jean fourastie
Benoît Meyronin, professeur à l’Ecole de management de Grenoble et directeur R&D de l'Académie du service (groupe Accor) a saisi l’occasion de la délocalisation de la production de la Clio pour retrouver comment Jean Fourastié prévoyait, depuis 1949, l’évolution de l’emploi vers le tertiaire. Paru dans La tribune, le 20 janvier 2010.
Mercredi 13 janvier 2010, les journaux se sont fait l'écho d'un projet de délocalisation en Turquie de la production de la Clio IV. Le numéro deux de Renault a été "convoqué" par le ministre de l'Industrie, sommé de s'expliquer et, surtout, de faire marche arrière. Samedi, au tour du président de l'alliance Renault-Nissan Carlos Ghosn d'être reçu à l'Elysée par Nicolas Sarkozy. Et voilà reparti le vieux débat sur les délocalisations et la désindustrialisation de la France, etc. En ces heures troublées, dans un pays qui compte déjà plus de 75% de ses emplois dans les secteurs relevant du tertiaire, une relecture de Jean Fourastié semble s'imposer.
Cet immense auteur, économiste et ingénieur (centralien), a mis l'accent sur le "progrès technique" pour expliquer la croissance des économies développées à la suite de la révolution industrielle. L'augmentation, sans précédent dans l'histoire, du "rendement du travail" (ou productivité), principalement due au progrès technique, a ainsi permis à une large partie de l'humanité de s'extraire de la pauvreté, de s'éloigner de la production alimentaire (le secteur primaire) pour se concentrer sur celle des biens (le secondaire) et des services (le tertiaire) qui ont accompagné l'amélioration de ses conditions de vie.
Seulement, comme nous le rappelle de façon imagée Fourastié, il vient un temps où l'homme préfère "les spectacles sportifs au fer électrique", un temps où "les valeurs tertiaires envahissent la vie économique", où "rien ne sera moins industriel que la civilisation née de la révolution industrielle". Le plus extraordinaire, c'est qu'il écrivait cela en… 1949. Même remanié par la suite, cet ouvrage visionnaire annonçait l'avènement de cette économie des services dans laquelle nous sommes aujourd'hui. Ou plutôt, dans laquelle nous peinons à entrer résolument.
Car le problème majeur de notre économie est bien là : accepter, culturellement (et nos élites ne sont pas les dernières à être frappées par le symptôme du virus industrialiste…), que notre Clio nationale soit fabriquée en Turquie et non en France. C'est accepter l'inévitable, c'est-à-dire tout à la fois la globalisation de la production (des coûts moindres) et de la consommation (se rapprocher des clients). Mais ce n'est pas accepter une fatalité qui nous laisserait nus comme aux premiers jours ! C'est accepter, du côté de la production, que les services associés à l'usage de ces Clio, ceux qui existent aujourd'hui dans l'écosystème de la mobilité (parcs de stationnement, stations-service, autoroutes, entretien…) et ceux qui existeront demain (grâce à l'électronique embarquée, notamment, aux services en ligne liés à la mobilité, au développement de l'auto-partage, etc.), restent, quant à eux, développés et "produits" en France. Côté consommation, c'est réinvestir, aussi, un pouvoir d'achat dans d'autres consommations, nouvelles et pourvoyeuses d'emplois dans d'autres branches de l'économie. Car ces nouvelles Clio devraient coûter moins cher aux consommateurs hexagonaux. Ou proposer, pour le même prix, plus de technologies et de services liés.
Alors, oui, nous sommes encore sans doute un peu dans cette "période transitoire" que décrivait le grand économiste : ni plus vraiment industriels ni tout à fait encore tertiaires, nostalgiques d'un "âge d'or" révolu où la "fabrique et l'ingénieur" régnaient sans partage sur la création de valeur et d'emplois. Pour notre auteur, cette période s'achèvera lorsque le secteur tertiaire aura atteint 80% voire 85% de la population active, soit encore près de 10 points en ce qui concerne la France, phénomène corollaire de cet "inéluctable dégonflement du secteur secondaire" qu'il nous faudra bien devoir accepter un jour.
Car en effet, de cette période, nous sortirons gagnants si nous voulons bien regarder l'avenir, forcément tourné vers des "écosystèmes serviciels" intégrant de nouveaux types de biens, de nouveaux modèles économiques et de nouvelles compétences de service ; de cette période, nous sortirons gagnants si nous investissons davantage encore le champ de cette "ville tertiaire" dont il parle quand il développe la question du "genre de vie" et, notamment, celle des transports. C'est sans doute là l'une des grandes leçons des travaux de Jean Fourastié, qu'il est urgent de relire !