jean fourastie

 Au lendemain du décès de Jean Fourastié, voici ce qu’écrivit Jean Cazeneuve (Le Figaro, 28 juillet 1990).

 

L'économiste, philosophe et sociologue Jean Fourastié est décédé le 25 Juillet dans le Lot à l'âge de quatre-vingt-trois ans. Ses obsèques ont eu lieu hier, dans la plus stricte intimité.

Né le 15 avril 1907 à Saint-Bénin dans la Nièvre, Jean Fourastié était membre de l'Institut, où il fut élu en 1968 à l'Académie des sciences morales et politiques, assemblée prestigieuse qu'il présida à son tour en 1979. De 1966 à 1982, il avait régulièrement entretenu les lecteurs du Figaro sur l'avenir économique de la France et son dernier article qu'il avait daté de l'an 2008 offrait une analyse des premiers mois du septennat de François Mitterrand, tels que les historiens les décriront dans un quart de siècle.

 Une formation exceptionnellement variée, une carrière de professeur et de conseiller, une œuvre marquée par la profondeur et la clairvoyance ont fait de Jean Fourastié l'un des maîtres à penser de cette seconde moitié du XXe siècle.

Docteur en droit, diplômé de l'École des sciences politiques, ingénieur de l'École centrale, cet homme de lettres a gardé de ses études le souci de rigueur qui marque les juristes et les scientifiques. Son enseignement au Conservatoire national des arts et métiers, dans la chaire d'économie et de statistiques industrielles, ainsi qu'à l'École pratique des hautes études, lui a donné l'habitude de se faire comprendre de publics variés. Ses fonctions d'éditorialiste à L'Express et au Figaro, où il a publié des séries d'articles qui ont fait date, ont affirmé son aptitude à s'exprimer très clairement sur des sujets difficiles. Sa participation à de très nombreux organismes importants, notamment au Commissariat général au Plan, l'a maintenu constamment au contact des réalités nationales. Enfin, à l'Académie des sciences morales et politiques, où il fut élu en 1968, il est une des voix les plus écoutées et ses interventions sont presque toujours décisives.

Économiste, sociologue, expert en matière de planification, Jean Fourastié est l'auteur d'une œuvre imposante qui allie les vues les plus hardies, les plus prophétiques à la documentation la plus sérieuse et à la démarche la plus scientifique.

Son premier grand livre, Le Grand Espoir du XXe siècle,inspira cette réflexion à Léon Blum : « L'on reste presque étourdi sous le flot d'idées neuves qu'il énonce. » Et dix années plus tard, Raymond Aron disait à quel point les faits étaient en train de confirmer les prévisions contenues dans cet ouvrage et dans la Civilisation de 1975, publiée également en 1949.

Prenant en compte les progrès actuels ou prévisibles de la science et de la technique ainsi que l'évolution démographique, Jean Fourastié sait décrire les caractéristiques de la grande métamorphose que subit en ce siècle la société moderne. Il trouve les formules qui restent dans les mémoires, les apologues qui parlent à l'imagination, il sait construire les démonstrations brillantes.

Ses vues prospectives se gardent toujours de la systématisation, de l'optimisme de commande ou du pessimisme à la mode. Quand il parle des Trente Glorieuses, c'est-à-dire des années de grand essor économique, avant la crise pétrolière, c'est avec quelque nostalgie, mais sans oublier de prévoir les moyens de surmonter les difficultés actuelles. Il sait distinguer le court terme du long terme. Ainsi, évaluant les conséquences de l'automatisation, il envisage la situation des pays industrialisés lorsque la durée du travail sera limitée à trente heures par semaine et à quarante mille pour la durée moyenne d'une vie humaine, et il nous fait prendre en compte le poids des dépenses d'équipement. Il ne croit pas à un nivellement collectif, mais plutôt à une plus grande individualisation des options.

Le savant, chez Fourastié, n'éclipse jamais le moraliste. Il répète que l'homme, quelles que soient ses conditions matérielles et sociales, aura toujours besoin de rêve, de beauté, d'amour. Certes, les mœurs ont évolué. L'éthique traditionnelle, très proche de l'instinct, s'est assouplie. Une société d'abondance peut se permettre d'être plus tolérante. Les règles trop rigides ne correspondent plus à une nécessité vitale. Mais Jean Fourastié observe en même temps que la morale traditionnelle, qui s'avère  dépassée dans les théories, subsiste encore dans les comportements réels. Il faut, pour l'humanité de demain, inventer une moralité nouvelle, en s'inspirant de l'esprit scientifique, mais sans se hâter de tout bouleverser. Le dernier mot des Essais de morale prospective est la reconnaissance de l'actualité toujours vivante de l'Évangile. Et, dans Le Long Chemin des hommes, Jean Fourastié affirme vigoureusement que la « révélation » scientifique ne saurait mettre à jour la religion, qui doit rester fidèle à ce qui fut construit sur la révélation millénaire. La religion est pour lui une« alliance de la science et de la foi », une affirmation de vérités surréelles qui rend supportable le mystère de l'être.

Ainsi, la référence à sa spiritualité reste la règle indispensable pour le progrès de l'humanité. Homme de science, homme de cœur, Jean Fourastié est aussi l'homme de la courtoisie et de la gaieté. On ne s'étonnera pas qu'il ait consacré un livre à la fois plaisant et subtil au problème du rire. Rien de ce qui est humain ne lui échappe. Et toujours il part des données les plus certaines pour s'élever aux problèmes les plus généraux et les plus importants. Son œuvre est un guide pour la jeunesse, car elle ouvre les chemins de l'avenir

(paru dans Le Figaro du 28 juillet 1994)