jean fourastie
Dans le Figaro du 23 novembre 1994, Béatrice Bazil a présenté Jean Fourastié entre deux mondes, le livre posthume de Jean Fourastié, auquel elle avait collaboré. Elle avait auparavant écrit avec Jean Fourastié deux ouvrages : Pourquoi les prix baissent et Le jardin du voisin.
« Dès les environs de 1940, j'avais ma ligne de recherche, que je pense innée : la condition humaine (…) Je découvrais I’information existante au hasard des circonstances familiales et professionnelles ».
Quatre ans après la disparition de Jean Fourastié. dont les lecteurs du Figaro ont suivi, pendant plus de quinze ans, les chroniques régulières, sa fille Jacqueline nous présente aujourd'hui les Mémoires posthumes de son père.
Ce livre testament en forme de dialogues nous fait franchir un pas supplémentaire dans l'univers de cet économiste pas comme les autres, qui aura marqué notre seconde moitié du XXe siècle La lecture de la vie de Jean Fourastié éclaire d'un jour nouveau l'ensemble de son œuvre Car c'est bien la trame de son existence qui permet de comprendre la genèse et l'épanouissement de sa pensée On la suit pas à pas, depuis son enfance parmi les paysans quercynois du début du siècle, ses études au collège de Juilly, jusqu’au Commissariat au Plan avec Jean Monnet, aux grandes chaires d’enseignement ou à la présidence de l'Académie des sciences morales et politiques
L'auteur du Grand Espoir du XXe siècle reconnaît lui-même l'influence qu'ont eue sur sa vision du monde la contemplation des paysages dans lesquels il est né, l’observation des rythmes de vie traditionnels, des ruptures et des contrastes qu'il a connus dès l'enfance.
« Je suis, disait-il, d'un pays où les vallées sont aussi bornées que celles des Pyrénées et des Alpes, mais où les sommets sont à moins de trente minutes d'escalade, où l'on va donc continuellement de vues immenses aux vues partielles ou, presque simultanément à la conscience de milliers de kilomètres carrés, les herbes, les insectes et les cailloux s'imposent, comme si l'on passait sans cesse, par le procédé que l'on appelle aujourd’hui en optique le zoom de la longue vue au microscope »
Au fil des souvenirs et des anecdotes, ce livre nous fait découvrir la clé ou du moins l'origine des grandes analyses de Jean Fourastié sur la dépopulation des campagnes, sur les trois secteurs, primaire, secondaire, tertiaire, le rôle du progrès technique et de la baisse des prix réels dans l'évolution des niveaux de vie, les notions de justice et d'égalité, l'opposition court terme long terme. Bien des idées que Jean Fourastié a été le premier à lancer, et qui ont été reçues en leur temps comme hautement novatrices, sont à ce point admises et assimilées qu'elles font aujourd'hui figure de lieux communs, au sens propre du terme, c'est-à-dire qu'on ne leur reconnaît plus de paternité Bien des formules imaginées par lui pour faire saisir ou retenir une démonstration sont passées dans le langage courant, comme l’expression Les Trente Glorieuses, titre de l'un de ses ouvrages.
À la lecture de ces Mémoires, on comprend mieux pourquoi Jean Fourastié a occupé une place si particulière dans la pensée contemporaine et pourquoi il fait aujourd’hui partie des intellectuels difficiles à classer : cela tient à la fois à sa méthode de travail, dont on découvre tous les secrets au fil des pages, et à I’originalité du vrai sujet de sa recherche.
Fidèle à ses origines et à sa formation de scientifique, l'économiste, le sociologue, a tenu, tout au long de sa carrière et de son œuvre, à partir des faits, du « réel », avant d'élaborer la moindre généralisation abstraite. II observait, collectionnait les petits faits têtus, les amassait minutieusement avec l'aide notamment de ses étudiants du Conservatoire des arts et métiers C'est seulement dans un deuxième temps qu'il les ordonnait autour d'un sens, pour en extraire des lois générales et les faire concourir à une explication universelle. Rare discipline.
Mais, la vraie originalité de Jean Fourastié est encore ailleurs : derrière l'œuvre du scientifique pointaient toujours les préoccupations de l'humaniste et du moraliste. Mieux que quiconque, il a su conjuguer harmonieusement la foi optimiste dans les bienfaits apportés par le progrès technique, et les mises en garde sur son inaptitude à réaliser le vrai bonheur de l'homme. « La machine, écrit-il, doit conduire l'homme à se spécialiser dans l'humain ».
Le perpétuel va-et-vient entre la vie et l'œuvre de Jean Fourastié, auquel nous invitent ces dialogues avec sa fille, nous permet de redécouvrir on profondeur la permanence et l'actualité de sa pensée : celle d'un homme qui a su embrasser d'un seul regard « le détail et l'immensité du temps », et discerner dans les petits faits ordinaires de la vie courante la trace des évolutions longues, aux conséquences planétaires.
(écrit dans le Figaro du 23 novembre 1994)
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