jean fourastie
Dans Le long chemin des hommes, 1976, Jean Fourastié s’est plié à la discipline de la collection (dirigée par Max gallo) et a présenté son autoportrait en introduction. Il nous a paru intéressant de permettre de confronter son point de vue avec les jugements d’autres (pour lire le texte en pdf, cliquez ici).
L'idée que je me fais de moi fait partie de l'idée que je me fais de l'homme. Non pas seulement parce que je suis un homme parmi les autres ; mais aussi parce que, presque aussi naïvement que Jean-Jacques Rousseau, j'ai toujours pensé trouver en moi les traits essentiels de la condition humaine ; à la limite, je m'intéresse à moi dans la mesure où ce moi me fait connaître l'humanité.
Mes camarades de jeunesse savent que, dans mes années bachelières, à Juilly, je souhaitais de pouvoir présenter à l'Éternel, au jour de ma mort, un rapport sur la difficulté d'être au monde. Sans aller jusqu'au sacrilège, transposant Beaumarchais, d'affirmer qu'aux qualités exigées d'une créature il y a peu de créateurs qui seraient dignes d'être créés, j'avais déjà à cette époque une idée assez tragique de la vie pour fonder mon optimisme de tempérament sur une certaine réflexion stoïcienne. Aujourd'hui, ma curiosité et ma pitié à l'égard des êtres vivants restent les mêmes. En attendant de pouvoir remettre à Dieu mon témoignage, j'en rédige aujourd'hui l'avant-projet et le soumets d'abord à mes concitoyens.
Un témoignage est nécessairement une interprétation du réel, une image des faits perçus par un témoin. Que je fusse né en Russie, à Constantinople, à Philadelphie, à Calcutta ou à Dakar, mon témoignage à Dieu et aux hommes eût été différent. Cependant, je ne suis pas des hommes pour qui l'action physique est prépondérante : c'est l'action mentale, l'œuvre écrite, le travail scientifique qui a toujours été l'essentiel pour moi, et, bien sûr, c'est cela seulement que les lecteurs ont cherché et cherchent dans mes livres. Peu importe donc les péripéties anecdotiques de ma vie ; malgré ce que je viens d'écrire, j'ai peine à croire que si j'avais vécu dans d'autres pays, ou si j'avais suivi d'autres carrières professionnelles, mon œuvre eût été significativement autre. Je dois cependant au lecteur de ce livre un minimum d'informations biographiques. Je le ferai en citant un texte de Who's who, et en relevant certains traits que je ressens comme majeurs. Ensuite, je dirai plus longuement comment je vois mon cerveau et je dirai un mot de mes seuls actes qui comptent : mes livres.
Fourastié (Jean, Joseph, Hubert), professeur, économiste, membre de l'Institut. Né le 15 avril 1907 à St-Benin d'Azy (Nièvre). Fils de Honoré Fourastié, fonctionnaire et de Mme née Eulalie Mouly. Marié le 12 septembre 1935 à Mlle Françoise Moncany (4 enfants : Jacqueline, Jean-Pierre, Jérôme, Vincent). Études : collège de Juilly, école Massillon, lycée Saint-Louis à Paris. Diplômes : ingénieur des Arts et Manufactures, docteur en droit, diplômé de l'École libre des Sciences politiques. Carrière : rédacteur à l'Octroi de Paris, commissaire-contrôleur des assurances au ministère des Finances, conseiller économique au Commissariat général au Plan dès la fondation de cet organisme (1945), puis président de diverses commissions de ce Commissariat, notamment la Commission de la main-d’œuvre (1951-1967). Actuellement[1] : professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers et à l'École des Hautes Études en sciences sociales.
A été ou est membre de nombreux conseils scientifiques, dont le Comité national des Prix, le Conseil national de l'Enseignement supérieur et de la recherche, le Conseil supérieur de la Famille et de la Population, le Conseil scientifique de l'Institut national d'études démographiques, le laboratoire d'Électronique et de Physique appliquée, le groupe consultatif de l'U.N.E.S.C.O. sur les conséquences pour l'homme du progrès scientifique... A présidé ou préside de nombreux comités ou conseils, dont le Conseil scientifique de la Fondation nationale de Gérontologie, le Conseil de la Fondation « La science statistique », l'Office français des techniques modernes d'éducation (O.F.R.A.T.E.M.E.)... Publications : éditorialiste au Figaro et à l'Express. La plupart de ses livres ont été publiés en cinq à huit langues ; le total du nombre de leurs exemplaires imprimés en langue française dépasse le million.
Voici quelques commentaires et précisions. Ma grand-mère maternelle, Emilie Poirier, était de souche nivernaise ; c'est à elle que je dois d'être né à St-Benin-d'Azy ; je tiens encore les deux ou trois hectares de terre qui ont protégé mes ancêtres de la misère et les ont fait accéder au privilège de la pauvreté. Vers 1940, ayant retrouvé un album de photographies de famille, datant des alentours de 1880, je vis maintes personnes vêtues comme bourgeois de Balzac, dames en robes de velours et bonnets à ruches, messieurs en cols et manchettes amidonnés, gilets à chaînes, voire redingotes et jaquettes. Je consultai une vieille cousine ; elle ne put identifier que quelques grands-oncles et arrière-grands-parents. Elle me confirma que tous les Poirier avaient été, de mémoire d'hommes, sabotiers à St-Benin.
L'histoire de mon grand-père, Célestin Mouly, est socialement analogue à celle de mon père. Nés tous deux, à vingt-cinq ans de distance, dans une famille de paysans pauvres, quoique propriétaires de leurs terres, tous deux chassés de la maison par la misère, entrèrent dans l'Administration des contributions indirectes et se marièrent aux lieux de leur premier poste. Mon grand-père étant né aux confins du Rouergue et du Quercy, à la Capelle-Bleys, paroisse voisine du hameau de Mouly, et mon père à Douelle, je me sens Quercynois pour trois quarts et Morvandiau pour le reste.
À Douelle, les généalogies et les papiers de famille remontent jusque vers 1575. J'ai depuis trente ans en travail une histoire du village, qui serait à la fois économique, sociale, culturelle, etc. Vers 1945, je voulais faire pour lui l'étude démographique modèle que Louis Henry a faite en 1950 pour Crulay, puis Louis Valmary pour Castelnau-Montratier. Je souhaite encore avoir le loisir de compléter et de rédiger cette étude. Dans l'état informe où elle se trouve, elle m'a déjà beaucoup appris. Grâce à elle, j’ai vécu, à l'échelle de l'homme moyen, la crise du phylloxéra en 1878, la prospérité des années 1860, les petites révolutions de 1852, 1848 et 1830, la grande révolution de 1789, les mortalités, les famines du XVIIIe et du XVIIe siècles. Surtout, c'est à Douelle où ma mère et moi étant « réfugiés » en 1914 et 1918, mon grand-père mort dès 1912 et mon père mobilisé, que j'ai vraiment été un petit paysan comme nos centaines d'ancêtres, proche de l'ânesse, du bœuf, du canard et de l'oie. C'est aussi au cours de ces années où Douelle resta, jusque vers 1930, dans une situation technique et sociale voisine de la tradition, que j'ai pu vivre de la vie spirituelle, des croyances et des attitudes surréelles du peuple français, dont je reparlerai plus loin. En outre, de mon père, de ma mère et de ma grand-mère, de nombreux cousins germains de mon père ont eu sur moi une influence certainement décisive.
Je n'en évoquerai qu'un seul : le nombre de ses noms usuels ravissait ma mère, émerveillée par l'effervescence occitane. On l'appelait en effet, selon de subtiles références aux circonstances, Alphonsou, Bessières, Moussette, Calixte. Le second seulement était un nom d'état civil ; le troisième était son nom de « maison » (celui qui se transmet par les femmes) ; les autres lui étaient personnels. Calixte était menuisier, et, de temps à autres, barbier le dimanche matin. Cadet d'une maison pauvre, ayant épousé une cadette de maison plus pauvre encore, étant de force physique assez médiocre et vite fatigué par l'effort, il ne fut sauvé de la misère que par l'élévation du niveau de vie qui commença de se manifester, fort lentement, en Quercy, dans les années 1910. Mais, né vers 1860, il savait ce que c'était que travailler 12 à 14 heures par jour pour gagner 10 sous, alors qu'un kilo de pain coûtait 3 sous. Plus tard, il hérita de ses parents un ou deux hectares de terre, dont la moitié de pure rocaille, mais une centaine d'ares en vigne. Tous les après-midi des dimanches d'été, il pêchait « à la volante » sur le Lot. Je conduisais son bateau. Je n'ai pas le talent qu'il faut pour dire le charme de ces soirées ; il ne me vient que des mots bêtes : il ne prenait presque jamais de poisson ; il parlait peu, mais avec bon sens et gaieté ; il lui revenait de temps à autres, sans qu'il ait eu beaucoup de mémoire, des bribes de chansons et de récits entendus aux veillées ; il était républicain ; il n'allait à l'église qu'à la Toussaint, aux Rameaux et aux sépultures. Au retour de la pêche, nous nous arrêtions à sa terre de Beyne. Nous arrosions quelques semis en puisant l'eau à la rivière dans des arrosoirs en tôle en général percés. Nous regardions pousser les haricots, rougir les tomates. C'était pour moi la vie et le bonheur.
J'ai fait cela jusque vers 1935, aussi longtemps qu'il put conserver son bateau. Les vacances universitaires me permettaient et me permettent à nouveau aujourd'hui de passer à Douelle près de trois mois par an. J'y ai donc passé quelque 180 mois de ma vie.
Mon cerveau s'est formé dans le monde des hommes qui pensaient peu, ne lisaient guère et n'écrivaient pas. La parole ne leur servait que pour désigner des choses et des actions concrètes. Lorsque ma grand-mère me disait « va chercher de l'eau au puits », ou lorsque mon grand-père gisait dans le lit qui devait bientôt devenir son lit de mort, je pensais : « nous devons pour boire tirer l'eau des puits ; nous sommes souffrants et mortels ». Mais, lorsque, plus tard, je lus des livres et entendis des discours, je pensai : « ils disent ceci, ils croient cela ». Je fus parfois fasciné par l'accord qu'il y avait entre certaines des informations qu'ils donnaient et ce que nous avions observé ou senti ; par l'efficacité de leurs méthodes, de leurs généralisations, de leurs abstractions, de leurs déductions ; je fus enfin amené à admettre qu'ils me faisaient connaître beaucoup de réalités que nous ne pouvions observer ni sentir par nous-mêmes.
Mais je suis toujours resté méfiant à l'égard des intellectuels ; je me suis toujours étonné d'eux ; j'ai vécu parmi eux sans pouvoir m'habituer à eux. J'ai toujours besoin de traduire et de vérifier leurs propos. J'ai toujours, parmi eux, donné ma confiance à Jean-Henri Fabre plus qu'à René Descartes, au Pascal de l'Équilibre des liqueurs, plus qu'à celui des Pensées. Un seul intellectuel a eu vraiment du prestige pour moi, c'est Montesquieu. C'est bien sûr à cause de sa clarté d'esprit, de son indépendance, de son élégance personnelle, et surtout de son esprit scientifique. Mais c'est aussi sans doute parce qu'il a fait ses études à Juilly. Comme je le dirai plus loin, je distingue nettement, dans ma géographie humaine, les poètes, d'une part, les hommes de science, de l'autre, les intellectuels enfin. Les premiers expriment ce que ressent confusément le peuple ; les seconds lui font découvrir le réel ; les troisièmes font le bruit.
Quand j'ai connu la distinction paléocéphale-néocéphale, je n'ai pas négligé que le néo ne serait pas sans le paléo. Quand j'ai posé la typologie Atala-Citroën, j'ai craint d'être devenu plus Citroën qu'Atala. Je me demande si Dieu n'est pas plus Atala que Citroën et plus paléocéphale que néocéphale. J'ai prolongé mes rapports avec les paysans par des rapports avec le peuple de la région parisienne. Le train de banlieue a été plusieurs années ma joie et mon école. Aujourd'hui cependant, je ne me fais aucune illusion, j'appartiens à la classe dirigeante (groupe des hommes de science, je l'espère), et non au peuple. Mais je suis plus à l'aise avec le peuple qu'avec les intellectuels. Les problèmes qui m'intéressent sont ceux qui concernent le peuple, et non ceux que s'inventent les intellectuels. Je comprends mieux un ouvrier qu'un professeur et je m'en fais mieux comprendre.
Surtout, c'est à l'homme moyen que je voudrais être utile, c'est lui dont je voudrais l'accord, plutôt que celui des spécialistes enfermés dans leurs « idées uniques », prisonniers de leurs modèles théoriques.
J'ai eu la chance d'avoir deux grands professeurs et trois grands « patrons » dans ma vie. Sans parler de Juilly, où, dans l'ensemble, bon élève de classes peu nombreuses et de niveau faible, je reçus un enseignement capable de développer la curiosité, la modestie, la tolérance, et où furent confirmées mes tendances à travailler pour ma satisfaction personnelle, pour répondre aux questions que je me posais, pour développer les facultés de travail de mon cerveau, et non pour obtenir un diplôme ou passer un concours.
Sans parler de l'École Centrale, où je trouvais une atmosphère de camaraderie, de sympathie interpersonnelle, aussi agréable et libérale que j'aie pu la rêver, où je pus mener de front mon goût pour le théâtre, le concert, Tite-Live, Tacite... et mes obligations envers Jacques Hadamar, Émile Picard et la résistance des matériaux ; où, enfin, j'appris à distinguer — distinction capitale dont je reparlerai plus loin — le raisonnement rationnel, d'une part, et la méthode expérimentale, de l'autre. Sans parler davantage donc de mes classes d'avant 1930, je veux dire la marque profonde que m'ont laissée les cours d'Olivier Martin à la Faculté de Droit de Paris, et ceux de Romieu aux Sciences Politiques.
Avec le premier, je découvris le droit, dont je n'avais fait que pressentir l'importance. Le droit, même imparfait, même médiocre (comme toutes les institutions humaines), sans qui le faible, le pauvre, serait accablé, par ce que la force est toujours, pour eux, toujours plus dure encore. Olivier Martin donnait un cours très simple d'Histoire du droit français ; un cours qui aurait pu, qui aurait dû, qui devrait, être donné dans l'enseignement de second degré, et qui aurait évité et éviterait bien des erreurs à nos apprentis réformateurs et à nos apprentis révolutionnaires.
Romieu, membre du Conseil d'État, décrivait le Service public, c'est-à-dire l'Administration au service du public, au service du peuple. Il montrait que les entreprises privées, spontanément nées des besoins d'action des citoyens, nécessaires à la satisfaction de leurs besoins de consommation, devaient être contrôlées et réglementées par l'État, seul capable de représenter et d'imposer, en contrepartie de la force des producteurs, la faiblesse des consommateurs et des personnes inorganisées. Il confirma mes intentions d'entrer au service de l'État. La crise de 1930 raréfiait les concours ; j'entrai successivement à la préfecture de la Seine, au ministère du Travail, au ministère des Finances. Partout, je dois le dire, je trouvai chez les hauts fonctionnaires la même volonté de servir l’intérêt général. Bien sûr, on faisait des erreurs, mais on ne faisait pas de fautes. La direction des assurances avait pour mission d'imposer aux sociétés privées d'assurances des règles de gestion prudente, de les dissuader des spéculations hasardeuses et des contentieux dilatoires. Dans une période où les faillites financières étaient nombreuses, di la législation était à fonder, deux grands directeurs, l'un, Alexandre Aron, venu des Ponts et Chaussées, l'autre, Gabriel Chesneaux de Leyritz, venu des Finances, me montrèrent comment on peut mettre en actes les principes de Romieu.
Dès la fin de 1945, alors qu'il rédigeait le décret qui devait créer le Commissariat général au Plan, Jean Monnet, ayant lu (lui qui lisait peu), sur la recommandation de Léon Blum, L'économie française dans le monde, m'appela auprès de lui. Je n'ai à faire ici ni le portrait ni l'éloge d'un homme qui fut très probablement le plus équilibré, le plus efficace, le plus bienfaisant de son époque. Heureuse eût été la France, heureuse eût été l'Europe, moins déséquilibré et angoissé serait le Monde, si nous avions pu l'avoir dès 1945 pour chef du Gouvernement de la République, et dès 1952, pour président de l'Europe unie !
Il était homme de civilisation orale, alors que mes précédentes fonctions m'avaient formé aux procédures écrites ; mais il avait, et il m'a donné, un sens aigu des conditions, hélas draconiennes ! qui s'imposent à l'information, à la délibération et à la décision humaines.
Avant la décision, il était le plus ouvert, on pouvait même dire le plus irrésolu, le plus changeant des hommes. La décision prise, il devenait rocher.
Le premier objectif qu'il poursuivait en abordant un problème (et auquel il parvenait de par sa volonté opiniâtre, son prestige et la sympathie qu'engendrait sa personne) était que quiconque, en France ou dans le Monde, ministre, prix Nobel, ou gratte-papier, pouvait avoir une information originale à donner sur le sujet, fût consulté.
Il collationnait les informations ainsi reçues, et les délibérait en groupes de travail, formés dans la dizaine de collaborateurs qu'il s'était attachés. Quantité d'hypothèses, d'alternatives, de solutions possibles, quantité de pronostics sur les conséquences réelles des décisions et des actions envisagées, à court terme, à moyen terme, à long terme, quantité de plans, de contre-plans, de mini-plans, donc, étaient successivement ou simultanément étudiés. À mesure que le temps s'écoulait, que les informations nouvelles tarissaient, que les solutions possibles se précisaient, que chacun d'entre nous se sentait gagner par le désir d'en finir, par la volonté de proclamer, Jean Monnet paraissait plus hésitant, plus irrésolu, plus inquiet. Combien de fois avons-nous été irrités et déçus de le voir temporiser, décider... de revoir telle personnalité, de vérifier tel chiffre, de reprendre tel projet antérieurement éliminé...
Mais la décision mûrissait en lui. Nul plus que lui n'était conscient des délais au-delà desquels la bataille est perdue, même si se trouve en cours d'élaboration l'ordre qui donnerait une victoire éclatante. Nul plus que lui n'avait conscience du terme d'un accouchement. Il sentait le mûrissement des fruits et saisissait les moments où ils cessent de s'enrichir, commencent dé risquer le déclin, la flétrissure, le pourrissement. Jean Monnet se retirait alors dans sa campagne de Bazoches. Il laissait travailler à l'aise, sans perturbation extérieure, sa mémoire, son imagination, son conscient et son subconscient, son cerveau tout entier. Il optait.
L'enfant né, tout était mis en œuvre pour qu'il vive.
Une anecdote montrera comment nous voyions notre patron. Lors d'une de ces phases finales de délibérations et d'hésitations, Jean Monnet avait demandé à l'un d'entre nous, René Magron, de consulter sur un point donné le ministre des Finances. Le lendemain, Magron arrive en retard rue de Martignac, et nous voyons à sa mine que quelque chose avait cloché. Jean Monnet n'aimait pas les échecs. Magron commence une explication contrite : il n'a pu voir le ministre, le ministre est en province. Le nez sur ses papiers, Monnet ne montre ni langue ni yeux. Magron se trouble ; il veut prouver qu'il ne s'est pas laissé évincer : « Je suis entré dans le bureau du ministre ; on y faisait des travaux, j'y ai trouvé un peintre... » Nouveau long silence. Enfin, Monnet : « Eh bien ! que dit le peintre ? »
Bien sûr, il s'agit d'une boutade, mais qui exprime que tout homme doit attendre de tout autre une information, un avis. Et que toute réalité est féconde.
Bien sûr aussi, Monnet savait, lorsqu'il avait pris sa décision, que cette décision n'était pas parfaite, que même elle était arbitraire, et que l'échéance de l'Histoire en révélerait les erreurs et les lacunes. Mais les enfants qui naissent des hommes ne sont jamais parfaits. Il s'agit seulement, mais il s'agit, de faire naître une réalité meilleure, ou moins nocive, ou moins monstrueuse, que celle qui naîtrait d'une autre décision, ou de l'absence de décision.
À mon jugement, Jean Monnet incarne l'esprit scientifique expérimental dans les sciences politiques et, plus généralement, dans les sciences humaines.
Les vingt années que j'ai passées au Plan sont parmi les plus heureuses de ma vie. J'avais le sentiment de collaborer à une œuvre féconde, utile non seulement à tous les Français, mais à tous les hommes. L'œuvre de la planification économique n'avait pas encore montré ses limites ; tout était à inventer et à réaliser ; les résultats étaient brillants ; le Commissariat jouissait d'un prestige mondial. J'avais la charge d'un secteur particulièrement attachant, les travailleurs, la main-d’œuvre, l'emploi ; j'y ai gardé jusqu'au bout la confiance des syndicats. J'ai fait reconnaître par tous les Français, et contribué à faire connaître à tous les Européens, la notion de productivité du travail[2] ; avec l'aide de Claude Vimont, j'ai mis en place des techniques de prévision de l'emploi, qui, bien adaptées aux conditions du moment, ont réduit pendant 25 ans le chômage en France à des chiffres très faibles[3].
Pendant ces vingt années, j'ai continué d'assumer mes obligations professionnelles à plein temps au ministère des Finances, puis au ministère de l'Éducation nationale. Mon travail au Commissariat, qui était de l'ordre de 20 à 30 heures par semaine, était, bien entendu, entièrement bénévole (aucun président de Commission n'est rémunéré). Je n'ai touché en 20 ans que 50 000 anciens francs d'honoraires pour la rédaction d'un texte qui ne fut d'ailleurs pas publié. M. Monnet me fit nommer chevalier de la Légion d'honneur et M. Delors, commandeur de l'ordre du Mérite. (Mes promotions ultérieures dans la Légion d'honneur me viennent des Finances et de l'Education nationale).
Les motivations qui ont suscité mon œuvre écrite s'expriment aisément. J'ai voulu savoir où j'étais ; puis j'ai voulu dire ce que j'avais appris.
La première de ces deux attitudes, la curiosité, le désir de savoir qui je suis, ce que sont l'homme, la société, la vie, l'univers, il me semble que je l'ai eue dès ma première enfance. Je la ressens sans la vouloir, comme une pulsion instinctive, une aptitude, une activité spontanée de mon paléocéphale. En réalité aujourd'hui je suis bien obligé de considérer qu'elle est de l'ordre du néocéphale, puisqu'elle implique le fonctionnement de la pensée claire : la perception consciente et la mise en mémoire des informations, leur délibération, leur méditation, leur « traitement » au sens de l'informatique, l'élaboration d'hypothèses, l'essai de leur vérification, etc. Mais ces démarches, loin de demander l'effort qu'exige en général le travail intellectuel, me sont naturelles et c'est ne pas les faire qui me fatigue et engendre un sentiment de privation.
J'ai demandé à ma femme d'écrire, en vue de ce livre, ce qu'elle a ressenti de cet aspect de mon esprit. Voici son texte :
L'autoportrait n'est pas dans les préoccupations habituelles de mon mari, car il est naturellement porté vers une vision globale du monde. Quitte d'ailleurs à se pencher sur un minime problème de sa personne, par exemple une épine dans le doigt, une piqûre d'abeille, ou un simple mal de gorge, mais pour tenter d'en tirer des informations et des médecines générales.
Il a peut-être d'ailleurs de la peine à avoir une idée globale de lui-même. Son souci dominant se rapporte à ce qui touche les hommes en général, à leur vie, à leur destinée... À un enterrement (dans notre village, on dit « une sépulture »), il ne s'attriste pas seulement sur le mort, mais pense que les hommes sont mortels et c'est cette fin, ouverture vers un inconnu, qui occupe sa pensée ; l'interrogation métaphysique le détourne en partie du cas présent.
Il reste jeune — naïf — malgré ces idées lourdes, parce qu'il se sent à la fois responsable et innocent de ce monde. Il le voit de près (alors il veut agir), et de loin à la fois. Il est à la fois plus naïf et plus conscient, à la fois plus jeune et tellement plus âgé que le reste des hommes! L'étonnement fait partie de sa personnalité ; un rien fait naître en lui un flot d'interrogations — sans hiérarchie de valeur — pourquoi ce lavabo est-il bouché ? — pourquoi cet oiseau ne revient-il pas à l'heure où il venait d'habitude? — pourquoi entend-on les trains même quand le vent du nord est très faible ? — pourquoi distingue-t-on atomes et particules ?... Dix millions de questions. Un simple fait, sans importance, éveille-t-il sa curiosité, il cherche à le percevoir, à le décrire, à le préciser. Il observe ; il consulte des dictionnaires, des livres, des traités. Il consulte des personnes a priori compétentes ; il veut essayer de connaître tout ce qui a été écrit sur la question ; il veut savoir l'origine des informations, remonter à leur source et les critiquer les unes par les autres. Cela peut importuner souvent l'informateur, mais, pris par le sujet, Jean ne s'en inquiète guère. C'est cela qui parait être le caractère le plus particulier de sa personnalité et qui a d'ailleurs conduit les divers développements de sa pensée.
Il a décrit l'unicité de l'idée claire dans Comment mon cerveau s'informe ; et, en fait, il ne peut avoir qu'une idée à la fois, alors que certaines personnes peuvent avoir, bien mieux que lui, plusieurs idées (plus ou moins vagues) à la fois. L'idée unique, lorsqu'elle le domine, n'est pas celle de tout le monde ; c'est elle qui le conduit à la recherche, à l'invention, à la vérification d'une hypothèse, d'une description, d'une explication. Elle ne laisse pas la moindre parcelle de cerveau disponible pour autre chose. Il aurait été un piètre cuisinier, qui doit à la fois surveiller une grillade, un rôti et une sauce...
Dire, écrire, publier ce que j'ai trouvé, ce que je pense avoir appris, ce que je crois savoir, me sont beaucoup moins naturels. Je n'ai absolument rien publié, ni même rien écrit d'original avant ma thèse de doctorat en droit, soutenue en 1938 (à cette époque, toutes les thèses de doctorat devaient être imprimées).
J'étais curieux d'apprendre, mais je croyais ne pouvoir jamais apprendre que des choses déjà connues d'autres hommes, et en particulier de ces géants de la pensée que je m'imaginais être les majors de Normale et de l'X, les professeurs à la Sorbonne, les sénateurs, les ministres... Il m'a fallu bien des années pour me rendre compte que ces Messieurs, tout en sachant effectivement beaucoup de choses, non seulement ne savaient pas tout, mais ignoraient des choses importantes qu'ils auraient dû savoir ; et, plus gravement, qu'ils donnaient à ce qu'ils croyaient savoir une telle prépondérance, une telle priorité qu'ils ne pouvaient en apercevoir ni les lacunes ni les erreurs.
Plus généralement, ayant fait mes études supérieures dans la période marquée par la relativité générale d'Einstein et la mécanique ondulatoire de Broglie, dont ni moi ni, il faut le dire, les neuf dixièmes, sinon les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de mes camarades, n'avions pu parvenir à comprendre sérieusement les bases ni les conséquences, j'avais retiré de cette physique hautement mathématisée d'abord le fait que les derniers développements de la science m'étaient inaccessibles, ensuite que, a fortiori,faire avancer la science était impossible à des cerveaux moyens comme le mien.
Il me fallut environ quinze ans pour me détromper. Et, pourtant, cette erreur était grossière : elle était d'étendre à toute la science ce qui était vrai de la physique, et même d'un seul secteur de la physique. Elle était d'étendre à la science expérimentale entière ce qui était vrai seulement d'une branche hautement mathématisée et rationalisable ! Peu à peu, je découvris que l'humanité est étonnamment loin de connaître tout ce que des applications simples de la méthode expérimentale pourraient aisément lui apprendre ; peu à peu, je découvris que l'humanité d'aujourd'hui vivait dans un abîme d'ignorance à peine moins profond que l'humanité de Cro-Magnon ; peu à peu, je constatai que l'humanité ne savait rien de ce qu'il lui importerait le plus de savoir, que la « science » économique n'était qu'un ramassis de discussions oiseuses, que la science politique n'existait que dans le titre des Instituts universitaires.
Peu à peu, je devins certain, comme je le suis aujourd'hui, qu'un homme n'a « qu'à se baisser » (qu'à vouloir observer et réfléchir) pour faire avancer ces sciences orgueilleuses et infantiles : tout est à découvrir, depuis la limite de l'habitat des cigales en France jusqu'à une moins mauvaise manière d'enseigner le grec.
Ce sont de telles simples « découvertes » qui motivèrent mes livres successifs : d'abord, l'enseignement de La comptabilité (1943) par la méthode historique, donnant de cette technique une compréhension bien plus féconde que la sèche dogmatique en usage jusque-là. Ce livre était le fruit de mes premières réflexions professionnelles, après ma thèse de doctorat (Le contrôle de l'État sur les compagnies d'assurances, 1938). Tous mes autres livres sont extra-professionnels, et font partie de mon dessein, à la fois ambitieux, vague et modeste, de connaître l'homme et ses sociétés. L'économie française dans le monde (1945)répondait à l'interrogation la plus pressante, à ce moment de l'Histoire où les facteurs économiques paraissaient primordiaux pour éviter la colonisation de la France et pour assurer le niveau de vie des Français. La notion de productivité du travail m'apparut alors comme le facteur clé de la réalité économique ; or elle était absente de l'enseignement, étrangère à la pensée des hommes politiques et (paradoxalement) des syndicalistes, des financiers, des chefs d'entreprise même. Seuls quelques ingénieurs l'avaient considérée, dont les écrits, jugés beaucoup trop terre à terre par les économistes pour prendre place dans la Science (les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes !), n'étaient au mieux signalés dans les Traités que par quelques notes hâtives. Dès que j'eus acquis la certitude que la notion de productivité était, au contraire, un facteur si prépondérant de l'activité économique qu'aucune science économique ne pouvait être constituée sans lui donner la valeur d'un concept central, je publiai divers livres pour le montrer. Ces livres furent bien accueillis par Paul Angoulvent, président des Presses Universitaires de France, qui venait de fonder la collection « Que sais-je ? », puis sollicités par divers autres éditeurs. Leur succès commercial fut en effet très grand, en France comme à l'étranger. Il faut dire que les écrits économiques de l'époque ignoraient pratiquement ce que l'on appelle aujourd'hui la croissance ou le développement ; on y traitait abondamment des crises, mais dans l'esprit le plus « stagnationiste » ; le grand nom de la science économique était Keynes, pour qui le long terme était sans intérêt et pour qui le financier primait l'économique (beaucoup d'économistes patentés sont encore aujourd'hui avant tout keynésiens !, et c'est là l'une des raisons de la lenteur avec laquelle la crise mondiale est comprise et surmontée). S'explique donc aisément le succès de livres qui traitaient et expliquaient les faits que les hommes avaient sous lesyeux, avec lesquels ils étaient journellement confrontés : les migrations de la population active de l'agriculture vers ce que à la suite d'Allan B. Fischer, j'ai appelé en français le tertiaire ; l'élévation du niveau de vie par la baisse différenciée des prix de revient par rapport aux salaires ; les changements du « genre de vie » ; les « secrets » de la puissance économique américaine, etc. Ces divers problèmes furent traités dans une série de livres, écrits sans plan préalable, selon la pente de mes recherches successives. Les principaux d'entre eux sont La civilisation de 1960 (1947), La productivité (1950), tous deux traduits par la suite en cinq langues, et surtout Le grand espoir du XXe siècle (1949) et Machinisme et Bien-être (1951), puis, plus récemment L'évolution des prix à long terme (1969). Je dois dire, d'ailleurs, pour les lecteurs qui se feraient des imaginations, que ces succès de libraires n'enrichissent en rien leur auteur ; nous ne sommes pas ici en matière littéraire ; les traductions sont flatteuses mais ne « rapportent » au mieux que quelques centaines de francs ; et les livres de poche, qui font les neuf dixièmes de mes tirages en France, ne donnent, légitimement, que des droits d'auteurs de 5 à 8 %, desquels le fisc prélève près de la moitié.
Ces problèmes économiques ne couvraient et ne couvrent évidemment qu'une fraction de mon intérêt pour la condition humaine. Bien sûr, il ne s'agissait en rien pour moi de m'informer ou de découvrir pour écrire et publier des livres ; mais seulement de m'informer moi-même, de me connaître et de connaître, si peu que je le puisse, le monde. Mais là encore, j'en vins souvent à écrire et à publier, parce que ces idées que j'acquérais ainsi peu à peu, les hommes ne paraissaient pas les avoir, ‑ et pourtant, elles me semblaient propres à leur éviter des erreurs, à réduire leurs souffrances.
Ce ne fut pas le cas de la biologie et de la zoologie,pourtant centre de mon intérêt, car je ne puis jamais en ces matières combler les lacunes de ma formation scolaire ; il s'agit là de disciplines si vastes, si complexes, si difficiles, si fertiles en erreurs classiques, si vagissantes encore, donc, que je n'ai pu en être qu'un (mauvais) élève, et n'ai jamais pu y voir se former en mon cerveau une hypothèse originale. En revanche, on sait qu'encouragé par l'accueil fait à mes livres économiques, je me suis risqué à présenter les résultats de mes recherches dans des domaines vastes et variés. Ce sont ces lueurs sur la condition humaine qui sont la base de la conception de l'homme et de la conception du monde que j'expose dans les chapitres qui suivent.
On peut y distinguer quatre grandes directions. La première est relative à la réalité de la vie quotidienne des hommes avant la révolution industrielle, et plus généralement de la vie physique et morale de l'homme moyen ; nous avions été frappés, ma femme et moi, dès 1935, du nombre de gens qui élaboraient des systèmes et des révolutions pour faire le bonheur du peuple, sans rien connaître du peuple. Nous avons donc lu un grand nombre d'ouvrages de ceux que nous avons appelés Les écrivains témoins du peuple, publié mainte notice bibliographique et une anthologie (1964), fait reconnaître ainsi et revenir jusqu'à la mode des textes oubliés comme Jacquou le croquant d'Eugène Le Roy, La vie d'un simple, d'Emile Guillaumin, Les mémoires de Léonard de Martin Nadaud, Les cahiers du capitaine Coignet...
La seconde direction de recherche fut relative à la méthode scientifique expérimentale, aux procédures du travail cérébral, au fonctionnement de l'encéphale, à la psychologie donc ; cela donna Les conditions de l'esprit scientifique (1966) et Comment mon cerveau s'informe (1974). Le troisième domaine est un effort pour considérer la morale sur des bases scientifiques, et mettre en évidence les facteurs objectifs qui obligent l'humanité à seposer une morale, en particulier, le fait de l'hétérogénéité du temps et de l'espace (Essais de morale prospective, 1966).
Enfin, la dernière direction de mes réflexions est celle selon laquelle les autres n'auraient ni consistance ni signification : ce sont les essais de synthèse qui conduisent à une philosophie et à la religion, effort, jamais arrivé à terme, pour grouper en une conception du monde l'ensemble des informations que l'homme a accumulées sur lui-même, sur le cosmos et sur l'atome. Le tout confectionné artisanalement selon les pauvres moyens dont je dispose. Cela a donné lieu aux Quarante mille heures (1965 et 1970), à la Lettre ouverte à quatre milliards d'hommes (1970), et à la Lettre ouverte aux théologiens (1973).
Je termine en disant que, si je n'ai pas à me plaindre de l'accueil fait par le public ni même par les autorités scientifiques, à l'ensemble de mon œuvre, si plusieurs des concepts, des informations, des considérations, que j'ai formulés ont été si vite acceptés qu'ils en sont devenus classiques en quelques années, et certains même banals —, cependant beaucoup de ceux et de celles auxquels je tiens le plus, que je crois à la fois les plus profondément représentatifs du réel et les plus utiles à l'homme, propres à éviter certaines erreurs graves et à réduire certaines souffrances psychologiques et sociales, n'ont pratiquement pas été perçus et n'ont chance de vivre que dans un petit nombre de cerveaux. Que cela soit une confirmation de la réalité des facteurs inhibiteurs que j'ai exposés dans Comment mon cerveau s'informe m'est une piètre consolation. En vérité, le sucre ne fond pas dans n'importe quel liquide. Avoir raison trop tôt, c'est avoir tort.
[1] Ce texte avait été écrit en 1976 ; Jean Fourastié a pris sa retraite en 1978.
[2] En tant que membre puis président du Comité des questions scientifiques et techniques de l'O.C.D.E., où j'étais délégué de la France.
[3] J'ai la conviction, peut-être erronée, que ces techniques artisanales de la prévision de l'emploi eussent, si elles avaient continué d'être employées, donné de bien meilleurs résultats que le retour aux principes keynésiens à travers des modèles mathématiques hautement sophistiqués.