurt plus de misère et d'inanition. Mais l'état actuel de la médecine permet plutôt la survie que la vraie vie. Une fraction énorme de nos survivants ne subsiste, dans les maisons de retraite et de soins, que d'une vie végétative, souvent pénible, souffrante, parfois voisine de l'atroce. Cette situation ne durera pas : la biologie, qui n'assure aujourd'hui que la survie, assurera demain la vie pleine. Mais, en attendant, le nombre des vieillards, sans cesse croissant, élève aussi celui des infirmes, des « grabataires »... rivés à des maisons de « santé ». Demain, amis lecteurs jeunes, vous serez des vieillards autonomes et fermes.

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La scolarité, l'enseignement... sont aussi un facteur fort du genre de vie. Le mouvement prévu en 1949 s'est en fait réalisé, et plus vite que prévu.

Mais, bien entendu, cette formidable mutation de l'emploi du temps des jeunes ne s'est pas passée sans fortes perturbations des institutions et de la «condition enseignante ». Ici encore, il y a période transitoire, et cette période transitoire est loin d'être terminée. Il y a d'abord eu une vraie « faillite » de l'Université[2], submergée par des effectifs démesurément croissants d'année en année. Le niveau des connaissances et des examens s'est affaissé sous le choc. Mais le flux s'est peu à peu régularisé; la qualité de l'enseignement se relève. Sans doute est-il prématuré de prévoir qu'à la fin du siècle les trois quarts de chaque classe d'âge seront reçus à un vrai baccalauréat. Mais la chose est probable pour 2010 ou 2015.

Pour l'achèvement de la période transitoire, il faut considérer quantité de facteurs favorables : le niveau de culture des parents, le nombre et la technique des enseignants, les procédures informatiques qui sont, et surtout seront, de véritables prothèses pour les cerveaux...

L'Économie, la production, la productivité.

Car un fait domine tous nos problèmes : le progrès technique est toujours à l'œuvre ; non seulement il ne se ralentit pas, mais en fait il s'accélère ; nous en reparlerons, mais il faut noter dès maintenant que, né d'une science expérimentale en plein essor, il est lui-même en pleine croissance. La chimie, la physique, notamment la microphysique, la biologie... et même les sciences humaines, ouvrent au progrès technique de nouveaux domaines, de nouvelles carrières...

Après les Trente glorieuses (1945-1975), période type de réalisation du « grand espoir », où presque tous les facteurs économiques et sociaux étaient au beau fixe, on a vu s'allumer les « clignotants », feux d'alarme des indices : chômage, commerce extérieur, production industrielle... On a vu des tornades détruire en quelque années la prospérité de grandes branches d'activité (textile, sidérurgie...) et de grandes régions (Nord-Pas-de-Calais, Lorraine...). Les transferts d'activité et de population active, annoncés dans Le Grand Espoir, se faisaient mal ou pas du tout. Les économistes et les gouvernements furent impuissants devant la tempête. Ils ne surent pas éviter le chômage. Ce n'est qu'empiriquement que la France utilisa successivement la rigueur, la réduction de la durée du travail, l'austérité...

C'est tout aussi empiriquement qu'agissent les autres grandes nations ; ainsi une sorte de libéralisme instinctif caractérise les années 1975-1988. Nous ne sommes d'ailleurs pas sortis de ces soubresauts, au cours desquels se dessinent imperturbablement nos graphiques : « primaire » et « secondaire » en chute, « tertiaire » en croissance forte, mais cependant impuissante à éviter le chômage...

Quelles que soient ces vicissitudes, quoi qu'elles aient été et quoi qu'elles puissent être, le progrès technique vient à la fois ruiner le jeu ancien et animer des jeux nouveaux. Informatique, communication, invention de produits inédits et de procédures nouvelles, croissance en connaissance et en aptitude de pays en développement… de partout sourd la montée en puissance de l'activité économique mondiale.

La science pousse la technique et la technique pousse la productivité; la productivité chasse ou appelle l'emploi, selon la tendance de la consommation, et commande les prix réels.

À l'heure actuelle, la croissance de la productivité se fait souvent par bonds ; elle s'introduit par quantité de nouvelles découvertes, par l'informatique, la robotique, etc., dans mainte activité naguère stable. Les trois secteurs de 1950 sont ainsi fragmentés en nombreux pôles révolutionnaires. Si la productivité est multipliée par dix dans une activité, à consommation fixe, l'emploi est divisé par dix. Mais aussi le prix réel est divisé par dix. Et la consommation peut croître ici ou ailleurs.

Ainsi notre économie (la consommation, la production, les échanges) galope irrégulièrement et déjoue toutes les prévisions de détail. Une seule chose est sûre : le progrès technique commande le « développement ».

J'insiste sur cette seule chose : si dans une production, par exemple par duplication biologique, la productivité tend vers l'indéfini, le prix tend vers zéro. À la limite, le produit serait gratuit, comme l'oxygène de l'air.

L'emploi, le chômage, les loisirs

On comprend, dans ces conditions, que l'emploi soit fortement perturbé dans tous les pays du monde, et que, quel que soit le niveau de développement, il soit difficile de réduire le chômage et surtout de concilier compétitivité et plein emploi. Cependant la Suisse et le Japon y sont parvenus jusqu'ici, par des procédures inimitables ailleurs. Nul doute que la tendance à très long terme ne soit la réduction de la durée du travail, qui a commencé vers 1850 dans les pays les plus en avance.

Mais aujourd'hui le commerce international, et donc la concurrence, en rend la pratique difficile, sinon impossible. Il y a là un blocage, tenant à l'hétérogénéité du monde, dont nous mettrons des années à sortir. Ce n'est pas une raison pour n'en rien dire et pour accepter le chômage comme une fatalité.

Plaçons-nous donc dans le très long terme et tentons de voir globalement les choses.

Si les hommes n'usent pas leurs forces à s'entre-tuer, et si, plus généralement, les instincts de mort ou de décrépitude, dont nous parlerons plus loin, ne prévalent point, le niveau de vie et le genre de vie continueront de s'améliorer au prochain siècle. La permanence et l'accélération du progrès technique et du progrès scientifique nous l'assurent. Dès les années 2050, la quasi-totalité des nations du globe aura réalisé ce qui fut pour nous le grand espoir du XXe siècle, acquis par nous dès 1975. Il n'y aura plus ni famine ni disette.

Certes cela ne veut pas dire que le niveau de vie sera partout le même dans le monde. Mais cela veut dire que la productivité du travail se sera partout beaucoup accrue.

Et, comme tous les pays auront alors bien compris le mécanisme technique-productivité-niveau de vie, on peut raisonnablement penser que les nations aujourd'hui les plus pauvres auront progressé plus vite que les nations aujourd'hui les plus riches. Car celles-là adopteront d'emblée le circuit le plus court, et auront les motivations les plus fortes. Ce fut le cas du Japon et c'est le cas de plusieurs « dragons » dès aujourd'hui.

Ces faits pèseront fortement sur le mouvement séculaire de la réduction de la durée de travail, déjà depuis longtemps en cours sous toutes ses formes. Tantôt accéléré et forcé par le chômage, tantôt ralenti par le vieillissement de la population ou par des compétitivités sauvages, il est de la nature de notre temps. Ayant pour contrepartie l'enseignement et les loisirs, il est l'un des facteurs majeurs d'une véritable mutation de la condition humaine.

Nous sommes en effet, même en Occident, dans un mouvement de scolarisation, de chômage et de loisirs qui, économiquement dissociera le travail et le revenu, et intellectuellement donnera naissance à des cerveaux majoritairement autrement « culturés » que les nôtres. Nous en reparlons plus loin. Mais constatons dès maintenant que le Français moyen ne cesse de rouler en voiture et de voler en avion, alors que ma grand-mère ne s'était jamais éloignée de plus de quinze kilomètres de son lieu de naissance.

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Il est temps maintenant d'aborder des questions qui n'étaient pas traitées dans Le Grand Espoir du XXe siècle, mais qui s'imposent aujourd'hui si l'on veut s'interroger sur le XXIe.

Le milieu technique — la technostructure

Curieusement, je constate que mon livre de 1949 traite peu du progrès technique, pourtant désigné comme moteur de l'évolution économique et sociale. Il se préoccupe seulement de le mesurer par la productivité du travail. C'est que la notion de progrès technique semblait aller de soi : il était la conséquence directe du progrès scientifique, lui-même bien connu, sans cesse constaté par tout un chacun et sans cesse étudié par les philosophes.

Au demeurant, Georges Friedmann avait posé devant le grand public les Problèmes humains du machinisme industriel, dont il espérait alors qu'ils seraient mieux maîtrisés en URSS qu'aux États-Unis ; il préparait Le travail en miettes.

La technique des années cinquante était simple en comparaison de celles qui prévalent dès aujourd'hui : c'est bien en fait de machinisme (fruste) qu'il s'agissait. Le phénomène était l'utilisation croissante de la force mécanique, de l'énergie mécanique : charbon, vapeur, gaz, électricité, pétrole... De plus, l'évolution était relativement lente. La microphysique n'existait pas, la biologie était dans sa préhistoire...

Aujourd'hui, les ramifications de la science expérimentale s'étendent partout. Dans tous les domaines, les découvertes affluent. Quotidiennement les médias en font part au grand public. Recherche et développement sont devenus des mots connexes (R et D) ; entreprises et nations financent des centaines de milliers de chercheurs dans le monde. Le laboratoire est de plus en plus associé à l'usine ou au bureau de production. Le tout progresse à un train d'enfer, qui périme, perfectionne ou transfigure sans cesse la situation d'hier ou d'aujourd'hui.

Voyons trois grands aspects de l'évolution présente : l'informatique, la robotique, la biotechnologie.

L'informatique est la science et la technique des signaux significatifs. Elle consomme des quantités infimes d'énergie mécanique, mais transforme la matière à partir de sa microstructure. L'homme qui ne disposait, jusqu'au milieu de ce siècle, que de la gravure et de l'écriture pour transmettre sa pensée à travers le temps, dispose dès aujourd'hui de moyens dont on peut dire qu'ils sont prodigieusement plus efficaces et par suite moins coûteux. Disques, disquettes et cassettes à mémoire enregistrent et donc transmettent des volumes fantastiques d'images, de mots et de sons.

Les duplications sont presque instantanées, à distance comme sur place. Les décodages, c'est-à-dire les restitutions en langues vulgaires, extrêmement rapides. Inutile d'insister pour rappeler combien ces techniques ont bouleversé et bouleversent continuellement le travail et la vie de chaque être humain : la presse, l'édition... tout ce qui est fabrication, réception, communication des idées et des sentiments. Cartes de crédit, « minitels », micro-ordinateurs, petites calculatrices, photocopieurs, télécopieurs... sont déjà des instruments usuels pour bon nombre d'entre nous, pour la majorité des jeunes.

On peut, par l'informatique, informer les hommes et commander les machines. Le tout instantanément et à faible coût. Un « programme » commande une machine comme et autant de fois que l'on veut. Cela a transfiguré l'automatisme et créé la robotique. La machine du « travail en miettes » s'est ainsi transformée en robot. Le robot est une machine à multiples fonctions qui n'est plus commandée par un homme, mais par un programme informatique qu'un homme a élaboré. Et ce programme peut servir et sert souvent en fait des milliers ou des dizaines de milliers de fois. Bien sûr, un robot peut recevoir et transmettre à un autre robot l'objet à œuvrer. On voit combien l'on peut, lorsque ces procédures sont utilisables, et elles le sont souvent, augmenter la productivité sans consommer plus d'énergie mécanique, et même en en usant moins. C'est là un fait capital.

Les biotechnologies ont démarré vers 1970, à la suite des grandes découvertes de la biologie moléculaire. Il s'agit en somme d'en user avec les molécules vivantes comme avec les molécules de silicium ou de gallium, du moins en y puisant ou en y introduisant de l'information. Mais en fait, s'agissant du vivant et de l'homme même, les enjeux sont beaucoup plus graves. De toutes les branches de la technique, la biotechnologie s'annonce à la fois comme la plus puissante et la moins prévisible.

La médecine et la chirurgie ont commencé leur grand bond en avant vers 1940 avec la pénicilline et les antibiotiques. Mais nous avons vu ensuite se succéder rapidement la réanimation thérapeutique, la pilule contraceptive, les greffes d'organes, etc. Depuis 1970 se multiplient les identifications puis les fabrications d'enzymes, d'hormones, etc.

On en vient, on en est venu à faire cumuler, dans une même cellule vivante, des programmes artificiels avec tout ou partie des programmes de cette cellule, ou d'autres. Et en particulier avec le pouvoir reproducteur de la vie. D'où l'ouverture sur des substances, des êtres et même des espèces zoologiques, plus ou moins et de plus en plus artificiels.

Et comme ces faits s'appliquent, ou certainement s'appliqueront à l'homme même, on ne doit plus dire seulement, comme disait Friedmann, que l'homme vit dans un milieu de plus en plus technique, de plus en plus artificiel, de plus en plus éloigné du milieu « naturel », millénaire. Il faut ajouter que l'homme même se soumet à cette technique dans son corps et dans son esprit : sélectionné, réparé, modifié, reconstruit, bientôt peut-être même construit par actes volontaires techniques (artefacts), accomplis par l'homme même. L'homme n'est pas seulement plongé dans un milieu technique (de plus en plus complexe et rapidement évoluant), il est lui-même un être de plus en plus technique. Il naît dans et par la technique, y vit, y meurt.

C'est en ce sens que l'on dit que la planète devient une technostructure.

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Cette technostructure est-elle plus agréable pour l'homme que l'ancienne nature ? Certes oui, ne serait-ce que parce que nous la faisons pour cela. Mais des épines continuent de pousser à côté des roses. D'énormes problèmes se posent. Il nous reste à les évoquer.

Court terme, long terme

Il n'est d'ailleurs pas étonnant que des décisions humaines, motivées par le bonheur et le bien, se trouvent suivies dans l'espace et le temps de conséquences mitigées, voire franchement mauvaises : car ni le temps ni l'espace ne sont homogènes. D'abord, l'homme n'agit pratiquement qu'en fonction des circonstances présentes, de l'instant, ou mieux du très court terme. J'ai dans tous mes livres plaidé pour l'agrandissement du champ de vision, pour l'allongement des horizons de prévisions, pour la prospective... Mais toujours ou presque, surviennent des événements fortuits, des « invités inattendus », des « effets indésirables »...

À mesure que le temps passe et que nous pénétrons dans des réalités plus complexes, le lot de l'imprévisible s'accroît.

C'est ainsi qu'en même temps que se réalisaient en Occident et au Japon les promesses du grand espoir du XXe siècle, un flot de maux anciens persistaient ou empiraient dans le monde, et d'autres flots, nouveaux ceux-ci, apparaissaient et s'amplifiaient.

La technostructure aujourd'hui

Il n'est pas question de faire ici l'inventaire des faits qui ont limité et limitent toujours le bonheur et la joie de vivre, et font la dureté de la condition humaine. Nous nous bornerons, et sans même prétendre les énumérer tous, à rappeler les maux et les menaces majeurs que nous ressentons malgré les techniques nouvelles (et parfois même à cause d'elles).

Les sensibles améliorations du niveau de vie et du genre de vie auraient pu s'accompagner d'une non moins sensible détente des antagonismes politiques et sociaux, nationaux et internationaux. Le moins que l'on puisse dire est qu'il n'en a rien été. L'apaisement, la marche vers la sérénité, se sont heurtés à une véritable boulimie de consommation, à une frénésie d'action. Comme je l'ai déjà dit ci-dessus, on veut, dans tous les domaines, « toujours plus ». Tout et tout de suite ; une chose, dès qu'elle est techniquement possible, doit être faite, et par tous. Comme les médias et la publicité attisent ces passions, on obtient un monde survolté, en agitation constante, en revendication indéfinie...

Chaque homme, dès l'enfance, est harcelé, bombardé d'informations quotidiennes, décousues, disparates, dans lesquelles l'éducation, l'enseignement, la réflexion sont pratiquement impuissants à mettre des hiérarchies, encore moins une sagesse. Trop souvent, des adolescents recourent à la frénésie du sexe, de la drogue, de la violence. C'est pratiquement le revenu, le hasard des rencontres et la santé qui imposent les choix.

La dominante est la recherche de la nouveauté; on change pour changer. Les journalistes, les écrivains, les artistes, les publicistes, les publicitaires cherchent à étonner, à frapper. L'attention des hommes se capte de plus en plus difficilement et de moins en moins durablement ; loin d'entrer avec elle en commerce calme et serein, chacun essaie de la dominer, de la confisquer, de l'accaparer...

Cela entretient entre nous un climat d'agressivité, de précarité, d'instabilité, qui n'est certainement pas sans relation avec les agressions corporelles de voleurs et de voyous, avec l'atmosphère d'insécurité si souvent dénoncée. Les revendications sociales, les défilés hurlants par haut-parleurs, les grèves paralysant parfois longuement les services publics, ajoutent évidemment à l'énervement et à l'inquiétude. Mais aussi les agitations financières et boursières, les spéculations, les OPA (Offres publiques d'achat)...

Le despotisme, majoritaire dans le monde, le terrorisme, les armements et les guerres plus ou moins froides, parfois atroces, plus ou moins internationales, l'impuissance de l'ONU, forcent d'un trait tragique l'état de la planète.

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Après ces faits nouveaux de société, il faut considérer les risques individuels mineurs qui ont toujours pesé sur l'humanité, mais que la technique a largement modifiés. Ici encore, il y a un puissant volet positif, avec la médecine et la chirurgie, la guérison ou la suppression de certaines affections, la quasi-annulation de la mortalité infantile, etc. Mais il reste des souffrances, d'autant plus douloureuses qu'elles sont plus rares et moins acceptées par la philosophie sociale : cancers, maladies de sénescence, accidents graves de circulation ou de sport...

À un moindre degré de gravité, mais à beaucoup plus grand rythme de fréquence, la technostructure engendre des risques mineurs : ampoules électriques qui claquent, machines à laver, TV, ordinateurs ou ascenseurs en panne, chauffage coupé.... En multipliant les machines et les installations « sophistiquées », le progrès technique a transformé l'espace inerte de l'appartement d'autrefois en un espace « multirisque ». Même si beaucoup de ces risques sont peu graves, leur échéance fréquente et les menus incidents de réparation qu'ils impliquent, entretiennent dans les esprits (du moins chez les adultes et surtout chez les vieillards), le sentiment de fragilité et d'insécurité.

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Mais ce qui est beaucoup plus sérieux, ce sont les risques que l'on vient de baptiser sous le nom de risques majeurs.

La naturelle nature a toujours comporté pour l'homme des risques majeurs, bêtes féroces, famines, tornades, cyclones, tremblements de terre. La technique actuelle en élimine quelques-uns et en réduit d'autres par la prévision, la solidarité, et l'adaptation des structures. Par contre, l'accroissement de la densité de peuplement est un fort facteur d'aggravation.

Mais surtout la réflexion écologiste a révélé une foule de risques plus ou moins insidieusement issus des techniques actuelles et surtout de leur emploi massif. Bien sûr, le risque atomique, militaire et civil, a déclenché la grande prise de conscience : Hiroshima, Tchernobyl, resteront des noms redoutés. Mais le fait étonnant est le nombre et la variété des dangers qui se sont révélés à l'échelle du monde « développé », qui dès aujourd'hui troublent le confort des hommes, et dès demain constitueront des dangers graves.

On peut en rassembler un bon nombre sous le nom de pollution. Les uns sont liés à la physique : bruits, sons, lumières, encombrements... ; les autres à la chimie : poisons, substances nocives, odeurs... Sans tenter de recenser toutes les sources de pollution, nous citerons pèle-mêle les fumées, les fuites et les déversements d'usines et de foyers ménagers, les excès d'engrais, les pluies acides, l'accumulation exponentielle des déchets... Bien des gares et des aéroports sont devenus et deviennent des entassements de véhicules et d'hommes. L'encombrement gagne même l'espace des satellites artificiels. De temps à autre, la ruine de grands bateaux, de grands express, de grands avions, un « carambolage » en chaîne sur une autoroute viennent rappeler concrètement que nous vivons effectivement au cœur de risques majeurs.

Mais le mal potentiel est plus grave encore que le sentiment qu'en a le grand public. Un exemple étonnant de la fragilité de notre technostructure a été donné récemment par la découverte que la couche d'ozone qui, depuis des millions d'années, protège la vie sur la terre de certaines radiations solaires mortelles, est menacée ; et menacée par les aérosols, ces gaz, a priori innocents, utilisés par exemple en parfumerie. Plus généralement, le commandant Cousteau a dénoncé avec pertinence la disparition en un demi-siècle d'un million, sur dix, d'espèces vivantes, la tendance au réchauffement de la température de la planète, le danger de la fonte des glaces polaires... Quand on pense à l'autonomie que peut acquérir l'homme, il faut penser Pierre Vendryès ; quand on pense à la complexité de l'espace et du temps, il faut penser Edgar Morin.

En vérité, à long terme, un siècle par exemple, la technostructure est imprévisible. On ne sait quel facteur se révélera nocif, sera dominé par l'homme et disparaîtra, ou le dominera et causera de profonds ravages. L'ignorance est telle que l'on ne sait si la technostructure n'est pas l'une des causes de ce risque, majeur par priorité, à la fois vital, technique et culturel, la baisse de la fécondité des humains.

La crise démographique

L'évolution du nombre des humains est la plus grave inconnue du XXIe siècle.

À l'heure actuelle, sur 10 enfants qui naissent dans le monde, 9 appartiennent à un pays du Tiers Monde. Pour renouveler à nombre égal les générations, il faut que les femmes aient en moyenne 2,2 à 2,3 enfants au cours de leur vie. Depuis 1980, les femmes des pays occidentaux en ont environ 1,8. Les femmes des pays du Tiers Monde en ont 4 à 6. En France, on atteint 1,73; en Allemagne fédérale 1,3 !

Alfred Sauvy a écrit un livre dont le titre est L'Europe submergée. Pour que l'on puisse continuer à parler de l'avenir d'une nation ou d'un continent, il faut d'abord qu'il n'ait pas été submergé.

En 1950, la France avait 42 millions d'habitants, le Maghreb, 22. En 2000, les chiffres seront 57 et 84.

Aujourd'hui et depuis longtemps, tout le monde est au courant de la situation et de ses multiples répercussions sur la vie économique, sociale et politique, depuis le financement des retraites jusqu'à l'immigration et à la cohérence nationale. Il faut de puissants phénomènes techniques et culturels pour avoir anéanti des comportements instinctuels millénaires...

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On en vient à penser que l'humanité change de nature. Et comme ce n'est pas (du moins, pas encore) de nature biologique, c'est de nature culturelle.

La culture est l'ensemble des idées dominantes qu'une nation se fait sur le monde, l'homme et la vie ; l'ensemble des comportements qui déterminent ses actes. Or, à l'heure actuelle, tous les pays du monde changent, plus ou moins vite, de culture, mais la France et l'Occident, qui nous retiennent dans ces pages, avec une profondeur et une rapidité particulières. Si l'on y voit, comme nous venons de l'envisager, un effet global de la technostructure, on peut y voir, comme l'a écrit Jacques Robin, la fin du néolithique et un changement d'ère.

L'effondrement des idées classiques et des valeurs qui ont fait durer l'humanité

Nous avons déjà vu, dans les pages précédentes, les failles déjà ouvertes dans les cultures qui ont soutenu l'humanité pendant des centaines de siècles, malgré ses douleurs et ses misères. Aujourd'hui, on en vient à l'effondrement et à la perversion de ces valeurs. D'une part, si tout devient possible, rien n'est durablement intéressant. On invente de l'impossible pour le transgresser. On n'hésite pas à déconsidérer les notions séculaires de permis et de défendu, le beau, le bien, le sage, le prestige, le raisonnable... On inverse, on ridiculise et plus encore on oublie les tabous, les normes, les morales et les religions, les philosophies du passé.

Tentons d'examiner quelques points forts et concrets de cette énorme crise, dans l'esprit d'en envisager les issues constructives.

La culture en miettes : Il faut accepter de reconnaître que nous n'avons plus aujourd'hui de culture capable de fonder une morale et d'expliquer d'une manière cohérente nos opinions et nos actions. La science, la technostructure, ont détruit la culture cohérente et simple du passé. Nos ancêtres furent majoritairement d'accord sur l'essentiel des explications du monde, de l'homme, de la vie. Par exemple sur l'existence d'un Dieu créateur, sur l'acceptation salvatrice de la souffrance, du sacrifice, etc. Quoique beaucoup d'entre nous soient encore attachés à ces valeurs fondamentales, la plupart n'y croient plus.

Or, ces valeurs en commandaient d'autres qui, de proche en proche, régissaient la majorité des attitudes et des comportements politiques, sociaux, familiaux, personnels. Nous n'avons plus ces « garde-fous ».

La science, qui nous les a enlevés en montrant leur soi-disant naïveté, ne les a pas remplacés. Nous savons aujourd'hui qu'elle ne le fera pas : la science dit le comment des choses, mais non leur pourquoi.

C'est à l'homme de se reconstruire une explication du monde et de la vie, une morale (est-il plus rassurant de dire : éthique ?). Cela est nécessaire à la survie de l'humanité. Cela viendra. Mais ce sera long, peut-être très long. Il semble que ce soit en ce sens que Malraux a écrit sa sentence célèbre : « Le XXIe siècle sera religieux, ou ne sera pas. »

En attendant, nous sommes voués à l'empirisme et aux compromis instables et inattendus. L'homme moyen, l'intellectuel moyen n'ont plus que des idées décousues, disparates, changeantes, souvent inquiètes, sur les grands problèmes de notre vie, comme sur les grands problèmes de notre temps.

Ce flou, ce vague, ce vide sont reflétés par les arts contemporains, de la littérature au cinéma, la peinture, la musique... Ils ont fait de l'érotisme, de la violence, du trouble et du nouveau les facteurs fondamentaux des mythes de notre époque.

Le travail : Le travail a été la valeur proprement vitale de l'humanité traditionnelle. Karl Marx a vu dans la valeur travail la clé de la science économique et par conséquent des sciences sociales et politiques. Il est vrai que le travail était la source de toute production. Mais il est vrai maintenant que le pouvoir technique énorme dont disposent nos sociétés occidentales engendre une mutation des problèmes du travail.

Le schéma « primaire, secondaire, tertiaire » est resté valable de 1950 à nos jours, et, peut-on dire mieux encore, du XVIIIe siècle à nos jours. Mais aujourd'hui (quoique l'on utilise encore couramment et à bon droit cet outil d'analyse), il s'agit moins de suivre l'effondrement du primaire; les soubresauts du secondaire et le triomphe du tertiaire, que de constater l'interconnexion de ces secteurs et leur pénétration presque commune par un progrès technique intense et multiforme. Finalement, comme je l'ai toujours dit et pensé, il faut de moins en moins raisonner par analyse tripartite, mais produit par produit, et service par service. (Voir ce qu'a écrit Jacqueline Fourastié dans la présentation de cette édition, p. 1.) Chaque activité a son histoire propre, indépendante de son passé, commandée par la nouveauté foncière de la découverte, de l'invention et du désir des hommes. Nous allons vers des branches de production ne différant que par les produits fabriqués ou les services rendus, et où les sociologies de production seront de moins en moins différentes.

Le travail humain va de plus en plus vers l'usage de l'informatique, la programmation, l'utilisation du cerveau et non plus de la main. Ainsi, un atelier d'usine diffère de moins en moins d'un bureau de société d'assurance, ou même de la cabine d'un tracteur agricole.

D'autre part, les liens de plus en plus constants entre laboratoires de recherche et entreprises de production, les découvertes de plus en plus fréquentes, faisant bondir la productivité de procédures antérieures, diluent à l'échelle sociale, nationale et internationale, la notion de travail individuel.

Depuis longtemps, on a vu le revenu se dissocier du salaire (par la Sécurité sociale, par l'impôt...) et le salaire se dissocier de la production individuelle (par la production nationale). Le chômage, la scolarité, la retraite, la réduction de la durée du travail… accentuent cette dissociation. La tendance des pays occidentaux est à un salarié qui préfère son genre de vie à son pouvoir d'achat, et à un non-salarié qui vit de la production nationale.

Avec le chômage et les loisirs, l'allongement de la scolarité, la longévité des retraités..., il y a là les premiers jalons d'une réforme profonde des institutions économiques, dont je ne vois pas l'aboutissement avant de nombreuses années. Peut-être le XXIe siècle verra-t-il un revenu national attribué à chaque être vivant, assorti de suppléments plus ou moins élevés, accordés au travail, à l'efficacité, à la pénibilité, à l'invention... De toute manière, le travail ne sera plus et n'est déjà plus cette valeur quasi sacrée qu'il fut si longtemps.

La famille : Avec la famille et en revenant sur la démographie, nous abordons un domaine plus rapidement évolutif.

Depuis la récente découverte du code génétique, que de brisures ! Dissociation entre sexualité et reproduction; fécondation in vitro ; clonage ; mères porteuses ; parenté biologique dissociée de la parenté sociale... divorces de plus en plus usuels; disputes au sujet des enfants...

J'emprunte au beau livre Histoire de la population française, publié aux P.U.F. sous la direction de Jacques Dupaquier les lignes suivantes : « Nous nous acheminons à.grands pas vers la société eugénique : le choix du sexe, la procréation artificielle, les manipulations génétiques, les travaux sur le cerveau, la demande sociale croissante en faveur de l’euthanasie laissent penser que l'espèce humaine pourrait franchir une nouvelle étape… Après la procréation sur commande, voici que l'esthétique, la jeunesse et l’intelligence seraient garanties à vie II n'est pas impossible même que l'on arrive à contrôler gènes et chromosomes, à reproduire des êtres à l'identique, et même, pourquoi pas ? à en fabriquer de toutes pièces. »

Pour accentuer le caractère hallucinant de ces perspectives, j'emprunte, à la même conclusion générale du même ouvrage, le rêve suivant de science-fiction. L'auteur imagine que l'homme, après avoir vaincu, ce qui est presque fait, tous les chefs de mort par maladie, se rend maître du processus de vieillissement. « La mortalité ne résulterait plus que d'accidents. On peut ainsi fixer le quotient de mortalité à 5 %o par an, quel que soit l'âge. Alors, avec 300 000 naissances par an, la population française se stabiliserait à 63 millions environ; dont 38 millions de centenaires et 420 000 personnes âgées de mille ans ou plus... En outre, la maîtrise des processus de vieillissement prolongerait presque indéfiniment l'âge de la fécondité, qui ne serait plus limité que par le stock d'ovules de chaque femme ; chacune pourrait théoriquement mettre au monde des centaines d'enfants... » (Op. cit., tome 4, p. 556).

En attendant, les chercheurs tentent toujours de retarder la vieillesse et la mort par sénescence. Parviendront-ils à modifier les gènes qui mesurent la durée maximale de vie de chaque espèce vivant à la surface de la terre ? On voit que la biostructure n'est pas un jeu bénin.

En attendant les ultimes découvertes ou les limites infranchissables, la famille d'aujourd'hui, quoique encore sociologiquement solide à l'échelle des grands nombres, se désagrège, s'émiette de maintes manières. L'inattendu survient un peu partout. Le refus de l'enfant ou la recherche de l'enfant unique, coexistent avec la lutte contre la stérilité, laquelle, inopinément, produit de nombreuses grossesses multiples. Si les tendances marginales actuelles se généralisaient, on aurait partout des hérédités manipulées, des embryons congelés, des enfants sans lien génétique avec leurs parents, des liens conjugaux multiples ou nuls ; les enfants seraient plus « fabriqués » que procréés, l'ambigu et le bizarre se glisseraient dans tous les foyers... La technique l'emporterait sur l'amour.

On doit se demander en effet ce que deviendrait, dans cette débauche d'effets de laboratoire, le millénaire ressort de l'amour conjugal et maternel, et quel résultat s'ensuivrait pour l'affectivité de chaque être humain ; on comprend, en réfléchissant à ces inconnues, les réticences des religions, et notamment celles, de la religion catholique.

Finalement, nous nous trouvons en présence, d'une part de forts reliefs de famille affective, d'autre part de la prolifération d'individus isolés.

Le temps libre et son usage : Naguère, l'homme moyen n'avait pas de temps libre. Le temps qui n'était pas absorbé par le le travail l'était par les nécessités biologiques du repos et par les obligations sociales et religieuses.

Aujourd'hui, on l'a vu plus haut et surtout chacun le sait, le temps libre prolifère tout au long des années de la vie, des jours et des heures de l'année. Or, le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on en mésuse. Le mot distraction est sans doute celui qui caractérise le mieux l'emploi majoritaire des loisirs. Une distraction coûteuse souvent, et en général stérile. Elle distrait de l'essentiel.

Stérile en particulier parce que passive. On regarde sur un écran ou à travers les vitres d'un autocar. Est-il plus actif d'applaudir ou de crier sur un stade, d'entendre sans écouter radio, ou de jouer aux cartes ? De parier aux courses ou; jouer au loto ? Le sport est la seule activité qui mobilise des gens en nombre notable, marche, ski, navigation... Encore ceux qui pratiquent le sport sont-ils cent fois moins nombreux que ceux qui le regardent.

Stérile, parce que le temps libre n'est au mieux utilisé par la recherche d'émotions artificielles, dues à des spectacles extérieurs, souvent alimentées par des produits ou des services commerciaux, fugitifs, sans trace dans la mémoire, conduisant fréquemment à la frénésie et à la satiété.

Mais il ne faut pas exposer ici des thèses unilatérales: La société occidentale est d'une grande variété. On doit distinguer dans les usages du temps libre au moins deux grandes tendances. La première dont nous venons de parler est largement majoritaire ; elle est extensive et superficielle. La seconde est minoritaire, mais elle existe ; elle se donne pour objet une continuité, un approfondissement, un développement de la personnalité.

Les objets de cet approfondissement sont innombrables. Il peut s'agir de vie spirituelle ou intellectuelle, d'aide au Tiers Monde, d'action caritative (notamment l'aide bénévole aux enfants en difficulté scolaire pourrait et devrait prendre une très grande extension) ; il ne faut pas non plus sous-estimer maints centres d'intérêts majeurs ou mineurs, depuis la pratique de sports jusqu'à la passion de collectionner... À des niveaux divers de qualité, il en résulte plus ou moins une formation et une affirmation de la personnalité.

On ne peut demander à tout le monde de rechercher sans désemparer les fins dernières du monde, ou les institutions idéales de la société. Mais tout approfondissement conduit à la réflexion, à la méditation, au perfectionnement des processus cérébraux, donc à l'accroissement de ce qui est le plus humain dans l'homme. On devine aisément que c'est cette seconde voie qui a mes préférences ; elle a aussi celles de la société. Car on ne doit pas minimiser les efforts des Maisons de la culture, de la TV et des radios d'État, du ministère du temps libre, des collectivités régionales ou locales qui tirent le loisir dans le sens de la dignité humaine. Il n'y a pas jusqu'aux médias commerciaux et aux firmes industrielles qui ne veuillent se faire pardonner le torrent de futilités qu'ils vendent au public, par quelque contribution à des actions de qualité.

Pour ma part, je souhaite vivement le maintien et l'extension des académies, des sociétés « savantes » et plus généralement de toute association (nationale, départementale ou communale) même peu assurée dans ses moyens et sa durée, du moment qu'elle « tire » le temps libre dans le sens de la pensée personnelle, de la fraternité, de la réflexion et de la méditation.

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La formulation et la transmission des idées : Le système marchand abaisse en général le niveau de la culture par rapport à ce qu'il serait dans le système de l'association fraternelle. C'est pourquoi l'on ne peut compter sur l'ordinateur, du moins aujourd'hui, pour valoriser la culture. Car l'ordinateur est une marchandise. Sa culture est pauvre, a écrit Bruno Lussato.

Beaucoup de personnes pensent encore le contraire. Ils sont fascinés par la quantité illimitée d'informations qui sont là, prêtes à se déverser sur un simple utilisateur. Il est vrai que le phénomène est, pour nos générations, presque magique. Mais il faut savoir de quelles informations il s'agit. Ce qui est stocké dans l'ordinateur, ce sont des informations technoscientifiques, rendues abstraites par le canal de numérisation. L'utilité et la rentabilité économiques jouent un rôle majeur dans leur choix. Or, leur extrême abondante l'extrême rapidité de leur émission submergent le lecteur, limitent ou annulent son libre arbitre, sa réflexion.

L'usage de l'ordinateur n'en aura pas moins une grande influence sur les cerveaux humains et je ne sais trop dans, sens s'exercera cette culture riche en signaux, pauvre en idées Plus généralement, l'émission et la transmission des idées s'est faite, jusqu'à une date récente, par la parole et par l’écrit. La perception du réel se faisait directement par la relation de l'objet extérieur aux cinq sens. Déjà la B.D. (bande dessinée) concurrence la ligne imprimée; on ne voit plus l'automobile, mais le feu de position qui l'annonce...

Il est clair que cela modifiera grandement, mais sans que l'on sache comment et avec quelles conséquences, les connexions du cerveau. De même que nos enfants sont plus grands et plus minces que nous, plus précoces, plus forts et plus audacieux, plus adroits, moins souffrants que nous ne l'étions à leurs âges..., de même ils auront un cerveau structuré différemment. Pourtant il est bien probable que l'écrit classique restera le véhicule obligé de la pensée profonde, de la réflexion... La lecture de livres, écrits selon le mode littéraire toujours en vigueur, sans doute restera la meilleure procédure d'acquisition des grandes synthèses d'idées, de la philosophie, de la morale et de la religion, de l'autonomie mentale…

La morale, la philosophie, la religion : Je n'ai repris que quelques traits du désarroi culturel de notre temps. Il est clair que je n'ai pas à refaire ici ce que j'ai tenté dans mes récents livres « philosophiques », Le long chemin des hommes, Ce que je crois, D'une France à une autre... Je ne conclurai donc que brièvement, schématiquement, incomplètement, et surtout sans la prétention de savoir discerner l'essentiel d'un monde infiniment complexe et mouvant.

Les faits économiques et sociaux, objets du Grand Espoir du XXe siècle, se sont réalisés et se poursuivront au XXIe siècle à peu près comme le livre l'avait prévu. Les progrès de la technostructure emporteront l'économie du monde entier.

Mais l'avènement de ce grand espoir économique et social entraîne avec lui, apporte et apportera une foule de problèmes nouveaux, non résolus ou mal résolus, souvent même encore inaperçus, parfois tragiques. L'évolution politique, culturelle, biologique, écologique, démographique... était et reste imprévisible. Le XXIe siècle est pour nous une grande interrogation.

Partout aujourd'hui, on conteste les bases les plus générales de tous les anciens concepts sur l'univers et la vie... au point de n'en plus avoir. Les comportements sociaux sont bouleversés. Le travail, naguère avant tout physique et épuisant, fait place au traitement de symboles et au temps libre. L'acceptation d'un sort immuable s'efface devant des changements fréquents et des revendications ininterrompues. La famille éclate et tend, semble-t-il, vers des états individuels, instables et compliqués. Les Églises chrétiennes n'ont en Occident que de petits nombres de fidèles. L'École change sans cesse de programmes, de méthodes, d'organisation. Les institutions, la législation, le droit légal... sont en mutations indéfinies, et cependant toujours en retard sur les comportements. La société, atone, semble borner son ambition à... la consommation. Bref, la société, la morale, la culture sont en crise ; cela est banal de le dire, mais nécessaire et grave.

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Comment, dans ces conditions, l'homme moyen et les hommes de pouvoir conduiront-ils leurs vies et leurs œuvres ? Nos idées et nos actes majeurs sont en agitation, sans directives. Que décider lorsque la science est muette et qu'il faut pourtant décider, prendre ces solutions-options, nécessaires, souvent fondamentales, qui engagent une vie, une famille, une nation, une période plus ou moins longue de temps, des êtres plus ou moins nombreux, notre destinée même... ?

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Les objectifs de l'homme sont simples ; il recherche l'harmonieux exercice de ses facultés. Mais il est sans cesse déçu et trompé par la complexité du réel, par l'écart entre le rêve et la réalité, entre le court terme et le long terme, par l'inquiétude, par l'erreur et la faute... Pour éviter le plus possible ces fautes et ces désillusions..., il a besoin de « garde-fou », d'éducation, de formation. Il lui faut acquérir son autonomie et sa sagesse. Il lui faut une morale assise sur un socle solide d'idées générales, science expérimentale, philosophie, religion. Le réel ne suffit pas à expliquer le réel. Les valeurs qui font progresser l'humanité ne sont pas les mêmes que celles qui la font durer.

Des recherches sont faites, des prises de conscience se manifestent partout dans le monde : des hommes, des associations, des académies, des institutions, des Églises... sont au travail pour tenter de pallier le vide conceptuel de notre temps. Dès 1948, l'ONU a voté un document utile : la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Faisons confiance au long mystère de l'homme.



[1] Par exemple, dans La Réalité économique, col: « Pluriel », Hachette, 1986.

[2] Cf. Jean FOURASTIÉ, Faillite de l'Université ?, Paris, Gallimard, col. « Idées », n° 257, 1972.