jean fourastie

Les précédents orateurs nous ont tous convaincus, s'il en était besoin, que le monde changeait et que c'est ce changement qui crée beaucoup des problèmes que nous avons évoqués. Je voudrais insister sur le fait que le monde change encore plus vite qu'on ne le pense, et que par conséquent les problèmes que nous avons à traiter restent devant nous. Nous n'avons d’abord pas encore vu les conséquences de la grande révolution démographique qui est en train de se développer dans le monde, sauf dans notre vieille Europe qui va continuer à vieillir et donc à reculer. Cette dynamique démographique, qui amène aujourd'hui de nombreux pays à avoir plus de la moitié de la population âgée de moins de quinze ans, nous fait comprendre immédiatement que le monde de demain et notre place dans ce monde seront tout à fait différents de ce que nous connaissons aujourd'hui.

La deuxième révolution qui est en cours, et qui était évoquée par certains des orateurs, est bien sûr celle de l'information. Nous ne mesurons absolument pas le caractère révolutionnaire de cette découverte. Je pense que cette révolution de l'information aura, sur la vie de chacun et sur l'organisation de tous les acteurs économiques, des conséquences beaucoup plus importantes que toutes les révolutions "techniques" qui l’ont précédée. L'information, le calcul et surtout la disponibilité d'un nombre d'informations infini, instantanément disponibles aux quatre coins du monde simultanément, créent les conditions permettant et obligeant le système économique à changer à une vitesse vertigineuse pour être de plus en plus performant dans sa capacité à créer des richesses ; et après tout, à quoi sert un système économique si ce n'est à créer des richesses ? Nous sommes en France théoriquement en crise depuis 20 ans, 75-95 ; c'est vrai et c'est faux ; c'est faux parce qu'en 20 ans de "crise" la richesse nationale produite annuellement a augmenté d'un bon 30%; c'est vrai, bien sûr, parce que les conditions dans lesquelles cet accroissement de richesses s'est produit se sont traduites par des obligations de changement et les conséquences en termes d'emploi que nous connaissons ; mais ce que nous avons vu dans les vingt dernières années n’est rien par rapport à ce que nous verrons dans le futur, car l'efficacité de ce système économique, générée par cette révolution de l'information et bien sûr par l'internationalisation du monde économique, est loin d’avoir épuisé ses ressources de progrès. Voilà la bonne nouvelle, voilà le grand espoir du XXIe siècle, car nous allons enfin peut-être avoir trouvé les conditions permettant de créer un flot de richesses constamment croissant, dans des conditions de production de plus en plus faciles et faisant de moins en moins appel à l’effort de l’homme.

Ne faut-il donc pas avoir une vision optimiste de ce début de millénaire autour de la conviction que, grâce au génie de l'homme, le système économique qui se généralise actuellement dans le monde sera capable de créer des richesses avec de moins en moins d'interventions humaines ? Peut-être, mais à condition de se poser alors la question de fond : Comment distribue-t-on cette richesse ? Depuis le début de la révolution industrielle, c'est par le salaire que le système économique a essentiellement distribué la richesse qu'il produisait. Le système économique que nous pouvons entrevoir est tellement performant qu'il a besoin de beaucoup moins d'heures humaines ; à ce moment-là, le problème, le seul problème, le vrai problème, et que nous avons dès aujourd'hui en France, c'est de savoir si nous sommes satisfaits de la manière dont cette richesse est distribuée. Le système actuel montre à l'évidence que nous allons "dans le mur". Nous, Français, refusons "l'autre" système qui existe, qui fait ses preuves et qui supprime le chômage structurel en élargissant au marché du travail les règles de fonctionnement "du marché" ; nous le refusons parce qu'au nom de notre culture et de nos croyances, nous considérons qu’il va à l'encontre de ce que nous estimons être la dignité de la personne.

Nous refusons donc le système "américain", mais nous savons que nous avons un problème vital à traiter. Pour le moment, nous refusons de le traiter autrement qu'en redistribuant, par le biais des pouvoirs publics, une partie de cette richesse prélevée sur les salariés à ceux qui ne peuvent plus s'insérer dans le "système". Mais pouvons-nous nous rappeler que dans les deux derniers siècles, l'augmentation de performance liée à la "productivité", que Jean Fourastié a si bien contribué à dégager, a été répartie, trois quarts pour l'augmentation de pouvoir d'achat des personnes et un quart seulement pour la réduction du temps de travail !

Aujourd'hui, nous refusons de bouger, car ceux qui ont un travail ne veulent pas le perdre, et ceux qui n'ont pas de travail ou l'ont perdu n'ont pas voix au chapitre. Ne doit-on pas, politiquement et sociologiquement, dans le cadre des valeurs auxquelles nous croyons, modifier un tant soit peu cette distribution en favorisant un peu moins ceux qui ont, c'est-à-dire ceux qui ont un emploi et ceux qui créent la richesse, et en pensant un peu plus à ceux qui ne peuvent pas rentrer dans le système parce qu'on n’a pas besoin d'eux ? Derrière tous les problèmes de l'économie, la seule question politique, c'est-à-dire qui intéresse la totalité d'une collectivité, est celle-là ; le système économique libéral est lancé et il va, année après année, générer au niveau mondial des richesses de plus en plus grandes. Ce système n'a pas la responsabilité d'assurer la redistribution de cette richesse ; c'est indirectement et mécaniquement qu’il l’a eue pendant longtemps, parce qu'il fallait beaucoup de salariés pour générer cette richesse. Si, comme je le pense - et d'autres avec moi - nous avons déjà un système tellement performant, grâce au génie de l'homme, qu'il a besoin de moins en moins d'heures de travail pour fonctionner, il faudra bien que l'ensemble des collectivités qui constituent les pays en prennent conscience et trouvent une nouvelle règle du jeu pour redistribuer ces richesses.

Cela s’appelle, du moins pour moi, de la Politique et c’est au système Démocratique de traiter cette grande question.

Francis Mer
Président du conseil d'administration du CNAM