jean fourastie
Deux ouvrages ont repris cette expression dans leur titre et traitent de cette période. Un livre très récent : Dominique Lejeune, La France des Trente Glorieuses, 1945-1974, Armand Colin, juin 2015, et un autre plus ancien auquel nous avions déjà fait une place sur le présent site : Une autre histoire des « Trente glorieuses », Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, La Découverte, août 2013.
Il s’agit d’ouvrages sérieux et documentés. Dominique Lejeune est professeur d’histoire, docteur ès-lettres ; les contributeurs du second ouvrage, publié avec le concours du CNRS sont pour la plupart des universitaires, chercheurs en histoire. L’un et l’autre livres permettent de connaître davantage la période qui a suivi la guerre de 1939-45 et se lisent avec passion.
Ils contiennent tous deux une critique à propos de l’expression « Les trente glorieuses » ! Une autre histoire des « Trente glorieuses » focalise même sur les résultats négatifs de cette période, et parle de « Trente pollueuses » et de « dégâts du progrès »…
Je tiens donc à indiquer que jamais Jean Fourastié n’a prétendu que cette expression caractérisait tout ce que a eu lieu dans cette période, ni que tout s’y passait pour le mieux dans le meilleur des mondes (ni même que cette période a duré exactement 30 ans) ! Il a au contraire plus d’une fois insisté pour montrer que les bénéficiaires du progrès n’en ont pas eu conscience et qu’ils ont continué à se plaindre comme avant (parfois plus qu’avant, plus en tout cas qu’au 19e siècle !).
Les Trente glorieuses n’ont pas été intégralement glorieuses ; cette période d’intense progrès technique n’a pas eu que du bon. Mon Père voulait montrer qu’elle a transformé le monde, économiquement et socialement. Sa célèbre comparaison entre deux villages, le Douelle de 1945 et celui de 1975 doit être complétée par une autre, celle où il compare Marie la jeune fille de 1945 à Séverine, celle de 1975. Je ne suis pas sûre que mon Père ne préférait pas Marie, malgré tous ses malheurs, car elle avait un esprit bien structuré, une foi simple qui la faisait vivre, alors que Séverine est dispersée et n’a plus le temps de méditer. Il affirme : « Séverine à 75 ans aura meilleur physique que Marie à 35, déformée par les durs travaux, les fièvres avec des cheveux gris, sa bouche édentée… Mais que dire de la personnalité morale, de la faculté d’aimer, d’admirer, de se dévouer, de croire, de s’émerveiller ? »
Les deux livres affirment que les Trente Glorieuses n’ont pas été glorieuses pour tous ! L’élévation du niveau de vie n’a pas été perçue ; au contraire, l’appétit de consommation a augmenté. La « révolution » a été invisible, inaperçue de la plupart des consommateurs. Il est vrai, comme l’affirme Dominique Lejeune, que tout n’a pas été fait pour les plus défavorisés pendant ces trente ans, mais la Sécurité Sociale a commencé à exister et à se généraliser ; la France a assimilé des millions d’immigrés et les inégalités ont diminué, surtout si l’on tient compte de l’impôt sur le revenu. Mais mon Père a eu raison de dire que le progrès n’a pas fait le bonheur de l’homme ! Le progrès qui a fait passer d’une situation précaire à une civilisation plus abondante a laissé apparaître des nouvelles difficultés : la pollution, l’amiante, les irradiations nucléaires, la mécanisation à outrance,… mais surtout la dépopulation des campagnes et bien d’autres choses : cela ne s’est pas passé sans douleur ; cela a laissé des traces et en laisse encore aujourd’hui.
L’idée fondamentale du livre Les trente glorieuses est la prise de conscience d’un changement économique et sociologique sur cette période d’environ trente ans, changement qui d’ailleurs continue, même si la croissance économique n’est plus au rendez-vous avec la même intensité. Ce qui intéressait mon Père, ce sont les grandes tendances. Il a insisté sur la transformation des hommes qui sont passés d’une civilisation traditionnelle, lente, dans laquelle la souffrance existait davantage qu’aujourd’hui, provenant des maux physiques, des décès de jeunes, de la faim, à la civilisation qui aboutit aujourd’hui à celle de l’Internet, où il faut réagir sans avoir le temps de réfléchir, où l’abondance est plus grande et où la souffrance a une autre nature : la solitude, le chômage… Mais il n’aurait pas été d’accord pour imaginer que le progrès a été en quelque sorte téléguidé par des personnes inconscientes des conséquences à long terme ; ainsi, si la consommation d’électricité a augmenté, c’est parce qu’on a su la produire plus abondamment et à moindre coût, et qu’en même temps, le prix des appareils ménagers et des autres machines a beaucoup diminué. Une autre histoire des « Trente glorieuses » a le mérite de montrer qu’il y a eu des résistances au moins à certains progrès, comme le nucléaire et la bombe atomique, des résistances aussi à des pollutions dont on commençait à découvrir la nocivité… Sur ce dernier point, il faudrait aussi noter qu’il existait d’autres formes de pollution au début des Trente glorieuses, comme les toilettes au fond du jardin, le fumier devant la porte, ou les eaux usées qui se déversaient dans les rues… (au moins dans les villages !). Le progrès a apporté les salles de bains et les toilettes intérieures, donc une grande amélioration de l’hygiène ; il a facilité la conservation des produits (réfrigérateurs) et amélioré la qualité et la quantité de la nourriture ; je ne connais personne qui regrette les puces et les odeurs… qui envahissaient Madère et ne se rencontraient presque plus à Cessac !
En mai 1968 quelques nostalgiques des temps anciens ont rejeté la civilisation de consommation. Certains se sont installés dans des campagnes reculées et ont cherché à vivre sans progrès. Mais ils n’ont pas persévéré longtemps, quelques années au maximum. Il est, en fait, impossible de revenir en arrière. À nous d’aménager au mieux notre époque pour qu’elle reste humaine, chaleureuse, ouverte à tous… ; mais aussi maintenant d’accepter de progresser moins vite, de changer de mode de vie pour ne pas courir après la dernière tablette, la plus belle voiture et toutes les formes de consommation… d’accepter peut-être de diminuer un peu notre niveau de vie pour accueillir ou aider ceux qui, dans le monde, sont loin d’avoir autant que nous !
[1] Sous la direction de Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, avec les contributions de Renaud Bécot, Régis Boulat, Gabrielle Bouleau, Jean-Baptiste Fressoz, Stéphane Frioux, Gabrielle Hecht, François Jarrige, Kristin Ross, Christian Roy et Loïc Vadelorge.