jean fourastie
Dans son dernier ouvrage (31 octobre 2013), Histoire de l’Espagne, des guerres napoléoniennes à nos jours (Perrin), Benoît Pellistrandi, spécialiste reconnu, rend hommage à Jean Fourastié et annonce que l’Espagne a eu ses Trente Glorieuses, plus tard que la France, mais aussi réellement. Nous citons quelques passages de ce livre.
Si cet aspect de l'Espagne contemporaine est sans doute l'un des plus passionnants parce qu'il mobilise la mémoire, le discours et les symboles, se concentrer uniquement sur lui reste dangereusement réducteur. Car après 1939, l'Espagne ne s'est pas figée. Elle a emprunté une voie différente de celle qu'avaient pensée et espérée les républicains et les progressistes.
Si les années de l'immédiat après-guerre sont douloureuses et difficiles dans tous leurs aspects, notamment la vie quotidienne, la conjoncture change dès la décennie 1950. Un tournant politique et administratif est pris autour de 1956-1958 avec l'arrivée au pouvoir des « technocrates », c'est-à-dire d'hommes soucieux avant tout d'efficacité économique, dans le respect des institutions et de la morale collective franquistes. Les années 1960 sont celles d'un décollage économique puissant : le taux de croissance de l'économie espagnole dépasse les 6 % annuels, le tourisme devient un des secteurs d'activité les plus dynamiques, contribuant directement et indirectement à l'ouverture de la société espagnole. Profitant d'une main-d’œuvre abondante et bon marché, l'Espagne s'industrialise, s'urbanise, se mécanise... bref, elle entre dans les dynamiques proprement européennes qui arrachent les vieilles nations rurales à leur apparent immobilisme. Jean Fourastié a identifié cette période pour la France : 1946-1975[1]. Mais il souligne, ne l'oublions pas, que tous les pays d'Europe ont connu cette étape. L'Espagne aperçoit, dans les années 1960, les promesses de ce développement continu et spectaculaire.
Introduction p. 33
C’est en 1979 qu’a été publié le livre de Jean Fourastié, Les trente glorieuses ou la Révolution invisible de 1946 à 1975. Écrit par un économiste, cet essai a parfois été réduit à une réflexion sur le rythme de la croissance française — ce qu'il est, mais en partie seulement. En vérité, l'ouvrage explore transformations anthropologiques et sociologiques liées à un bouleversement matériel d'une intensité et d'une rapidité sans précédent qui ont vu une France disparaître et une autre émerger : urbaine, rajeunie, industrialisée... Notre thèse est que l'Espagne a connu un phénomène similaire, quoique un peu décalé dans le temps. Avec la croissance économique s'est progressivement constituée une société nouvelle où coexistent des générations différentes, créant ainsi, ne réalité mouvante. Ces mécanismes de transition ont enfanté de nouveaux modèles démographiques, sociaux et culturels ainsi qu'une nouvelle géographie. L'originalité du cas espagnol tient à ce que cette mue socio-économique s'est produite au moment où le cadre politique du pays changeait. La population espagnole a donc connu une double, voire une triple révolution : une évolution vers la démocratie, l'accumulation de la croissance qui crée une société de consommation et une nouvelle hiérarchie des valeurs…
p. 520
Jean Fourastié était parti du modèle démographique de deux villages pour établir le saut « civilisationnel » qui s'était produit entre 1945 et 1975: les exemples de Madère et Ces-sac cachaient l'évolution du bourg de Douelle dans le Lot. Il avait aussi tracé le portrait de deux femmes, Marie et Séverine, toutes deux âgées de vingt ans... mais à un siècle d'intervalle. Aux changements physiologiques s'ajoutaient des transformations culturelles : « Marie a été formée par le respect de la famille, le spectacle du village, des voisins et des parents qui naissent, meurent, vivent, le spectacle des animaux et des végétaux, le renouveau des saisons... Le cerveau de Séverine a été formé par un bombardement d'informations disparates et éphémères, émanant des quatre coins de la Terre et déversées en vrac par la presse, la radio, la TV, la famille — elle-même instable et frénétique —, l'école, les camarades, les voyages[2]. » On pourrait s'essayer au même exercice et proposer un portrait différentiel de Maria, née entre 1925 et 1935, mariée dans la décennie 1950, rapidement mère quatre ou cinq enfants, et de sa petite-fille, née entre 1978 et 1984. Son prénom serait sans doute moins traditionnel ; elle aurait suivi des études supérieures ; célibataire, elle aurait vécu plusieurs aventures ; fille de la ville, elle ignorerait les réalités de la campagne où avait grandi sa grand-mère. Cette dernière avait connu la Guerre civile et la dictature ; sa petite-fille a grandi sous la démocratie, avec une claire conscience de ses droits civils et politiques. L'une aura voté pour première fois vers cinquante ans ; l'autre exerce ce droit dès ses dix-huit ans. L'une se sera toujours tue, tandis que l’autre aura manifesté dans la rue. Enfin, l'aînée continue d’aller à la messe tandis que la benjamine aura non seulement cessé de pratiquer mais peut-être même de croire. La généralisation a le défaut d'écraser les nuances mais dessine un cadre global à partir duquel réfléchir.
p. 544
[1] Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979.
[2] Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible, 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979 (édition Hachette de 2007 utilisée ici, citation, p. 173-174).