jean fourastie
Albert Merlin, Vice-Président de l'institut Presaje, a publié dans Les Échos du 29 juillet 2010 un article qui montre que la productivité, dont Jean Fourastié annonçait les conséquences, est toujours d’actualité.
Face à la crise, les idées ne manquent pas. Mais où sont passés les concepts de base, parmi lesquels celui de productivité ? Le terme même figure-t-il au nombre des mots doux que s'échangent Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ? Pourtant, la productivité reste notre sève, seule capable d'enclencher la création de richesses et, par là, d'assurer durablement l'équilibre de nos finances. Qui s'y intéresse ? Sûrement pas les instituts de sondage, et les médias pas davantage. Il y a quelques exceptions : Strauss-Kahn dans les cercles politiques, Michel Aglietta dans le monde des experts, plus quelques non-conformistes. Mais il n'y a pas foule.
À quoi tient ce désamour ? D'abord à l'aspect « passéiste » qui colle (à tort) au concept de productivité. On se souvient vaguement des « Trente Glorieuses », mais pour ajouter aussitôt que c'était le bon temps, et que toute transposition à la période actuelle est vaine. Pourtant, les chiffres sont là : depuis 1975, les prix réels, mesurés en nombre d'heures de travail nécessaires pour acheter tel ou tel produit (notion-clef forgée par Jean Fourastié), ont baissé de façon spectaculaire : en trente ans, le prix de l'essence a été divisé par 2, celui du faux-filet par 3, le kilo d'oranges par 4, l'ampoule électrique par 5 ! Cette hausse extraordinaire du niveau de vie n'est pas tombée du ciel, ni des bureaux de Bercy, ni de la Sorbonne, mais tout simplement des efforts de productivité des chefs d'entreprise et de leurs collaborateurs. La cause est entendue, et devrait être ancrée dans nos têtes !
Autre source de désamour : le projecteur et la façon de s'en servir. Alfred Sauvy prenait soin de présenter la productivité sous ses deux aspects : l'aspect « récessif » (produire autant à moindre coût) et l'aspect « progressif » (produire plus à coût inchangé). Or les manuels et les gazettes braquent toujours le projecteur sur la forme récessive. Que les entreprises, ployant sous les charges fiscales et sociales, aient été conduites à tailler dans les effectifs, on le comprend ; mais du coup la productivité a pu apparaître, au fil des ans, comme l'invention la plus pénible à supporter au plan social.
Nous sommes loin des dithyrambes affichés par les historiens de l'économie. Il faut lire (et surtout voir et entendre !) le célèbre professeur David Landes, lorsqu'il fait l'éloge de la révolution apportée par l'horloge mécanique dans la mesure du temps (donc de la productivité) : « Ce fut le premier exemple d'instrument digital et non analogique, l'horloge mesurant une séquence régulière et répétitive d'actions discrètes… »
Aujourd'hui, la mesure précise du temps est souvent considérée comme une contrainte pesante, voire stressante. Mais c'est parce qu'on ne s'intéresse qu'au dénominateur du ratio de productivité, et plus précisément au facteur travail ; en réalité, pour juger de la productivité, il faut regarder l'ensemble des facteurs de production et l'ensemble des produits. Philippe Lemoine, spécialiste de la grande distribution, explique à l'envi que pour un même chiffre d'affaires de 65 000 euros, un superstore Wall-Mart emploie 450 personnes contre 280 dans un hypermarché en France, mais que les stocks tournent 25 fois dans l'année aux États-Unis contre 10,5 fois en France : comme quoi il convient de raisonner sur la productivité globale des facteurs !
Comment faire comprendre que, face aux chemises, aux Tee-shirts et aux gadgets électroniques fabriqués en Chine, l'Europe ne s'en sortira que par la créativité, la mise sur le marché de l'inédit. C'est encore de la productivité : du temps gagné et des ressources dégagées pour la création de cette offre nouvelle. On le sait, et l'on souligne les mérites de la destruction créatrice vantée depuis Saint Jean (« Si le grain ne meurt »…) et plus encore depuis Schumpeter, mais on fait tout pour la freiner.
La raison ? Il nous faut, dit-on, accorder la priorité au rééquilibrage de nos finances. Soit. Mais les pays qui ont réussi sont ceux qui ont su conjuguer les deux approches (Suède en tête). Parce que, tout simplement, le triptyque productivité/innovation/croissance est le grand géniteur des recettes fiscales indispensables. On invoque souvent l'étroitesse des ressources financières, alors que nous sommes dans un pays où l'épargne liquide est extraordinairement développée ! On ne nous fera pas croire que nos financiers ‑ publics et privés ‑ n'ont pas d'idées sur la question.
Mais il n'y a pas que l'argent. C'est avant tout affaire d'élan. Où est-il passé ? Dans les conclaves où les chefs d'entreprise échangent leurs idées, les sujets à la mode portent de plus en plus sur tout ce qui est social, environnemental, institutionnel. Combien de temps reste-t-il pour s'occuper de la productivité globale ? Très peu. Dommage : c'est notre mère nourricière.