jean fourastie

Le débat de ce soir est, à juste titre, inspiré par le souci de bien détecter les tendances économiques à long terme et les forces qui les provoquent. C’était en effet le souci constant de Jean Fourastié, le souci grâce auquel il put percevoir, plus vite que le faisaient ses contemporains, les perspectives qui, dans l’après-guerre, s’ouvraient à l’Europe, à la France en particulier. Il sut parfaitement décrire et expliquer le rôle moteur du progrès technique pour l’élévation des niveaux de vie. Il sut alors caractériser l’adaptation du système productif et de l’emploi, en raison tant des différences entre branches des rythmes du progrès technique que des différences entre biens des rythmes de croissance des besoins solvables. Les trois orateurs qui m’ont précédé ont déjà insisté sur cette vision, dont la valeur a été confirmée au cours des cinquante dernières années, par les recherches économiques empiriques et théoriques.

Cependant, au cours des deux dernières décennies, une objection a été de plus en plus souvent soulevée par le grand public à cette vision : le progrès technique serait tel aujourd’hui qu’il ne permettrait plus le plein emploi des hommes et des femmes souhaitant travailler dans une activité rémunérée. En ce sens, le progrès technique serait responsable d’un chômage appelé à durer longtemps dans l’avenir. Il me revient aujourd’hui de traiter de cette objection citée tout à l’heure par Jacqueline Fourastié. J’en traiterai en me situant bien entendu dans la perspective du long terme, celle des évolutions d’une décennie aux suivantes. Je le ferai en avançant, et en tentant de justifier brièvement les trois affirmations suivantes :
1. Il reste vrai, aujourd’hui comme autrefois, que le chômage est un dysfonctionnement de l’économie de marché, un dysfonctionnement dont l’origine doit être cherchée ailleurs que dans le progrès technique.
2. Dès lors que le chômage est installé, il est très difficile de savoir dans quelle mesure son évolution peut être affectée, marginalement, par le progrès technique. L’intuition suggère que le premier effet de ce progrès est alors plutôt défavorable s’il s’agit de la découverte et de la diffusion de nouveaux procédés de fabrication qui économisent la main-d’œuvre, qu’au contraire le premier effet est favorable s’il s’agit de la découverte et de la diffusion de nouveaux biens et services, aptes à satisfaire des besoins précédemment insatisfaits.
3. Dans certains contextes quant à la composition de l’offre de travail, à l’intensification des échanges et à la nature du progrès technique, une adaptation respectant le plein emploi peut avoir, sur la distribution des revenus, des conséquences jugées inadmissibles dans certains pays. Une intervention fiscale ou parafiscale dans ces pays, ayant pour objectif de dissocier coût du travail et rémunération, est alors de nature à y réduire le chômage et à être au total bénéfique.

L’observation nous montre que, sur la longue période et sur l’ensemble des pays, il n’y a pas de tendance nette à l’élévation du taux de chômage. Les cas de chômage important ont été nombreux dans le passé. Aujourd’hui il n’y a, dans beaucoup de pays, guère plus de chômage que ce que l’on peut qualifier de frictionnel. L’observation nous montre aussi que les périodes de croissance rapide du progrès technique ont plutôt été des périodes de haut niveau de l’emploi. Vu par référence aux décennies antérieures de ce siècle, le rythme actuel de l’effet global du progrès technique sur la productivité est plutôt faible, alors que le chômage est plutôt élevé.

D’autre part, les théories dont nous disposons pour comprendre le fonctionnement des économies de marché nous enseignent deux choses :
1. Dès lors que les besoins humains ne sont pas saturés et que le travail est requis pour la production de biens et services permettant la satisfaction de ces besoins, le système des marchés facilite les adaptations des revenus et des consommations aux nouvelles opportunités offertes par le progrès technique ; en d’autres termes, il n’y a aucune incompatibilité entre bon fonctionnement de l’économie de marché et progrès technique.
2. L’apparition et le maintien d’un chômage massif doivent être qualifiés de dysfonctionnements du système des marchés. De tels dysfonctionnements ont des origines diverses, surtout une éventuelle déficience de la demande globale de biens et services, ou un éventuel manque de profitabilité des opérations productives. Ces éventualités défavorables peuvent résulter de circonstances diverses n’ayant rien à voir avec le progrès technique.

En conclusion, observation et théorie nous confirment que le progrès technique n’est pas le coupable, qui serait responsable du déséquilibre du marché du travail.

Une fois ce déséquilibre apparu, une fois qu’existe un excès de l’offre sur la demande de travail, le progrès technique aide-t-il à résorber le chômage ou contribue-t-il à l’aggraver ? C’est difficile de répondre, parce qu’avoir des théories fiables du dysfonctionnement est beaucoup plus difficile que d’avoir des théories fiables du bon fonctionnement. En économie notamment, les théories du dysfonctionnement font l’objet de beaucoup moins de consensus que les théories du bon fonctionnement.

Le bon sens recommande de porter l’attention sur les effets les plus directs, sur lesquels on peut se mettre aisément d’accord. Il faut alors être conscient de ce que, à la longue, les effets indirects peuvent être beaucoup plus importants et aller à contre-courant des effets directs. Si néanmoins nous nous en tenons à ce que nous saisissons aisément, nous pouvons dire :

- un progrès technique sur les procédés entraîne une réduction de la demande de travail, donc une hausse du chômage, tant que les effets seconds ne se seront pas manifestés (surtout baisse des prix, donc augmentation de la demande des produits) ;

- un progrès par la création de biens nouveaux provoque l’apparition d’une demande pour ces biens et en conséquence d’une nouvelle demande de travail.

Même si nous nous en tenons aujourd’hui à ces effets directs, nous ne voyons pas qu’ils soient particulièrement défavorables, car il y a certes des progrès sur les procédés, mais il y a aussi d’importantes apparitions de biens et services nouveaux, dont la diffusion n’est pas terminée.

S’il y a un problème aujourd’hui, c’est pour une autre raison. Non à cause du rythme global du progrès technique - pas tellement rapide -, ni de son orientation mixte : progrès sur les procédés et sur la gamme des biens et services. Mais parce que l’évolution des techniques conduit à exiger de plus en plus de travail qualifié et, a contrario dans les pays les plus riches, de moins en moins de travail non qualifié, sauf si le coût de ce dernier travail baisse. Si ce coût baisse, la réduction des emplois non qualifiés dans certaines activités se ralentit ; de nouveaux emplois non qualifiés apparaissent et se diffusent.

Les États-Unis nous donnent un exemple d’une telle évolution : inférieur à 6%, le taux de chômage a là-bas un niveau comparable à celui qui prévalait avant le premier choc pétrolier. Mais l’éventail des salaires s’est ouvert et le salaire réel des non-qualifiés a baissé. Nombre de pays refusent une telle évolution et veulent au contraire maintenir, voire faire croître, le niveau des bas salaires. Mais si cela entraîne un chômage particulièrement élevé des non-qualifiés, comme on le constate notamment chez nous, alors le résultat n’est guère satisfaisant.

Pris devant le dilemme, baisse des revenus des non-qualifiés ou élévation du chômage des non-qualifiés, on en vient légitimement à envisager une modification durable des modes de prélèvements fiscaux et parafiscaux. Il s’agit alors d’introduire une distorsion en faveur de l’emploi des non-qualifiés. La baisse différentielle du coût du travail peu qualifié, avec maintien du revenu perçu par les travailleurs en cause, est la solution la moins mauvaise face au dilemme.

 

Edmond Malinvaud,
Professeur honoraire au Collège de France