jean fourastie
Evoquant l'année 1946 où il était en train de créer le Commissariat au Plan, Jean Monnet rapporte dans ses Mémoires : « Je ne rencontrai pas à Paris, à l'exception de Sauvy et de Fourastié, d'hommes capables de prendre une vue d'ensemble de la situation économique française. »
Jean Fourastié sut persuader Monnet que le grand problème économique de la France était celui du retard pris en matière de productivité. Il démontra qu'une action décisive était à mener pour promouvoir la productivité. Monnet lui donna carte blanche, et écrivit dans ses Mémoires : « Je fis confiance à Fourastié, qui voyait clair et loin.» Jean Fourastié devint le responsable de la productivité, il lança à partir de 1949 les missions de productivité. Il fut à la fois le prophète et un acteur majeur du démarrage économique de la France, qui permit la réalisation des Trente Glorieuses.
Mais Jean Fourastié fut beaucoup plus que cela. Il fut l'économiste français le plus célèbre de la période 1950 1980, à la fois en France et dans le monde entier. La parution d'un livre de Jean Fourastié était un évènement. Bon nombre de ses livres ont été de très grands succès éditoriaux : en particulier, L’économie française dans le monde, Le grand espoir du XXe siècle, Les 40 000 heures, Les trente glorieuses. Rien qu'en France, il dépasse largement le million de volumes publiés ! Et il a été traduit dans 18 langues !
Jean Fourastié fut un très grand économiste. Il a construit une théorie économique profondément originale, fondée sur l'observation et non sur la seule rationalité. Cette théorie économique rompt avec la tradition de l'enseignement économique universitaire, tout en s'inscrivant en faux contre le marxisme, qui était à l'époque extrêmement puissant. Le point central de la théorie économique de Jean Fourastié est constitué par le thème du progrès technique et de ses effets sur la productivité du travail humain.
La productivité est au coeur de la pensée économique de Jean Fourastié.
Il a montré que ce sont les progrès de la productivité qui engendrent la richesse des nations d'où le titre choisi pour cette anthologie. Il a montré que la richesse d'une nation consiste dans l'augmentation de sa production, qui se traduit par l'augmentation de la consommation de sa population, et donc par l'élévation de son niveau de vie moyen.
Jean Fourastié a montré que l'énorme hausse du pouvoir d'achat moyen des populations occidentales est intervenue au moyen de l'abaissement du prix réel c'est à dire du prix exprimé en heures de travail d'une catégorie professionnelle de référence d'un grand nombre de produits sous l'effet de gains de productivité importants. L'abaissement de prix le plus décisif parce qu'il concerne la base traditionnelle de l'alimentation populaire occidentale est l'effondrement du prix du blé, et corrélativement celui du pain. Sous l'effet des progrès de productivité, le prix de vente du blé a été en France divisé par 50 entre le début du XIXe siècle et 1984. Et cette immense baisse du prix du blé a naturellement entraîné celle du prix du pain. L'achat d'un kilogramme de pain coûtait au XVIIIe siècle au manoeuvre au moins deux heures de son travail, et encore une heure en 1900. Il ne lui coûtait plus que 10 minutes de son travail en 1976. Là est la clef de toute l'élévation des niveaux de vie occidentaux. Sont venues s'y ajouter d'autres baisses de prix encore plus spectaculaires, concernant la plupart des produits manufacturés, sous l'effet du progrès technique et de la hausse de la productivité apportée par lui. En particulier, l'effondrement du prix du verre a été prodigieux : il s'est trouvé divisé par 6 000 entre le milieu du XVIIIe siècle et 1990. Moins énormes mais très grandes tout de même sont les diminutions des prix de quantités d'autres produits ayant bénéficié de progrès de productivité importants : le prix de l'eau à Paris a été divisé par 150 entre 1850 et 1950 ; le prix de la bicyclette courante a été divisé par 20 entre 1895 et 1974 ; le prix de l'ampoule électrique a été divisé par 15 entre 1910 et 1974 ; le prix d'une voiture courante a été divisé par plus de 10 entre 1914 et 1980. Le dernier exemple saisissant fourni par Jean Fourastié est celui de la petite calculatrice de poche, dont le prix a été divisé par 50 entre 1971 et 1982. C'est l'effondrement du prix de tous ces produits qui a permis la grande augmentation et la grande diversification des consommations, dans lesquelles les dépenses alimentaires, qui représentaient jadis l'essentiel des budgets populaires, sont devenues très minoritaires.
Le résultat, comme l'a montré Jean Fourastié, est que sous l'effet du progrès technique et des progrès de productivité, le revenu moyen par tête, en France a été multiplié par un chiffre de l'ordre de 12 entre le début du XVIIIe siècle et 1975. Il y a d'abord eu une multiplication par 1,5 entre 1700 et 1830, puis une multiplication par 2,5 entre 1830 et 1939, puis une multiplication par 3 entre 1949 et 1975.
Jean Fourastié a montré également que c'est l'accroissement de la productivité apporté par le progrès technique qui a provoqué les grandes migrations de la population active de l'agriculture vers l'industrie, puis de l'industrie vers les activités de services. Dès la fin des années 1940, il prophétisait que « rien ne [serait] moins industriel que le genre de vie né de la civilisation industrielle » ; il annonçait une montée de la « population tertiaire » jusqu'à 80%, voire 90 ou 95% de la population active.
Jean Fourastié a montré aussi que le progrès technique et l'élévation de la productivité produite par lui ont provoqué l'effondrement de la mortalité infantile, l'allongement de la vie humaine, la réduction de la durée du travail, l'élévation des âges scolaires et un effondrement des inégalités de revenu. Il a montré que le progrès technique avait provoqué, en même temps qu'une hausse spectaculaire du revenu moyen, un resserrement spectaculaire de l'éventail des revenus autour de ce revenu moyen. Le phénomène est remarquablement illustré par l'exemple du conseiller d'Etat et de la femme de ménage. Au début du XIXe siècle, la rémunération d'un conseiller d'État était 115 fois plus élevée que celle d'une femme de ménage. En revanche, en 1980, l'écart du salaire annuel disponible du conseiller d'État et de la femme de ménage n'est plus que de 3,75. Dans cette évolution, le pouvoir d'achat de la femme de ménage a été spectaculairement augmenté, et le pouvoir d'achat du conseiller d'État s'est effondré. Le revenu salarial du conseiller d'État qui était 50 fois le revenu national par tête en 1829, n'est plus en 1976 que 3 fois ce revenu national par tête.
Jean Fourastié a démontré, encore, que les périodes de croissance économique très rapide ne peuvent pas être très longues. Dès les années 1940, dans une France exsangue, d'un côté il annonce une croissance économique spectaculaire, et d'un autre côté il avertit que le temps de la croissance économique ne pourra être qu'une phase transitoire. Une « période transitoire » entre deux équilibres : un équilibre ancien caractérisé par une énorme population active agricole et un très faible niveau de vie moyen ; un équilibre futur qui sera caractérisé par une énorme population active tertiaire et un niveau de vie moyen très élevé.
A partir de 1961, Jean Fourastié ne cesse de prévenir ses contemporains qu'un taux de croissance de 7% ne peut pas durer très longtemps. Il le démontre mathématiquement par la formule : 210 = 1024. En effet, un taux de 7%, qui signifie un doublement en 10 ans, se traduit par une multiplication par 1 024 en un siècle. On bascule évidemment dans l'absurde. Aussi, dès les années 1970, Jean Fourastié avait prévu pour la France la voie « étroite et malaisée d'un progrès lent », avec des taux de croissance ne pouvant dépasser 2 à 2,5% par an sur 20 ans.
Il y a chez Jean Fourastié une analyse et une explication d'ensemble des phénomènes économiques et sociaux. Tout peut être lu et analysé selon sa méthode. Il a bâti une théorie économique générale et définitive. Sur tous les grands problèmes économiques auxquels nous sommes confrontés, il a élaboré des analyses qui restent valides. L'actualité de la pensée économique de Jean Fourastié est éclatante.
Prenons l'exemple très actuel de la querelle relative à la prétendue baisse du pouvoir d'achat. Sur cette question, voici ce qu'écrivait Fourastié au début des années 1960 : « Sur la table où j'écris en ce moment, j'ai une étude émanant d'une grande centrale ouvrière, qui conclut que le pouvoir d'achat des salariés est inférieur en 1962 à ce qu'il était en 1957 ; j'y ai joint une étude de 1959 (affirmant) que le pouvoir d'achat était en 1957 inférieur à celui de 1954, (et) une étude de 1954 évaluant aux alentours de 10% la baisse de 1954 sur 1938.»
Donc, si on en croyait ces études, le pouvoir d'achat de 1962 aurait été inférieur à celui de 1938. Ce qui était une énorme contre vérité. On était alors au coeur des Trente Glorieuses, au cours desquelles le niveau de vie a été multiplié par 3 en moins de trente ans !
Pour autant, Jean Fourastié ne met pas du tout en cause la bonne foi des études syndicales, ni le sérieux des experts. Il explique cette énorme erreur par le fait qu'il est difficile d'aboutir à des résultats concluants sur courte période. En effet, écrit-il, les variations observées sont « faibles par rapport aux indéterminations que comporte le calcul ». De sorte que l'étude « ne peut être conduite qu'à terme assez long pour mettre en évidence des mouvements d'ampleur très supérieure aux erreurs et aux indéterminations du calcul ». Cette leçon de prudence mériterait d'être méditée par ceux qui, de nos jours, concluent un peu vite à la baisse du pouvoir d'achat d'un an sur l'autre.
Autre exemple: Un professeur japonais d'économie (Pr. Shirnasawa) annonce que la Chine risque de voir son taux de croissance économique actuel de 9 à 10% tomber à 3% vers 2050. Et la chose semble surprendre et inquiéter. Or, Jean Fourastié a démontré qu'une phase de croissance très rapide ne peut nécessairement être que relativement brève. En effet, une croissance de 10% par an représente un doublement tous les 7,5 ans. A ce rythme, vers 2050, la production et le niveau de vie chinois se trouveraient multipliés par 100. Il est bien évident qu'on entre dans le domaine des impossibilités physiques. La Chine est actuellement dans la phase économique que Jean Fourastié appelle la « période transitoire ». Et elle sera nécessairement sortie de cette période transitoire avant 2050 !
Autre exemple encore : En 1978, Jean Fourastié soulignait que la France vivait « sur les idées du XIXe siècle », dès lors qu'on s'y focalisait sur le vieux débat des « problèmes de répartition des revenus », alors qu'on devrait « se préoccuper avant tout de ce sans quoi les revenus n'existent pas : la production ».
Or, en ce début du XXIe siècle, les choses n'ont pas entièrement changé. Une large partie de la population française et de la classe politique semble n'avoir toujours rien compris à la réalité économique, continuant à penser que les inégalités augmentent, que la richesse d'une nation est une donnée qui préexiste à sa production, qu'il suffit de prendre aux riches pour enrichir les pauvres.
D'où l'urgence de rappeler une loi économique majeure mise en évidence par Jean Fourastié et constamment rappelée par lui : l'accroissement du pouvoir d'achat ne peut se faire que par l'augmentation de la productivité ou par l'augmentation de la durée du travail.
Dans un livre récent , Alain Minc écrivait: « L'omnipotence du marché mériterait un Marx libéral : nous ne le connaîtrons pas. » Mais Minc se trompe, car il oublie Fourastié !
Tout comme celle de Marx, en effet, la pensée économique de Fourastié relève du matérialisme historique . Et lui-même revendique sa parenté intellectuelle avec Marx. Il écrit que sa théorie des profits « est en quelque sorte plus marxiste que le marxisme ». Mais ce qui fait son immense supériorité sur Marx, c'est que Fourastié applique la méthode scientifique expérimentale. Alors que Marx reste marqué par la philosophie de l'histoire de Hegel, Fourastié applique la démarche rigoureuse de Claude Bernard : explorer le réel, élaborer l'hypothèse, contrôler et exploiter l'hypothèse. Pour construire sa théorie, Jean Fourastié a observé scientifiquement la réalité économique sur le long terme. Il s'est consacré à l'étude des prix à l'échelle séculaire et pluri-séculaire. Il a constitué des milliers de séries statistiques de prix à long terme. De sorte que l'on peut considérer Fourastié comme un Marx sans préjugés idéologiques, sans lunettes philosophiques déformantes, sans idées a priori de militant, qui s'est entièrement voué à rechercher scientifiquement la réalité économique. Le Marx libéral existe bel et bien : c'est Fourastié !