jean fourastie
Dans La réalité économique, Jean Fourastié explique le profit à partir de la rente de Ricardo. Quand on parle de profit, on voit le gros propriétaire qui s’enrichit sur le dos de ses pauvres salariés… Mais la première question à se poser est : comment se fait-il que le profit puisse exister ? Et la suivante : comment vient-il ?
Le profit pur (« bénéfice » ou « rente ») pose un réel problème. Celui-ci est double :
‑ d'où vient l'argent?
‑ comment vient l'argent?
C'est le grand problème du marxisme, la clef de voûte de sa théorie économique. Or, à l'heure actuelle, il existe encore des marxistes distingués qui affirment que la partie philosophique du marxisme ne leur paraît plus tellement solide, mais que la partie économique l'est. Ce que je vais dire ici tend malheureusement à prouver que la partie économique ne l'est guère. Le marxisme est un mouvement affectif et politique puissant; mais du point de vue scientifique, le marxisme économique paraît reposer sur une fausse question, résolue de manière compliquée. Or, la science consiste à expliquer le plus simplement possible la réalité observée.
La théorie que je vais présenter est en quelque sorte plus marxiste que le marxisme[1].
Il y a là des faits, dramatiques sans doute, mais beaucoup moins mystérieux que Marx ne le croit; et il n'est nul besoin pour les expliquer d'une théorie confuse et compliquée comme celle de la « plus-value ».
Il faut, à l'heure actuelle, un effort pour retrouver le problème posé par Marx, résumé dans la formule « D'où vient l'argent? ». Le schéma marxiste, dans sa pureté essentielle, peut être perçu en envisageant une nation où il y a un seul capitaliste : celui-ci est à la fois chef d'entreprise, roi, propriétaire... Il existe dans ce pays une économie monétaire. Soit S le salaire annuel moyen dans ce pays, à une date donnée ; nous supposons que les salariés sont 10 000. Le capitaliste distribue donc en salaires une somme égale chaque année à 10 000 S. Le problème que s'efforce de résoudre Marx est le suivant : étant donné que le capitaliste a distribué 10 000 S, comment peut-il récupérer plus de 10 000 S? La question posée est grave : comment les profits monétaires peuvent-ils exister, puisqu'ils consistent à récupérer auprès des salariés plus d'argent qu'ils n'en ont reçu?
On sort rapidement, à mon avis, de ce paradoxe si, au lieu de se braquer sur l'aspect monétaire, soluble seulement au prix des acrobaties décevantes que sont la théorie de la plus-value et ses conséquences, on s'en évade en parlant de la production physique. Les 10 000 salariés ont, par leur travail, mis au jour un produit en nature : du blé, des carottes... Le capitaliste est propriétaire du volume physique de ce produit, des « fruits » de la terre. Est-il obligé de vendre à ses salariés la totalité de la production? Probablement non. Ou bien la production est nettement supérieure à celle qui est nécessaire pour nourrir cette population ; ou bien, le plus souvent dans les sociétés pauvres, la production est insuffisante, mais le capitaliste est le plus fort : il ne rend à ses salariés que ce qu'il faut pour qu'ils ne meurent pas de faim...
Les salariés désirent se nourrir, et n'ont aucune idée précise du prix de revient; ils sont obligés par le capitaliste à acheter pour 10 000 S une fraction plus ou moins large de la production, soit P1, et non la totalité de la production (le capitaliste fixe les prix dans ce but). Il lui reste une part P2 de la production, qui n'est pas un profit en monnaie. Le capitaliste peut consommer P2, c'est un bénéfice, en nature. Il peut également le vendre à l'étranger : le profit monétaire est là. Si l'on sort du schéma simplifié à un seul capitaliste, on peut supposer que la vente P2 se fait à d'autres capitalistes du même pays, et même à des salariés d'autres entreprises : les salariés d'une entreprise de porcelaine devront acheter des carottes et du saucisson.
En pratique, il y a un seul marché, auquel participent non seulement les salariés de l'entreprise, mais les autres capitalistes et leurs salariés. En vendant P1, le capitaliste dont nous parlons récupère 10 000 S; en vendant P2, ce capitaliste reçoit en outre un profit monétaire.
L'argent excédentaire vient de la vente, à d'autres que les 10 000, de la retenue en nature P2.
Car ce n'est pas au cours de la production que se forme le profit, mais seulement au moment de la vente. Si le propriétaire des biens peut les vendre plus cher que le prix de revient, alors il y a bénéfice. Mais s'il ne le peut pas, il y a perte ou opération blanche.
Mais dira-t-on, comment expliquez-vous que les propriétaires d'entreprise dans l'ensemble fassent toujours des profits et que les salariés dans l'ensemble fassent toujours des pertes ? C'est parce qu'ils sont effectivement propriétaires des produits, que ces produits sont rares ; dans l'ensemble, les propriétaires sont aussi les vendeurs, et les salariés les acheteurs. Les gens qui vendent à perte sont rares et disparaissent vite. Cela étant, chaque fois que vous achetez ou presque, vous payez plus cher que le prix de revient. Si vous ne vendez jamais et si vous achetez toujours, il est évident que vous perdez toujours.
Mais ce n'est pas en tant que producteur que le capitaliste gagne, c'est en tant que vendeur de biens rares et recherchés (cela tout le monde le sait : un industriel qui s'est donné un mal énorme pour monter une fabrication est couramment ruiné par des méventes); ce n'est pas en tant que producteur que le salarié perd, c'est en tant qu'acheteur[2].
Y a-t-il toujours profit ? Quel est le montant du profit? Le toujours supposé « tout-puissant capitaliste-chef d'entreprise » peut-il toujours retenir une part de la production? Non. En fait, pour qu'il y ait bénéfice, il faut qu'il puisse y avoir et qu'il y ait en réalité rétention d'une part de la production physique.
La réponse est donnée par Ricardo. Le chapitre de Ricardo sur les rentes me semble être la clef de voûte de la science économique, même aujourd'hui. Je vais insister seulement sur ses aspects fondamentaux. Le raisonnement se fait d'abord à technique de production constante, et à population croissante.
Ricardo a découvert et exposé son « modèle » explicite de la réalité à partir d'une situation simplifiée, mais qui est observable. Le problème posé est d'abord celui de la nourriture d'une population de faible densité sur un territoire donné[3]. Dans ce cas, les habitants, selon un instinct coutumier, s'installent sur les meilleures terres du pays, les plus fertiles, les mieux arrosées, etc., et les cultivent : c'est la zone 1. On y obtient, avec un travail relativement faible, des rendements importants.
En 100 heures de travail, sur cette zone 1, on obtient, par exemple, un quintal de blé[4]. Dans une situation comme celle-là, peut-il y avoir des salariés? (J'ajoute ici des idées personnelles à celles de Ricardo). On ne peut le concevoir si l'on se borne à envisager la production agricole; mais il n'y a pas que des entreprises agricoles : on peut alors envisager des salariés, mais avec quel salaire ?
Sur la zone agricole 1, ou bien il n'y a pas de salarié, ou bien il est indifférent d'être salarié ou propriétaire. En effet, il reste des terres vacantes, soit dans la zone 1, soit dans la marge de la zone 2, presque aussi bonne que la zone 1. Un entrepreneur ne pourrait avoir de salariés qu'en leur donnant un revenu au moins égal à celui que ceux-ci pourraient percevoir s'ils s'installaient « à leur compte » sur des terres vacantes. Le propriétaire qui veut employer des salariés doit donc leur donner le salaire qui correspond à son propre revenu de propriétaire, soit ici 1/100 de quintal de blé ou 1 kg de blé par heure de travail. Il ne peut offrir plus, sinon il perd et se ruine ; s'il offre moins, il ne trouve personne. Ainsi, dans le cas où la population est assez peu nombreuse pour que seules les terres à haut rendement soient exploitées, le revenu des propriétaires est égal au revenu des salariés (s'il en est). Il n'y a pas de rente.
Si la population s'accroît, les terres de la zone 1 ne suffisent plus à nourrir la nation. Les hommes sont obligés de cultiver la zone 2, où le rendement est par exemple de 110 heures de travail pour 1 quintal de blé, car les terres sont moins fertiles. On cultive même ensuite les zones 3, 4, 5, au fur et à mesure que la population augmente. On peut arriver à une situation analogue à celle de la France de 1700 dans laquelle la dernière zone (soit arbitrairement la zone 10) exigeait 200 heures de travail pour 1 quintal de blé[5].
La densité de population ne peut alors augmenter plus, car plus de 200 heures de travail pour un quintal de blé, c'est la famine. La zone 11 donne moins d’un quintal pour 200 heures. La population qui voudrait vivre sur la zone 11 n'est pas assez nourrie. On a parfois, dans l'histoire, enregistré des catastrophes qui font, en 50 ou 100 ans, par famines et épidémies, effondrer la population de moitié, voire des deux tiers, et restreindre le territoire agricole de la zone 10 à la zone 3 ou à la zone 4.
Supposons la population assez nombreuse, mais pas trop ; cette population est obligée, pour se nourrir, de cultiver, par exemple, 6 des 10 zones. Lorsque le blé est vendu, son prix est unique dans tout le territoire ; on ne le vend pas à des prix différents selon les zones où il est produit : il faudrait pour cela un système comptable, politique et policier qui n'existe pas. Le prix de vente s'établit au niveau du prix de revient dans la zone 6, disons 160 salaires horaires le quintal. Pourquoi? Parce qu'il ne peut être inférieur, ni être supérieur. Il ne peut pas être inférieur à 160 salaires horaires, car, sinon, les exploitants de la zone 6 ne pourraient continuer longtemps à vendre moins de 160 ce qui leur coûte 160. Inversement, le prix ne peut pas être sensiblement supérieur à 160 salaires horaires, car les gens au lieu de payer, par exemple, 165, auraient alors intérêt à s'installer en tant que chefs d'entreprise producteurs sur les terres marginales de la zone 7, où ils obtiendraient ce quintal de blé pour à peine plus de 160 s. h. Donc, dans cette situation démographique, le prix du blé est bien, en année moyenne, de 160 salaires horaires le quintal.
Le propriétaire de la zone 1 est alors, avec une propriété héritée de ses ancêtres, dans une situation très privilégiée : il peut vendre son blé plus cher que le prix de revient. Son prix de revient est toujours, en année moyenne, de 100 salaires horaires ; son prix de vente peut être et est de 160 s. h. Il a un bénéfice, un profit pur, une rente, de 60 salaires horaires par quintal de blé produit.
Il est tout naturel alors qu'il ait des salariés ; le propriétaire d'une grande terre de zone 1 est devenu un homme riche; il ne cultive plus lui-même. Il y a des hommes pauvres dans la nation, installés sur la zone 6, presque obligés d'aller sur la zone 7; ces hommes pauvres ne gagnent que 1 quintal de blé par 160 heures de travail ; si le propriétaire de la zone 1 leur offre un salaire meilleur, par exemple 1/150 ou 1/145 de quintal par heure de travail, ces marginaux renoncent aux aléas de la condition d'entrepreneur pour accepter le salaire fixe qui leur est offert. Ces hommes ont en effet le choix entre être propriétaires (capitalistes !) sur la zone 7, où ils ont un revenu un peu inférieur à 1/160 de quintal par heure de travail, ou être salariés, à 1/155 de quintal par heure des propriétaires des zones 1, 2, 3...
En fait, de par la fécondité de l'espèce humaine, la population tend à augmenter jusqu'à ce que la zone 10 soit cultivée; la zone 10 étant, on l'a dit, celle où le prix revient du quintal est de 200 heures de travail, maximum compatible, en longue période, avec la subsistance des hommes. Comme le processus est assez lent, les propriétaires successifs de la zone 1, dont, à l'origine, les ancêtres ne se distinguaient pas des salariés, se sont habitués à avoir à leurs ordres des salariés de plus en plus pauvres : donc acceptant de travailler pour un salaire de plus en plus faible[6]. Finalement, en fin d'évolution, les salariés gagnent à peine plus de 1/200 de quintal. Par contre, propriétaires possédant des terres sur la zone 1 à 9 ont tous des rentes. Le propriétaire de la zone 1 a une rente égale pratiquement à la moitié de son « chiffre d'affaires ».
On ne saurait trop insister sur l'importance du schéma de Ricardo pour la compréhension des phénomènes actuels de salaires et de profits. On peut, en effet, généraliser de la terre à n'importe quelle autre activité : il y a rente (profit pur) chaque fois qu'il y a des producteurs dont les prix de revient sont différents, et que les consommateurs acceptent de payer le prix du producteur le plus « mal placé », le moins efficace. Tous ceux qui sont mieux placés que le producteur marginal ont des profits purs, dans la proportion de l'écart entre leur prix de revient et celui de l'entreprise marginale, médiocre, mal équipée, mal gérée, mais qui cependant vend sa marchandise parce qu'elle est assez rare pour que les consommateurs en aient besoin et acceptent de payer ce prix.
Un deuxième trait capital de cet exposé est que le salaire n'est pas arbitraire par rapport au revenu de l'entreprise. Le salaire se fixe nécessairement au revenu du chef d'entreprise le moins bien placé. Il y a égalité entre la situation de salarié sur tout le territoire et la situation des chefs d'entreprise de la zone marginale. Si le salaire est trop bas par rapport au revenu de l'entreprise marginale, des hommes refusent d'être salariés, et créent eux-mêmes des entreprises (ils se mettent « à leur compte »). Par contre, lorsqu'une entreprise tombe en dessous de la production marginale, son propriétaire gagne moins que s'il était salarié, et alors, plus ou moins vite, lui ou son fils abandonnent la « propriété » et s'embauchent ailleurs comme salariés. C'est ce qui est arrivé à des millions de paysans français de 1800 à nos jours.
Bien entendu, il est plus aisé économiquement de passer de l'entreprise au salariat, que de passer du salariat à l'entreprise; mais cela est aussi de beaucoup plus dur socialement, spirituellement.
À l’inverse, chaque lecteur pensera aisément que, dans la réalité quotidienne, n’importe quel salarié ne peut, jugeant son salaire trop faible, créer une entreprise de sidérurgie ! Dans la sidérurgie, la construction automobile ou l'aluminium, etc., pour la grande entreprise, le schéma ne fonctionne pas. Mais il suffit qu'il fonctionne dans un large domaine de petites et moyennes entreprises pour que ses effets, ses bienfaits s'étendent à toute l'économie d'une nation. Or il fonctionne largement[7] à l'échelle du petit commerce, de l'hôtellerie, des cafés-restaurants, des infirmières à domicile, des professions libérales, de l'artisanat, des petits entrepreneurs de peinture, de bâtiment, de la sous-traitance... Dans quantité d'activités (coiffeurs, comptables, experts en organisation, conseillers de gestion, conseillers juridiques et fiscaux, agents de voyages, chauffeurs de taxi, camionneurs, artistes, journalistes...), des hommes passent souvent du système de rémunération profit au système de rémunération salaire. C'est cela qui, sans que personne ne semble s'en apercevoir (beaucoup plus réellement que les arrêtés ministériels qui prétendent régler à la fois le nominal du SMIC et l'inflation des prix), fixe le salaire minimum et, pour chaque degré de qualification, la hiérarchie salariale.
Le schéma de Ricardo a été exposé par lui en supposant la productivité du travail constante dans le temps ; dans son « modèle », la productivité n'est variable que dans l'espace, d'une entreprise à l'autre (d'une terre à l'autre). Mais le « modèle » fonctionne aussi clairement à population constante et à technique croissante. Le schéma de Ricardo se parcourt alors dans l'autre sens : on revient de la zone 11 à la zone 10, puis à la zone 9... Les rentes s'amenuisent. Ces considérations[8] enrichissent et généralisent les connaissances que l'on peut tirer du « modèle » de Ricardo; à progrès technique égal, les terres de Beauce ont un rendement plus élevé que celles du Massif Central, la « dépopulation des campagnes » s'est faite selon les processus que Ricardo permettait de prévoir. Les travaux récents des historiens confirment qu'il s'est passé dans l'histoire des mouvements que le schéma de Ricardo permet de comprendre, c'est-à-dire de décrire et d'expliquer facilement après coup, et de prévoir à l'avance. Au cours de certaines périodes, l'écart était immense entre salariés et propriétaires, allant pour les premiers jusqu'à des situations de famine : les entreprises marginales étaient insuffisantes pour la subsistance des citoyens ; lorsqu'il y avait « disette » au lieu de famine, le peuple mourait moins, mais la misère restait poignante. Souvent il y eut de ces drames affreux pour l'humanité où les famines dégénéraient en guerres ou en épidémies[9] : il y avait diminution de 25 à 50 % de la population, et parfois plus ; après 20 ou 30 ans de misères affreuses, la population se retrouvait au tiers ou à la moitié de son effectif antérieur; l'histoire revenait alors au temps zéro du schéma de Ricardo : rentes faibles, peu de salariés, haut niveau de vie.
L'effet d'une technique croissante est à l'inverse de la démographie croissante. Le progrès technique dispense de cultiver les terres marginales... À la limite, on pourrait nourrir toute la population française en cultivant seulement la Beauce : on retrouve le temps zéro de Ricardo par l'effet non plus de la diminution du nombre des humains, mais, à population constante, et même croissante, par l’accroissement plus rapide de la productivité de leur travail, dû au progrès de leurs connaissances et de leurs méthodes scientifiques et techniques.
Dans le réel observé, la démographie n'est pas fixe, et le progrès technique non plus. Il s'agit d'une sorte de lutte entre le progrès technique et le progrès démographique! Si le progrès technique l'emporte sur le progrès démographique, on constate une amélioration du salaire réel ; sinon, on constate l'inverse. Et cela, quelle que soit la tendance politique du gouvernement, quel que soit le « système économique », capitaliste ou socialiste[10]. C'est la dramatique différence entre pays développés et pays « en voie de développement ». Le malheur de beaucoup de pays en voie de développement est que la démographie s'y développe plus vite que le savoir, le savoir-faire technique et la productivité du travail.
Un autre élément du schéma est très actuel : le salaire, aujourd'hui encore, dépend de l'efficacité marginale du travail ; il n'est pas arbitraire. Dans les entreprises les moins efficaces, il est indifférent d'être salarié ou chef d'entreprise. Il est même aujourd'hui en France bien des commerçants et bien des paysans qui ont des revenus horaires inférieurs à ce qu'ils pourraient obtenir s'ils étaient salariés. Le salaire réel, dans un pays donné, à une date donnée, ne dépend ni de la volonté du gouvernement ni de la revendication des salariés : il dépend de l'efficacité des entreprises les moins efficaces et des aptitudes techniques des travailleurs de ces entreprises.
En conséquence, le salaire réel[11], le pouvoir d'achat du salaire, s'améliorent avec le progrès technique[12].
Cette conséquence du schéma de Ricardo est, à tort, tout à fait méconnue : c'est l'alternative qui s'offre à des hommes d'être chefs d'entreprise ou salariés sur les « zones » marginales. Si le salaire offert par l'employeur est plus faible que celui que l'on peut obtenir en devenant petit entrepreneur, les hommes refusent d'être salariés. Si cette option n'existe pas, alors le salaire peut devenir arbitraire : nous sortons du schéma de Ricardo. Ce fait donne une grande importance à la liberté d'entreprise ; la liberté politique d'entreprendre garantit seule que l'État ne réduira pas le salaire au-dessous de ce qu'autorise la productivité marginale du travail.
Dans le réel, de telles options se manifestent-elles ? La réponse est sûrement négative, on l'a dit, s'il s'agit de métallurgie ! À supposer acquises les qualifications nécessaires[13], il se pose une énorme question d'investissements, donc de capitaux : on ne trouve pas de haut fourneau « vacant » dans la métallurgie comme dans le schéma rural de Ricardo : il faut acheter des machines, construire des usines... Est-ce à dire que le schéma est totalement en dehors de la réalité d'aujourd'hui ? Pas du tout. Nous sommes près des conditions théoriques dans l'artisanat, dans les métiers du petit commerce, dans les professions libérales[14]. Il y a dans nos pays une part de la population active ‑ que certaines études permettent de situer aux environs de 10% ‑ qui flotte entre le salariat et le patronat.
Pour voir plus clair, il faut se reporter à la situation d'un pays comme l'URSS, où la création d'entreprise est interdite au citoyen. On apprend, par exemple, que des gens qui fabriquaient du rouge à lèvres dans leur cave ont été dénoncés, arrêtés par la police, quoique ce rouge à lèvres se vendît en fait et répondît donc à un besoin solvable. En France, si des hommes trouvent un moyen artisanal de réaliser la même fabrication, non seulement ils ne sont pas punis, mais ils sont récompensés par un profit pur, s'ils sont efficaces et réduisent effectivement la rareté. Le climat économique soviétique est étrange par rapport au climat français[15]. Il aboutit à quelque chose de tout différent au point de vue initiative, production, salaire et revenu. On voit le rôle de la prime à l'invention, à l'initiative, et la différence entre le système où l'initiative est encouragée, et celui où elle est condamnée. En URSS, il n'y a de solution, pour mettre fin à la pénurie d'un type d'objet, que de recourir à une instance administrative. Tant que le Plan n'a pas décidé que tel objet ou tel service serait produit en telle quantité et en tel lieu, par telle entreprise (d'État), il ne se passe rien. Dans le système français, une initiative individuelle suffit : dès que quelqu'un d'inventif s'aperçoit qu'il y a une demande ici et en ce moment pour tel produit ou tel service, il peut tenter de le produire, et souvent il tente et réussit ; il a le droit de le faire. Cela joue un rôle considérable dans la production occidentale et dans son adaptation à la consommation. Toutes les grandes industries modernes (automobile, aviation, articles ménagers, tourisme...) ont été créées par initiatives individuelles, au début menues, artisanales, souvent aventureuses, toujours originales...
Ce schéma simplifié devrait être perfectionné en tenant compte de la hiérarchie des salaires. Il y a hiérarchie de salaires parce qu'il y a hiérarchie d'aptitude. Il est difficile de dire dans quelle mesure l’ingénieur doit gagner plus que l’ouvrier professionnel. A priori, il doit gagner plus, car il est plus efficace, sa compétence, sa faculté organisatrice sont plus élevés ; sa production est plus grande. Mais quelle doit être l’échelle ? De même qu’il y a des hommes qui produisent plus que d’autres, pour des raisons de qualification, de savoir-faire technique, mais aussi de courage, de valeur morale, d’entrain au travail, de santé… Il est normal que cela ait une répercussion sur le salaire, mais comment ? C’est à partir du « modèle » de Ricardo que le lecteur pourra envisager la réponse : l’ingénieur peut gagner plus dans la mesure où il peut produire plus ; c’est sa capacité d’entreprendre qui détermine le niveau de son salaire ; c’est sa capacité de s’évader du salariat qui fixe sa condition de salarié.
[1] Cf. Jean Fourastié, Pourquoi nous travaillons, PUF, Paris, col « Que sais-je ? », p. 42 à 48; la première édition de ce livre date de 1959 et n'a pas été réfutée.
[2] Ce schéma, cette théorie simple des profits mettent clairement en évidence le rôle fondamental de la rareté, et par conséquent des monopoles et des ententes de producteurs ou de vendeurs. Par exemple, le pétrole fut longtemps vendu par les producteurs du Moyen-Orient 100 fois son prix de revient ! On voit aussi clairement par ce schéma comment fonctionne le capitalisme d'État, par exemple en URSS.
[3] À la suite de grandes famines, souvent, au cours de la millénaire histoire de l'humanité, la population est devenue peu nombreuse. Le petit nombre de survivants s’est trouvé maître d’un large pays. Ce fait a été confirmé par l’école historique récente et révélé au grand public par M. Fernand Braudel, cf. Civilisation matérielle et Capitalisme, Paris, Armand Colin, 1967.
[4] Ce rendement a pu être obtenu en France, sur de bons terrains, en moyenne du XVIe au XVIIIe siècle.
[5] Ce chiffre de 200 heures de travail pour 1 quintal de blé est à retenir : pendant la période traditionnelle (sous Louis XIV, Louis XV, Louis XVI), il fallait en moyenne 200 heures de travail de manœuvre pour payer un quintal de blé (contre 4 heures aujourd'hui). Cf. Jean Fourastié, Machinisme et Bien-être, Paris, éd. de Minuit, 1951. NDLR : voir les prix de gros sur le présent site et la présentation de l’ensemble des prix.
[6] Cette « acceptation » est en fait conséquence de la rareté. Ce n’est pas la baisse du salaire qui fait la pauvreté, c’est la pauvreté du peuple qui fait la baisse du salaire. La pauvreté résulte de l’inefficacité du travail marginal ; en dehors du salariat, l’homme du peuple ne peut trouver aucun travail plus rémunérateur, plus productif de biens consommables.
[7] On voit l'importance de la liberté d'entreprise. Sans liberté d’entreprise, pas de minimum objectif de salaire. Les régimes socialistes se sont privés de ce facteur capital de régulation des salaires, sans même avoir su qu’il existait.
[8] Voir Jean Fourastié, Le grand Espoir du XXe siècle, Paris, Gallimard, col « Idées », réédité depuis 1946 : « Action du progrès technique sur les rentes », p. 212 à 218.
[9] La France s’est trouvée dans cette situation de famine dramatique encore au début du XVIIIe siècle.
[10] Le vrai problème est donc l’aptitude du gouvernement à promouvoir le progrès technique.
[11] Nous parlons de salaire réel, c’est-à-dire exprimé en marchandises. La monnaie s’élimine dans le calcul du pouvoir d’achat. Cf. Jean Fourastié, Le grand Espoir du XXe siècle, Jean et Jacqueline Fourastié, Pouvoir d’achat, prix et salaires, Paris, Gallimard, 1977.
[12] On peut comparer soit les prix réels, soit les salaires réels : Prix réel = Prix/Salaire Salaire réel = Salaire/Prix
[13] Qui prennent place aisément dans le schéma de Ricardo : il faut être capable d'exploiter les terres marginales.
[14] Il y a beaucoup de métiers où les capitaux nécessaires ne sont pas très élevés : on peut les réunir avec ses économies, avec l’aide de parents ou d’amis, avec un emprunt bancaire. On peut voir, par exemple, combien de peintres et de maçons, de garçons de café et de conducteurs de poids lourds, de chauffeurs de taxi, de vendeurs, de petits commerçants, de coiffeurs, de médecins, d’avocats, d’infirmières, d’artistes… oscillent entre le salariat et la petite entreprise.
[15] Écrit en 1978 (NDLR).