jean fourastie

Croissance

Jean Romeuf a chargé Jean Fourastié de présenter le mot « croissance » dans son dictionnaire des sciences économiques de 1956. Ce texte qui suit montre l’évolution de la pensée à ce sujet. Aujourd’hui le mot est employé sans cesse au sens de la croissance économique, mesurée par la variation relative du Produit Intérieur Brut (PIB). En 1956, on parlait peu de croissance en économie ; Jean Fourastié pensait que ce mot n’y avait aucun avenir ; en cela il se trompait ! Pour lui, ce mot a certaines résonances favorables, car il s'oppose à la théorie de cycles ou au retour à la situation passée. Par contre, il met en garde contre les difficultés de mesure : entre deux dates, la monnaie change, la structure de la production également et par conséquent la mesure du pourcentage d’augmentation est peu fiable ; elle n’est pas la même selon la date de référence choisie pour les calculs. En cela Jean Fourastié ne se trompait pas, et l'on y songe rarement ! Même en nos temps d’inflation faible, il y aurait des divergences de résultats si on choisissait des années de référence différentes.

 Le mot de « croissance » est peu employé dans la science économique, malgré l’accueil qui lui a été fait par plusieurs auteurs depuis une vingtaine d’années. Quoique son emploi ait permis et permette encore d’introduire dans l'esprit des économistes des notions fort utiles, il n’est pas et il ne semble pas qu'il puisse devenir un mot « clef » capable d’éliminer les mots de sens voisins tels que : augmentation, expansion, progression, progrès ou développement.

1° Le sens propre du mot « croissance » est biologique : la croissance, lit Littré, est le développement progressif des corps vivants. Le mot a donc été introduit en économie pour évoquer une évolution analogue à celle des êtres vivants, c'est-à-dire ordonnée dans ses parties en vue de réaliser une fin : l’être adulte ; donc en vue d'assurer le passage normal d'un état de petitesse analogue à la naissance à un état de puissance analogue à la maturité... C'est seulement à la période de la jeunesse, quoique l’idée de développement progressif de l'être vivant oblige à penser à la sénilité, et de l'adolescence, que se réfère la croissance ; de sorte que les économistes comme Harrod qui les ont employés comme mots techniques en ont fait des notions mesurables par l'augmentation du volume de la production, des revenus ou de la consommation. C'est là le sens actuel du mot dans la théorie économique, avec une tendance à envisager les faits sous un aspect global et général, et avec l'arrière-pensée plus ou moins explicite que cet accroissement ou ces accroissements sont favorables pour 1’homme ou pour l'humanité, harmonieux et capables de conduire à un état ultérieur plus fort, plus solide, plus durable que l'état actuel.

2° Le mot croissance trouve ainsi un emploi dans les études relatives aux fluctuations économiques. Dans la table des matières de l'ouvrage dirigé par Émile James et André Marchal et consacré à l'analyse des théories classiques relatives aux fluctuations(cf. Fluctuations économiques, collection « La théorie économique du temps présent », Paris, 1953), le mot ne figure cependant que deux fois (à propos des travaux de J. R. Hicks et de Jean Lescure), alors que le mot « cycles » revient vingt et une fois et le mot « fluctuation » dix-huit fois. Cet exemple, qui nous paraît donner une idée exacte de la place que tient le mot « croissance » dans la littérature économique actuelle, montre que les auteurs hésitent à l’employer, et préfèrent des mots plus neutres qui ne comportent pas de jugement sur le sens des phénomènes...

Si peu employé qu'il soit ainsi, il l'est encore moins dans son sens biologique fondamental, défini en 1° ci-dessus, que dans le sens édulcoré et abâtardi d’augmentation des chiffres mesurant le phénomène (prix, volume ou poids de la production, de la consommation, des transactions, des stocks, etc.). C'est ainsi qu'on le trouve le plus souvent employé sous la plume de certains auteurs classiques (Keynes, Tinbergen, Frish, Colin Clark) ou de leurs commentateurs. « Croissance » n'a guère alors qu'un sens arithmétique et s'oppose à « décroissance », ce qui n'est pas possible au sens biologique. Croissance et décroissance n'ajoutent alors que bien peu aux notions générales d'augmentation ou de réduction, d'addition et de soustraction. Tel est, en général, l'usage du mot dans les études relatives aux cycles.

« Croissance » a été enfin doté par Roy Harrod d’une définition technique plus éloignée du sens biologique ; la croissance (growth) de la production au cours d’une période de temps choisie, serait, d’après Harrod, le rapport de la production moyenne à la différence entre la production en fin de période et la production en début de période. Harrod transcrit alors l'équation keynésienne I = S sous la forme G.C = S où G est la croissance de la production, C celle du capital et S celle de l'épargne. Il définit ensuite une croissance régulière du revenu, telle que g = l/R . dR/dt   serait constant et appelé taux naturel de croissance (R. R. Harrod, Towards a Dynamic Economics, 1948). La théorie de M. Harrod a obtenu une certaine audience et a été notamment reprise par J. R. Hicks. Cependant elle paraît à l'auteur de ces lignes reposer sur de simples abstractions, ne serait-ce que parce que la grandeur définie par M. Harrod sous le nom de croissance dépend largement, sans que l'auteur s'en soit avisé, des unités de mesure qui servent à l'évaluer ; de sorte que si l'unité de mesure est changée (par exemple si l'on mesure d'abord en livres sterling 1930, puis en livres sterling 1935) on trouve pour la croissance d'une même production (ou d'un même revenu) des taux différents.

3° Dans les travaux évoqués au paragraphe 2°, le mot « croissance » a ainsi perdu presque complètement son sens biologique. Il l'a cependant conservé dans la plupart des études relatives aux fluctuations à long terme. C'est ainsi que les auteurs parlent souvent de croissance séculaire pour marquer le caractère de développement progressif et organique que présente l’évolution économique lorsqu'elle est considérée dans sa très longue durée. Employé ainsi, le mot « croissance » présente un certain nombre d'avantages ; cependant il a également de réels inconvénients, de sorte qu'il ne semble pas que son usage devienne systématique.

D'abord l'usage du mot « croissance » dans son sens propre de développement organique est littérairement correct, et il est parfaitement normal qu'il soit employé dans les exposés de science économique, chaque fois que l'auteur désire évoquer une telle nature de développement ou écarter des notions contraires. Par exemple, le mot « cycle » évoque dans son sens propre l'idée d'un retour périodique à des conditions antérieures ; le mot « fluctuation »  évoque le retour non périodique, plus ou moins irrégulier, et plus ou moins approximatif, à une situation déjà observée. Or l'observation nous a appris que la vie économique ne repasse jamais par des états antérieurement observés. L'emploi du mot « croissance » en langage économique a donc eu et a encore l'énorme avantage d'exclure de l'esprit du lecteur l’idée de retour à un état antérieur. De même, les mots cycle, fluctuation, essor, dépression, etc., utilisés depuis de longues années dans la théorie des crises, ont le défaut d'éveiller de vieilles idées dont la plupart sont périmées. Le mot « croissance » est un contraire plus neuf. Il a donc la faveur des auteurs qui s'efforcent de dégager la science économique du réseau d'abstraction dans lequel ils pensent qu’elle s'est enlisée de 1850 à 1940. Notamment le mot « croissance » est beaucoup plus concret que les termes utilisés usuellement de Karl Marx à John Keynes. Notamment encore, l'usage du mot « croissance » conduit à accorder une priorité aux phénomènes réels sur les phénomènes monétaires ; on parle en effet volontiers de croissance de la production, de la consommation, du chiffre d'affaires, du pouvoir d'achat, du niveau de vie, etc., mais on ne parle pas et l'on ne peut guère parler de la croissance du crédit et encore moins de la croissance de la monnaie. Les idées évoquées par le mot croissance dans son sens biologique sont ainsi non seulement favorables à l'observation et à la prise en considération des réalités matérielles de la vie économique, volume physique de la production, structure mouvante de la consommation, étude statistique des besoins, emploi de la population active, etc., mais elles sont également favorables à la mise en œuvre de notions techniques et même technologiques. « Croissance » est un mot bien connu des hommes d'action et capable de jeter entre eux et les économistes un pont sur l'abîme qui les sépare pour leur plus grand tort réciproque. De même, « croissance » est aimé des optimistes et l'on ne peut guère s'abstenir d'y recourir lorsque l'on évoque des problèmes de planification, de prévision ou de politique économique. Enfin, le plus grand avantage de la notion de croissance me paraît être qu'elle évoque très aisément les différences d'âges et les différences de rapidité de son développement : or la recherche des faits d'évolution lente par rapport à la durée de la vie humaine et l'étude les décalages dans le temps dont témoigne l'évolution même d'un phénomène économique d'une nation à l'autre, voire d'une région à l’autre d'une même nation, me paraissent les pièces maîtresses de la science économique de notre temps.

Cependant il n'est pas probable que le mot « croissance » puisse devenir l’un des mots-clefs de la science économique. La notion de croissance est en effet, si l'on cherche à s’évader des généralités évoquées ci-dessus, tout à fait inadaptée à la description de la vie économique ; celle-ci en effet ne nous a pas encore présenté, depuis les temps historiques et est bien loin de pouvoir nous présenter dans le proche avenir, des corps naissants, jeunes, adolescents, mûrs, vieillissants et mourants. La théorie de la maturité économique n'a rien d'expérimental. Ce n'est que par une analogie assez grossière que l'on peut évoquer en matière économique le développement organique des êtres vivants.

C'est pourquoi l'économiste pourra légitimement employer le mot « croissance », comme il emploiera tout autre mot de la langue française, pour évoquer les idées que ce mot éveille dans l'esprit d'un lecteur cultivé ; mais il évitera a priori de l'employer comme un mot technique, par suite des erreurs qu'il risquerait d'entraîner dans la conception même des phénomènes économiques. Les mots cycle et fluctuation ayant, comme on vient de le voir, des inconvénients plus graves encore dans l'étude du long ferme, les auteurs contemporains recourent habituellement à des termes plus neutres tels qu'évolution, mouvement ou, si l'on veut marquer un sens : développement (série des réunions organisées par l’I.S. E.A. en 1948 et 1953), expansion (Dupriez) ou progrès. (Colloque sur le progrès économique de l'Association internationale de science économique, Santa Margherita, 1953). Ces mots ont en effet l'avantage de s'appliquer correctement à tout mouvement matériel, à l'évolution de tout phénomène de quelque nature qu'il soit, sans préjuger du comportement futur. L'emploi du mot progrès implique toutefois, comme le mot croissance lui-même, que l'on juge heureux pour l'humanité le sens du mouvement.