jean fourastie

 Cet article est paru dans le Bulletin de la Société des Études du Lot, 1986/2. Jean Fourastié y expose l’essentiel de ce qui a inspiré son ouvrage En Quercy, essai d’histoire démographique, Quercy-Recherche, Cahors, 1986, c’est-à-dire ses recherches sur Douelle (Lot), berceau de la famille Fourastié. On peut voir comment travaillait Jean Fourastié, avec quelle minutie il recherchait les données statistiques ; il partait toujours du réel vérifié avant de généraliser et d’en tirer une vision prospective.

 Qui n'a rêvé de lire ou d'écrire une bonne histoire de sa famille ou de son village natal ? Et pourtant, l'ignorance de chacun d'entre nous est à peu près totale en ces matières. Assez rares sont ceux qui peuvent citer exactement le nom de famille et le prénom de leurs quatre grands-parents ; très rares ceux qui peuvent citer de même ceux de leurs huit arrière-grands-parents...

 

Cependant les monographies et les études généalogiques se multiplient depuis une- trentaine d'années sous la double influence des mémoires demandés aux jeunes universitaires, et des travaux de loisirs entrepris par de jeunes retraités. Mais le passé est une mine inépuisable, encore à peine effleurée.

Pour ma part, outre mon amour permanent pour le village d'origine de ma famille[1], c'est mon séjour professionnel de plusieurs années à l'Institut national d'études démographiques (I.N.E.D.), où m'avait appelé Alfred Sauvy dans les années cinquante, qui m'a .conduit à dépouiller l'état civil de Douelle selon les méthodes qu'inventaient alors les démographes français. Mais aussi j'y étais encouragé par l'existence à Douelle d'une source originale et rare, une généalogie collective de paroisse, dressée vers 1873 par le curé de l'époque, l'abbé Massabie. Malheureusement d'autres faits me détournèrent vite d'un travail intensif : mes autres obligations professionnelles et universitaires et le très mauvais état des documents d'archives.

Disons d'abord qu'alors que mes collègues de l’I.N.E.D. trouvaient souvent pour leurs études des archives bien tenues et remontant à la fin du XVIe siècle, je ne retrouvais pas même pour Douelle les registres d'état civil sur lesquels avait travaillé l'abbé Massabie, et dont les plus anciennes pages n'étaient pourtant que de 1679. Rien de suivi n'existe avant 1749, et encore; jusqu'à une date très tardive, on va le voir, les lacunes, les omissions d'actes, sont nombreuses. Un grand travail a été néanmoins accompli par des chercheurs jeunes ou âgés, bénévoles ou faiblement rétribués par quelques vacations. Surtout, un douellais insigne, Augustin Soulayrès, aujourd'hui hélas! décédé, a poursuivi jusque vers 1970 les généalogies de l'abbé Massabie.

J'ai voulu qu'au moins une part fût publiée de ces travaux multiples. C'est pourquoi je donne aujourd'hui une petite partie des résultats accumulés, sous le titre : Réflexions sur l'histoire de la population de Douelle et de sa région[2].

Mais rien ne rend si modeste que la publication d'un ouvrage régional. Car, à 'échelle nationale ou mondiale, on est habitué séparer sans scrupule les grandes catégories du savoir et de la connaissance : philosophie, morale, religion, droit, économie, histoire politique, histoire littéraire, art, archéologie, etc., etc. — Le cadre local, au contraire, appelle spontanément à considérer de front la complexité et la variété des activités et des préoccupations humaines, Ce sont ces mêmes individus dont nous avons les noms, dont nous connaissons les filiations et dont bien souvent nous connaissons le .destin même dans son détail, ce sont ces hommes de chair et de sang, donc, qui ont eu à la fois des activités et ces préoccupations économiques, sociales, politiques, familiales, religieuses, etc. Or, il est impossible de tout traiter et il est douloureux de séparer.

Ce sont des dizaines de volumes qu'il faudrait publier pour un seul village et un même siècle. Je me borne aujourd'hui à un secteur restreint, parce que des milliers d'heures de travail ont été accomplies sur son thème et que ces milliers d'heures risqueraient d'être perdues, au moins pour longtemps, si je me bornais à ensevelir les fiches dans les archives[3]. Mais aussi parce que l'histoire de la population dans son aspect quantitatif, la démographie historique, comme on l'appelle, est bien la base de toute autre histoire, de toute étude. Elle est aussi moins rébarbative et moins austère que ne le croit le grand public, qui ne la connaît que de nom ; car, on le verra, elle fait toucher, elle rend sensibles et même poignants, l'essentiel des plus grands drames et les traits majeurs de la condition humaine.

Ces réflexions portent en effet sur la transition rapide (1679-1975) qui a fait passer cette paroisse quercynoise de la condition traditionnelle pauvre et introvertie remontant au lointain passé, au village contemporain, opulent et ouvert, bruissant de téléphones, d'automobiles, de télévisions... que nous connaissons aujourd'hui. Avant de donner quelque aperçu des principaux traits de l'étude démographique, je voudrais en deux ou trois pages évoquer l'atmosphère culturelle du monde d'hier, qui a duré si longtemps et a disparu si vite.

Pour cela je citerai une page que j'ai écrite sur Douelle dans un autre de mes livres, et la courte lettre qu'il y a une vingtaine d'années seulement, une cousine écrivait à ma femme, un soir de Noël.

On sait qu'en 1979, écrivant l'histoire économique et sociale des 30 années (environ) d'intense progrès qui suivirent en France et en Occident la seconde guerre mondiale — période que je fus amené à baptiser Les trente glorieuses[4] — je choisis Douelle comme prototype du mouvement. La situation locale du Douelle de 1945, décrite par le recensement de cette date, ressemblait remarquablement à la situation nationale de la même date, décrite par le même recensement. Et de même en 1975.

Dans ce livre, voici comment j'évoque l'atmosphère quotidienne du Douelle de ma jeunesse et celle du Douelle d'aujourd'hui.

« Il suffit de parler (aujourd'hui c'est encore possible) avec des personnes nées aux alentours de 1890 ou de 1900, qui ont connu, au moins dans leur enfance, les restes de l'atmosphère de la vie traditionnelle, pour mesurer la distance séparant la morosité, la grisaille de notre temps, de l'ardeur, du primesaut d'antan. La France était gaie ; les Français chantaient. Pauvreté, oui ; mais entrain, faculté d'admiration et d'enthousiasme; ardeur de vivre... De belles émissions de T.V. nous ont montré ces vieillards, des personnalités. « C'était dur, mais on était content !». « Les femmes chantaient en faisant le ménage; les éboueurs en enlevant les ordures ». Je puis écrire que ce n'est pas une illusion tardive, une construction a posteriori. J'ai vécu, j'ai observé cette force vitale dans mon village ; on était fier de vivre, fier de tout ; de Douelle, de son curé, de son maire..., du chêne qui dominait sa « cévenne » et que l'on voyait de quatre cantons ; de nos feux de Saint-Jean ; de notre fête votive du 15 août ; des grandes noces de nos parents où cent personnes étaient conviées, fier de nos parents eux-mêmes, si pauvres fussent-ils, et de notre maison.

« Aujourd'hui, finie la pauvreté, pléthore de biens, de services, d'informations ; frénésie de consommation et de voyage. Satiété (à seize ans, on a déjà « tout vu »). « La France s'ennuie », avait écrit Vianson-Ponté dans un article célèbre, précédant de peu l'explosion imprévue de 1968: «Métro, boulot, dodo ».

« À ces espoirs infantiles (« Tout est possible »), à ces explosions, succèdent, en effet, des périodes grises, des inquiétudes qui, chez certains, vont jusqu'au désespoir. On ne réalisera pas ses rêves. Le monde est mal fait. La vie absurde. »

« Les mass media nous apportent chaque jour un flot d'informations décousues, complexes, instables, tragiques... Partout des revendications, des grèves, des conflits... À voir les grands de ce monde, d'aussi près que les caméras, on apprend qu'ils ne sont pas ces dieux tutélaires que nous imaginions quand nous les voyions seulement, en grand uniforme, figés et grandis par les estampes.

« Ce monde est incompréhensible, trop compliqué, trop immense…

« On attendait trop du grand espoir du XXe siècle, c'était, mais c'était seulement un grand espoir économique ; il portait sur les faits, mais sur les seuls faits de production, de consommation, de durée du travail, d'hygiène, de durée de vie... Beaucoup y ont associé des facteurs bien différents : la misère et la pauvreté ne paraissent-elles pas le seul obstacle à la plénitude de vie, au bonheur ? Alors, on a tout « misé » sur le salaire, et la « société de consommation » ; les huîtres, l'appellation contrôlée, la salle de bains, le réfrigérateur, la machine à laver, l'auto., la caravane. On a oublié l'harmonie et la grâce, le dévouement, la vertu... On ne sent plus le charme des visages, des plantes et des plaines, des monuments et des villes, qu'à travers des images, des photographies, trop belles, trop peu liées à la continuité du temps et .des espaces et mises trop nombreuses et trop vite sous des yeux trop jeunes...

« L'homme d'aujourd'hui, et surtout l'adolescent, se caractérise ainsi par une instabilité qui le fait passer d'espoirs vagues et indéfinis, où l'action serait la sœur du rêve et de la spontanéité, à la peur d'un monde immense et brutal, où n'existent que de fragiles facteurs de sécurité... »

 

Voici maintenant le texte d'une lettre écrite à ma femme par une douellaise de vieille souche, en 1965.

« Vendredi soir, 24 décembre 1965. Veille de Noël.

Chère amie, Je suis là, seule, avec deux bûches qui brûlent bien et la chaleur du poêle. J'ai la compagnie d'un petit poisson dans un bocal, que Pierre a pris vivant. Ces petits riens me suffisent. Quand on n’est pas exigeant, voyez qu'il en faut peu.

Ce n'est pas qu'on ne m'ait pans invitée à descendre chez Marguerite, mais il fait tellement mauvais que je préfère ne pas déplacer. Quant à la messe de Minuit, j'en revivrai le souvenir.

Je pense aux fabuleuses dépenses de cette nuit, mais ne les envie pas. Ma pensée va davantage aux déshérités, à la souffrance, n'importe laquelle.

Avec vous vivant je marcherai assez pour aller secourir une misère et votre sourire si réconfortant.

L'anniversaire que nous célébrons était bien triste dans la joie, toutes les portes qui se fermaient devant la Sainte Vierge cherchant un abri pour son petit enfant.

Et je pense aussi à ma chère petite Micheline qui, il y a 24 ans, était couchée pour ne plus se relever Elle avait fait sa lettre au petit Jésus., lui demandant de la guérir bien-vite et lorsqu'elle serait grande voulait être une sœur[5]. Hélas ! ce fut autrement.

Je ne m'étends pas sur ce sujet, vous savez trop bien qu'il m'a fallu vingt ans pour que ma peine se calme un peu.

Je vais vous quitter pour aller tisonner un peu, faire jaillir des « louis d'or » comme un enfant, et puis peut-être je mangerai une orange c'est tout.

Je pense à vous très très souvent parce que vous aime beaucoup.

Germaine

P.S. Tout par devoir

Rien par plaisir

Mais tout devoir avec plaisir...»

 

Certes, tous les douellais de 1965 n'auraient pas écrit de telles lettres, mais je puis vous dire qu'une large majorité des plus de 50 ans d'alors aurait pu le faire avec profonde sincérité. Ce texte est un témoignage émouvant et représentatif de la vie intérieure dominante à Douelle pendant plusieurs siècles. Ainsi pensaient la plupart de mes grands-parents, oncles, tantes, cousins, nés vers 1850 au 1880 et qui ont témoigné jusque vers 1970 de la conception traditionnelle du monde et de la condition humaine[6].

Cet immense sujet englobe les mœurs, les fêtes, les rites, la morale, les croyances, la religion, l'image que les hommes se faisaient du réel et de ce que j'ai appelé le surréel, non observable analytiquement et scientifiquement comme le réel, mais ressenti comme plus réel encore que le réel, comme réalité à très long terme, déterminant et expliquant le réel de court terme[7].

Le cerveau était occupé à rêver, à imaginer, plein de contes et de féeries, beaucoup plus qu'à percevoir ou observer le réel, Un détail rêvé, l'image par exemple d'un saint, d'une sainte, d'une histoire d'amour ou d'héroïsme, pouvait occuper le cerveau d'un homme ou d'une femme pendant des heures et des années. Comme l'a dit Baudelaire, l'action était la sœur du rêve. Toujours les mêmes actions, toujours les mêmes rêves. L'action était un rite et non un travail : elle était donc dominée non seulement par la coutume, mais par la religion, le sacré, le surréel.

Le fait dominant est que la quasi-totalité des douellais croyaient à la survie de l'âme, après la mort du corps. La vie terrestre est une épreuve et n'est qu'une épreuve. Il est donc normal qu'elle soit dure et douloureuse, cependant ponctuée normalement de repos, de calme, de joie, de fêtes.

Maynard, l'un des deux ou trois grands poètes quercynois, exprime bien ce sentiment populaire dans son sonnet qui commence ainsi :

Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée.

Mon dernier jour est dessus l'horizon.

Tu crains ta liberté ; quoi, n'es-tu pas lassée

D'avoir souffert soixante ans en prison ?

La mort n'est pas une fin, mais un transit, un passage, d'où les mots alors usuels : décès, trépas (décès vient du latin decedere, quitter, délaisser ; trépas vient du latin transire, aller au-delà) ; les trépassés étaient les hommes qui avaient, plus tôt que nous, passé l'épreuve terrestre.

Pour avoir aujourd'hui l'image de la mort dans un village traditionnel, que l'on se représente d'abord les 20, 30, parfois 50 sépultures annuelles dans un village de 600 âmes où tout le monde connaît tout le monde. Les sonneries rituelles de cloches, de glas, coup par coup pour les femmes, deux coups par deux coups pour les hommes, pendant des heures entières, la veillée des morts, le deuil, la parenté, le quartier, la paroisse entière mobilisée pour les cérémonies religieuses et l'inhumation.

Mais revenons à la base : l'histoire démographique ; le nombre des hommes, leur durée de vie, leur « calendrier » familial, les âges au mariage, leur fécondité, leur durée. Je dirai ici successivement quelques mots de ce qui est particulier à Douelle en ces matières, de ce qui au contraire est bien dans la ligne du Quercy et du Sud-Ouest de la France; de ce qui, enfin, pose des problèmes locaux ou nationaux encore mal connus et mal résolus.

Douelle village fortement endogame

Douelle a traditionnellement accusé une forte personnalité. Sa rivalité avec Luzech était proverbiale. Quand, allant .à pied aux fêtes votives du voisinage jusque vers 1930, nous occupions le milieu de la route, et nous criions à qui voulait l'entendre « Dérengas-bous, sen dé Douello ». Les bagarres n'étaient pas rares.

Le .particularisme de Douelle remontait, semble-t-il, à son fort contingent de « mariniers », patrons de bateaux ou simples « matelots », en principe inscrits maritimes, à la concentration de l'habitat et à la faible étendue territoriale de la commune, qui obligeait tout paysan à être en même temps, au moins à temps partiel, artisan ou marin.

Quoi qu'il en soit, l'état civil nous révèle une population fortement endogame, aussi fortement que les paroisses des vallées pyrénéennes et alpines étudiées par les spécialistes. C'est-à-dire que les douellais se mariaient avant tout entre eux. La continuité du peuplement est très forte de 1679 à 1945. Un petit nombre de mêmes patronymes suffisait à nommer la moitié des enfants nés.

Un mariage est dit endogame lorsque l'un et l'autre des conjoints sont nés dans la même paroisse. Sur les 1070 mariages dont on a trouvé les actes d'environ 1676 à 1873 (relevés Massabie), et qui donnent les lieux de naissance des deux époux, 674 sont endogames, donc 63%.

On comprend que le taux d'endogamie ne peut être apprécié qu'en fonction du nombre absolu de la population de la paroisse, les petites communautés étant bien davantage conduites à l'exogamie que les grandes. On retiendra seulement ici que, pour une paroisse de la taille de Douelle, ce taux de 63% est très fort et n'a été égalé ou surpassé que dans des lieux très peu nombreux et très isolés[8].

De plus, les lieux de naissance des conjoints non douellais unis à des douellais, sont très concentrés dans le voisinage de Douelle. Sur les 235 conjoints recensés comme nés hors de Douelle, 90 sont nés à moins de 11 km et 8 seulement au-delà de 40 km. Sur les 90, 18 sont de Caillac, 16 de Mercuès, 12 de Pradines, 11 de Cahors...

Le mauvais état de l'état civil ancien

Il est bien connu maintenant, et notamment depuis les études de M. Louis Henry, que l'état actuel des archives d'état civil est très médiocre dans le Sud-Ouest de la 'France. Trois grands traits caractérisent cette médiocrité par rapport notamment à la France du Mord : 1) Les registres les plus anciens qui subsistent sont beaucoup plus tardifs ; 2) ils présentent de nombreuses lacunes et sont en mauvais état ; 3) l'inscription de nombreux actes est souvent omise, notamment pour les décès d'enfants.

Les archives de Douelle sont dans la norme du Sud-Ouest. En 1873, l'abbé Massabie a disposé de registres remontant à 1676, dont nous n'avons retrouvé que des bribes. Heureusement l’abbé a laissé un relevé des naissances telles qu'il a pu les connaître ; ces naissances fondent le début de ses généalogies et nous les avons considérées et commentées.

Mais nous n'avons nous-même disposé des sources originales qu'à partir de 1739, date à partir de laquelle on peut dire que les registres sont véritablement conservés, ce qui ne veut pas dire qu'ils soient parfaits. D'abord, pendant de longues années, on constate qu'il manque sporadiquement des pages et que d'autres sont devenues illisibles. Surtout, il apparaît tout au long du premier siècle qu'un grand nombre d'actes qui auraient dû être enregistrés sur les registres, n'y figurent pas.

Pour cerner cette question grave au plus près- possible, nous nous sommes astreints, après avoir dépouillé l'état civil sur fiches selon la méthode Louis Henry, à rapprocher systématiquement la fiche de naissance de chaque personne de sa fiche de décès.

Il est clair que l'existence de cette fiche de décès exige :

1) que la personne née à Douelle soit aussi morte à Douelle ;

2) que son décès ait été enregistré sur les registres conservés, et relevé par nous.

De 1739 à 1900, nous avons eu à établir 4 282 fiches (roses) de baptêmes (avant 1792) ou de naissances (depuis 1792). Or nous n'avons trouvé pour ces 4 282 personnes nées à Douelle que 3 290 fiches (vertes) de décès. Soit une proportion de 19 % de décès non enregistrés avant 1980. Le très petit nombre des personnes encore vivantes étant exclus, ces 19 pour cent comprennent, sans qu'on puisse les compter séparément :

1) les personnes qui nées à Douelle sont mortes hors de Douelle, soit en service militaire ou maritime, soit en voyage, en absence temporaire, ou en émigration proprement dite.

2) les personnes nées à Douelle et mortes aussi à Douelle, mais omises sur les registres pour quelque cause que ce soit.

Toutes les monographies des paroisses du Sud-Ouest montrent que cette deuxième catégorie, le sous-enregistrement des décès, est très forte dans les années anciennes. Douelle le confirme et prouve que ce sous-enregistrement s'est maintenu plus ou moins jusque vers 1830, et s'accompagne même d'un léger sous-enregistrement des naissances.

Le sous-enregistrement des décès d'enfants

Le sous-enregistrement de décès se soupçonne d'abord par le fait que le taux de décès non enregistrés croît beaucoup des époques anciennes aux époques plus récentes : à Douelle, de 40% en 1739-49 à 14 % en 1870-79. Mais surtout il se prouve par les taux apparents de mortalité infantile qui leur sont associés.

En 1739-49, alors que les décès non-enregistrés sont de 40 %, la mortalité infantile apparente n'est que de 11 décès de 0 à 1 an sur 233 naissances vivantes, soit 4,7 %. — Alors qu'en 1870-79, cette même mortalité infantile est de : 27,3 % 1. — Il est clair que la mortalité infantile réelle devait être vers 1740 au moins aussi forte, sinon plus, qu'en 1875 !

D'innombrables observations ont été faites dans des villages du Midi de la France et concluent toutes dans le même sens. Au XVIIIe siècle, les sous-enregistrements de décès d'enfants sont extrêmement nombreux.

Nous avons, pour mieux cerner ce problème des sous-enregistrements, travaillé particulièrement sur la période 1800-1830, où l'état civil est clairement tenu et sans lacune matérielle, et où cependant les relevés accusent sans contestation possible des défauts d'enregistrement.

Ces défauts sont prouvés par les chiffres mêmes qui résultent des relevés des registres. Ainsi, par exemple de 1800 à 1809, on trouve, pour 273 naissances, 227 décès à plus de 1 an d'âge et seulement 24 décès avant le premier anniversaire. Le nombre des décès non retrouvés n'est donc que de 273 - 227 - 24 = 273 - 251 = 22.

La mortalité infantile qui résulte de ces chiffres est de 24 : 273 soit 88 pour mille naissances.

Or ce chiffre de 88 pour mille est beaucoup trop faible pour être véridique. Il ne correspond ni à la date ni à l'état sanitaire de Douelle à cette époque. Pour en être convaincu, il suffit de savoir que, 70 ans plus tard, l'aisance et l'hygiène étant bien meilleures, la mortalité infantile calculée à l'aide des mêmes registres, donne... 273[9] !.

Il faut savoir aussi que la moyenne générale de la France de 1810, donnée par la Statistique .générale de la France, est de 190 pour mille. Le nombre de 24 douellais morts entre 0 et 1 an pour 273 nés vivants est donc certainement beaucoup trop faible. Il prouve que beaucoup de décès ont été omis.

Mais ce qui est encore plus frappant, c'est que, si l'on ajoute à ces 24 les 22 décès non retrouvés, on trouve 46, chiffre encore trop faible pour correspondre à la mortalité infantile de l'époque.

On est donc contraint de reconnaître qu’il y a, dans l'état civil de Douelle de 1810, non seulement des sous-déclarations de décès d'enfants, mais des sous-déclarations de naissances, la plupart suivies de décès presque immédiats et bien sûr également omis.

Pour aboutir à des bilans vraisemblables, il faut donc considérer, non les chiffres de l'état civil existant, mais des chiffres « redressés » pour laisser place à une émigration sans doute faible mais évidemment non nulle, et à des mortalités infantiles quelque peu vraisemblables.

Par exemple, pour la période considérée, on pourrait envisager des chiffres tels que les suivants : 285 naissances, 50 décès de 0 à 1 an, 217 décès enregistrés de plus de 1 an, 18 décès non enregistrés. Cela donnerait un taux de mortalité infantile de 175 pour mille, à la rigueur acceptable, quoique faible pour le lieu et l'époque. Mais bien, entendu, ces chiffres sont imaginaires. Ils ne sont écrits que pour montrer qu'un écart existe à coup sûr entre les documents de l'époque et la réalité probable.

Ces défauts de; l'état civil sont d'ailleurs attestés par d'autres voies; des noms sont ajoutés après coup sur les registres; le sort des « mort-nés » est diversement traité selon les dates, etc. Notamment, il n'est pas rare de voir un acte de naissance ajouté par action judiciaire, au moment du mariage d'un citoyen antérieurement omis, etc.

 

Pour expliquer ces défauts de l'état civil, il faut dire que la population ne lui accordait pas l'importance qu'elle lui attache aujourd'hui. Le sous-enregistrement ne tient pas seulement à la négligence de l'officier de l'état civil (curé ou maire) ; il tient aussi et peut être surtout à la non-déclaration de l'événement.

D'abord, il faut savoir que l'officier de l'état civil, qu'il soit le curé ou le maire, ne déclare pas, lui-même les événements; il se borne, et, on le comprend aisément, il doit se borner, à enregistrer les déclarations des parents ou des témoins de l'événement.

On comprend alors qu'il existe deux sources d'omission :

1) L'officier de l'état civil peut oublier de porter sur le registre la déclaration qui lui a été faite ;

2) La déclaration, pourtant légale, peut ne pas avoir été faite.

La première source d'erreur est bien connue depuis longtemps. Elle .est substantielle jusque vers 1840 dans beaucoup de paroisses et de communes du Midi de la France. La seconde, beaucoup plus faible, mais non nulle, est moins classiquement connue. Elle n'en existe pas moins réellement.

Les -deux sources ont pour commune origine une attitude générale de la population, qui juge tels enregistrements d'état civil sans importance et sans intérêt lorsqu'il s'agit d'enfants morts presque aussitôt que nés ; parfois même il y a difficulté à distinguer des mort-nés des nés-vivants-morts presque immédiatement ; les vivants ondoyés puis décédés, des morts ondoyés par doute et espoir de vie...

La loi et les règlements ecclésiastiques pouvaient prescrire des règles écrites, ces règles s'appliquaient mal à un concret complexe et fugitif, lorsque la tradition était plutôt favorable à l'abstention d'enregistrement, et dans des populations qui ne voyaient pas l’intérêt de n'inscrire un enfant sur un registre, comme né, que pour l'inscrire comme mort quelques minutes ou quelques jours plus tard.

Il faut souligner ici que la coutume à Douelle a souvent été, jusque vers 1840, de ne déclarer au prêtre les « ondoyés décédés.» que lorsque l'on voulait leur donner une sépulture publique. Or, s'agissant d'enfants morts avant l'âge de raison, leur salut était assuré sans prière et sans, par conséquent, que l'intervention d'un prêtre soit nécessaire. Un rituel de 1871, qu'a bien voulu rechercher et trouver pour moi M. l'abbé Toulze, reprenant en français un texte de Paul V, pape dé 1605 à 1621, ne laisse pas de doute sur le fait de la sainteté de ces enfants :

« Le Rituel romain, suivant l'ancienne et louable coutume de plusieurs Églises, ordonne que, dans les Paroisses ou dans les Cimetières, il y air des lieux particuliers et séparés pour les enfants baptisés, morts avant l'âge de raison. Personne d'autre ne doit être enterré dans cette partie du Cimetière, et cela, pour la raison qu'on ne saurait douter de la sainteté de ces enfants. » (Petit Rituel romain, servant aux prêtres pour bien administrer les sacrements, et faire selon l'usage de l'Église, les fonctions ecclésiastiques qui sont le plus en pratique. Nouvelle édition revue, corrigée et fort augmentée, chez Laurent Aubanel, Imprimeur-Libraire à Avignon).

 

L'omission sur les registres de nombreux décès d'enfants de moins de 7 ans, et même d'un certain nombre de naissances, étant ainsi expliquée, il ne faudrait pas en conclure que les relevés de ces registres perdent tout intérêt. D'abord les omissions dues à la croyance religieuse ne portent que sur des enfants morts jeunes. Ensuite, les chiffres locaux peuvent être éclairés et redressés, comme on l'a fait ci-dessus, par des chiffres nationaux. Enfin, ces registres contiennent une foule d'informations de première importance qui ne sont pas du tout ou très peu affectées par les omissions[10].

Nous n'évoquerons ici que les grands mouvements de la natalité, de la mortalité, de la nuptialité et de la fécondité.

Mortalité

Malgré les défauts de l'enregistrement de décès et même de certaines naissances d'enfants, — défauts qui interdisent toute confiance dans les chiffres bruts issus des registres — tout porte à penser que la mortalité infantile est restée très forte à Douelle pendant le XVIIIe et le XIXe siècles. À peine peut-on envisager qu’elle a été inférieure à la moyenne nationale sous le premier Empire. Par contre, elle a été très supérieure sous le second Empire, ce qui est paradoxal, car alors l'aisance économique était bien plus grande qu'au début du siècle.

De toute manière, il faut bien se rappeler que ces mortalités infantiles étaient effroyables : de l'ordre de 200 à 250 pour mille, contre moins de 10 pour mille aujourd'hui.

Les mortalités d'adultes sont moins contrastées. Les défauts d'enregistrement y sont rares, mais on ne peut cependant établir des tables de mortalité précises; par suite des décès hors paroisse, dont ni les nombres ni les âges ne sont connus. On retiendra seulement que, des personnes qui avaient passé le cap de la vingtième année (la moitié environ seulement des nés vivants), bon nombre (près de la moitié de cette moitié) atteignaient les 70 ans, mais les deux tiers de ces survivants mouraient avant 80 ; et 6 douellais seulement ont atteint leur 90e année sur les 3 800 dont la naissance a été recensée entre 1739 et 1879.

Nuptialité, fécondité

Tout le monde connaît les caractères généraux de la nuptialité et de la fécondité traditionnelles en France. L'étude des registres de Douelle et des généalogies de l'abbé Massabie confirme ces traits bien connus.

Pendant des siècles, l'équilibre de la population a reposé sur l'équilibre des patrimoines. La subsistance alimentaire d'une famille exigeait une certaine superficie agricole, variable selon le climat et la fertilité des sols, mais fixe clans le temps parce que les techniques de production restaient elles-mêmes fixes. En moyenne, en France, il fallait deux hectares pour faire subsister une personne, par une alimentation à prépondérance céréalière. Lorsque de bonnes années élevaient trop le nombre des hommes par rapport à ces normes, de mauvaises survenaient inéluctablement qui, par épidémies, disettes ou famines, ramenaient, en général durement et brutalement, la population au-dessous du seuil d'équilibre. On allait ainsi, selon des cycles très irréguliers, d'une aisance très spartiate à l'extrême misère.

En longue durée, les stabilités du nombre d'habitants, des techniques de culture et de la dimension des exploitations agricoles allaient donc de pair. L'équilibre démographique supposait un peu plus de 4 enfants nés vivants par mariage, dont 2 parvenaient eux-mêmes au mariage, les autres mourant avant de parvenir aux âges de mariage, ou restant célibataires (laïques, prêtres, moines. ou moniales).

On constate à Douelle ces équilibres (approximatifs et fluctuants) jusque vers 1840, quoique se manifeste (comme partout en France rurale) une certaine tendance excédentaire, alimentant une émigration vers les villes, elles-mêmes déficitaires.

L' « hostal » douellais, comme l'« hostal » quercynois, se transmettait de génération en génération. Les âges moyens au mariage étaient de près de 27 ans pour les hommes et 25 ans pour les femmes. Le nombre moyen d'enfants nés vivants par couple avoisinait 5, avant 1789, mais de ces. 5, 2 seulement se mariaient, l'un (ou l'une) fait (ou faite) aîné continuait 1'« hostal », en épousant un conjoint d'une autre maison. Le nom de la maison se transmettait aussi bien par les filles faites aînées que par les garçons.

En fait les chiffres issus du dépouillement des registres de Douelle donnent les nombres ci-après de naissances par mariage :

1700-1719:     5                                  1800-1819      4,3

1720-1739:     4,3                               1820-1840 :    3,2

1740-1759:     4,9                               1840-1849:     2,6

1760-1779 :    5,1                               1850-1869:     3,0

1780.1789 :    4,6                               1870-1889 :    2,3

1790-1799:     3,6                               1890-1910:     1,5

On voit l'inexorable chute de la natalité.

Pour le passé, on notera qu'il s'agit ici du nombre observé d'enfants par ménage moyen. Or 1a durée moyenne de ces ménages n'était, par suite de la forte mortalité du temps, que de 18 années. C'est-à-dire que la mort de l'un des époux intervenait souvent avant la date de la fin de la fécondité de l'épouse. Or, 4,5 enfants pour 18 ans de mariage correspondent à 6,7 enfants en moyenne pour les ménages où l'épouse atteint sa 45e année en puissance d'époux.

On comprend ainsi que, pour aller à une moyenne de 6,7 alors qu'il existait évidemment déjà des couples stériles et des couples peu féconds, il fallait qu'il y ait des familles vraiment très nombreuses. On trouve à Douelle un Martin Alibert (de Madère), né en 1709, mort en 1784, ayant eu 18 enfants baptisés, en deux mariages il est vrai.

Les trente glorieuses à Douelle

On sait que, dans le chapitre liminaire de mon livre, Les trente glorieuses[11], je prends Douelle comme exemple tangible des progrès économiques et sociaux qui ont été accomplis en France entre 1945 et 1975. (Le titre est une paraphrase humoristique des « Trois glorieuses » de 1830).

J'y présente d'abord, sous les noms de Madère et Cessac, deux villages paraissant distincts, l'un très nettement sous-développé, le second tout à fait dans l'atmosphère de la prospérité française de 1975. À Madère, il y a 534 habitants, dont plus des deux tiers vivent de l'agriculture. À Cessac, il y a 670 habitants dont plus de la moitié vivent du « tertiaire ». À Madère, il y a 3 téléphones et 5 voitures automobiles; à Cessac 110 téléphones et 280 automobiles. Etc., etc.

Le lecteur découvre ensuite que ces « deux » villages n'en sont qu'un :

            Madère est le Douelle de 1945, décrit d'après le recensement de 1945.

            Cessac est le Douelle de 1975, décrit par le recensement de 1975.

Le contraste est, stupéfiant, mais réel. Et il se trouve que ces deux recensements se trouvent, pour chaque date, homologues à ceux de l'ensemble de la France. La « mutation » de Douelle au cours de ces trente années figure donc correctement la « mutation » de la France entière.

 

C'est donc sur ces « trente glorieuses » que se terminent mes Réflexions sur l'histoire de Douelle. Extraordinaire croissance économique, triplement du niveau de vie, modernisation radicale de l'habitat et du travail professionnel... Mais aussi changements profonds dans les mœurs, les attitudes, les croyances, amoindrissement de la personnalité propre au village, large ouverture sur la ville et les villages voisins, sur la France et sur le monde. Et les prémices d'une fin de siècle plus difficile, avec sa « crise » économique et culturelle. Une étape, donc, dans le long chemin des hommes.



[1] M. LARTIGAUT m’a donné connaissance, attestée par des pièces d'archives, de la présence d'un Arnaud Forestyé, métayer à Flaynac en 1626, et d'un Forestier à Cazes en 1522. Flaynac et Cazes sont des « mas » situés à 2 ou 3 km de Douelle.

[2] En Quercy, essai d'histoire démographique, Quercy-Recherche éd., Cahors, 1986.

[3] Les fiches, recueillies ou élaborées par Jean Fourastié sur le village de Douelle, ont été déposées aux archives de Cahors, chef-lieu du département du Lot (NDLR).

[4] Jean FOURASTIÉ, Les trente glorieuses, coll. Pluriel, Hachette éd.

[5] Religieuse.

[6] Je renvoie, pour comprendre ces attitudes, au beau livre trop peu connu, d'André VARAGNAC, Civilisation traditionnelle et genres de vie, qui est, à mon témoignage, de beaucoup, le meilleur document existant aujourd'hui sur les mentalités séculaires en France.

[7] Cf. mon livre, Ce que je crois.

[8] Cf. « Mariages dans la vallée pyrénéenne de l'Ouzoum depuis 1714 », Population (revue de l’I.N.E.D.), nov. 1975, p. 187 sq.

[9] De 1870 à 1879, 289 naissances, sur lesquelles 79 décès avant le premier anniversaire !

[10] C'est ainsi que ma femme Françoise Fourastié a publié dans ce Bulletin même une élude des prénoms, donnés aux baptisés et transmis, en principe, de parrain ou marraine eu filleul ou filleule, depuis le Saint Patron lui-même (Bulletin de la Société des Études du Lot, 1965, oct-déc., n° 86, p. 267-297.

[11] 1979 (déjà cité).