jean fourastie

Jean Fourastié était à l'écoute de toutes les personnes et de tous les événements pour en tirer des conclusions générales. Ainsi, la vision d'un chien qui tirait sur sa chaîne - qu'il a depuis maintes fois racontée,  l'a plongé dans la distinction court terme-long terme et l'a aidé à approfondir la notion de bonheur.

En voyant sur la route de Coutances à Caen un chien tirer furieusement sa chaîne, il m'a semblé que j'approchais quelque peu d'une connaissance du bonheur. Ce chien, attaché par une chaîne très longue, qui lui permettait d'approcher l'asphalte, tentait avec frénésie de se jeter sur chaque cycliste qui passait ; malgré l'échec réitéré et inévitable, je voyais qu'il avait conservé toute sa fougue et toute la fraîcheur de son instinct.

 Je me suis dit qu'un être vivant plus conscient et plus près de l'esprit scientifique expérimental aurait compris son impuissance, et renoncé à ces efforts; savant, prévoyant et résigné, assis ou couché, il regarderait passer les cyclistes sans faire un geste. Il penserait sans cesse à son collier et à sa chaîne, ne ferait plus d'effort, ne mangerait plus, dépérirait, mourrait.

Ce chien, au contraire, vit. Quand aucun cycliste ne passe, il ne pense ni à sa chaîne ni à son collier, car il n'a pas le désir de quitter sa niche ; et quand un cycliste passe, il ne pense pas non plus à sa chaîne, car il ne pense qu'à se jeter sur le cycliste ; et s’il recommence ensuite c'est qu'il ne se souvient pas de l'échec, mais seulement de l'effort. Ainsi le bonheur, c'est l'engagement total de la personnalité dans une action qui la mobilise tout entière. Peu importe l'étroitesse des limites que les conditions extérieures imposent à l'être vivant. Le spectacle de ce chien explique que l'homme puisse parvenir au bonheur malgré les effroyables limitations que la nature ou les autres hommes imposent au plein exercice de ses facultés, à la pleine satisfaction de ses besoins : pas plus que ce chien sa chaîne, l'homme heureux ne sent la faiblesse de son niveau de vie, la médiocrité de son habitat, la nullité de ses connaissances, l'unicité de sa pensée... Dans les cas extrêmes où l'union de l'intention et de l'action est totale, et si l'intensité de l'action requiert l'engagement de toutes les forces physiques, intellectuelles et affectives, le martyr ne sent ni la dent des lions, ni le fer, ni le feu.

En somme, le bonheur est un accord durable entre les intentions et les actions, accord indépendant des résultats concrets de l'action : il suffit que l'action soit conforme à l'intention. Une vie de bonheur est celle qui est consacrée à agir en fonction d'une conception simple et ferme de la destinée humaine.

C'est pourquoi nos anciens ont trouvé le bonheur plus aisément que nous ; nous sommes trop informés ; nous voyons trop de possibles différents ; nous voyons trop l'impossible. En devenant de bons observateurs, nous risquons de devenir de moins bons acteurs. En surmontant ou en tentant de surmonter l'idée unique, qui monopolisait notre cerveau, nous divisons notre personnalité et formulons contre notre pensée même des objections pertinentes mais inquiétantes. En perdant la simplicité de la pensée, nous risquons de perdre l'exaltation de l'action.

Mais surtout, ceci montre que l'humanité traditionnelle jugeait l'action par référence à l'intention, tandis que nous jugeons de plus en plus l'action par référence aux conséquences de cette action. Or, un tel jugement est beaucoup plus difficile... disons qu'il est pratiquement en général (du moins pour celles de ces conséquences qui sont à long terme) en dehors des facultés de l'individu. D'où nos incertitudes, nos inquiétudes.

Ces incertitudes, ces inquiétudes sont fécondes et génératrices de progrès pour l'humanité. Mais cette spontanéité du barbare...

C'est cette spontanéité du barbare, cette foi candide dans les histoires irréelles, qui a permis à l'humanité, comme elle permet à l'animal, de durer depuis 300 000 ans. C'est ce court terme tenace qui a fait le long terme. La création est une technique qui permet d'engendrer le long terme à l'aide d'innombrables impulsions à court terme : à chaque instant l'être vivant, ignorant absolument le long terme n'agit qu'en fonction du court terme ; mais, à l'insu de l'individu, chacun de ces instincts éphémères engendre l'évolution de l'univers. Nous sommes à l'époque où la création même devient, par l'homme, consciente du long terme, et où par suite, dans une infime portion de l'univers physique, le long terme pourra être autre chose que l'inconsciente accumulation des courts termes. Le progrès en sera plus rapide ; mais je crains que la volonté consciente de durer et de progresser ne soit pas aussi tenace que l'éphémère mais inépuisable instinct.

Le monde (sublunaire) serait bien différent de ce qu'il est, si les conséquences de nos actes et de nos paroles n'étaient que celles que nous avons prévues au moment où nous agissons ou parlons. Mais il résulte nécessairement de l'unicité de notre pensée et de l'hétérogénéité du temps que ces conséquences sont bien plus nombreuses que nous ne le prévoyons en général, et qu'à long terme et même souvent à moyen ou court terme, elles engendrent des réactions absolument inattendues de nous, mais qui n'en deviennent pas moins souvent prépondérantes par rapport à celles que nous attendions (au point même qu’il est fréquent que celles-ci ne parviennent pas même à se réaliser).

J'écris : « Monde sublunaire... » mais n'est-il pas clair que ceci, étant la conséquence inéluctable de l'hétérogénéité du temps et de l'unicité de la pensée de l'être vivant, doit se produire dans toute planète matérielle et pour tout être à pensée unique.

Le court terme est en situation, le long terme en évolution. C'est pourquoi l'homme comprend si mal l'évolution, et c'est pourquoi l'homme a si longtemps méconnu, et méconnaît si profondément encore les conditions de l'évolution.

Dire que le court terme est « en situation », cela veut dire qu'il dépend des conditions du moment, conditions qui paraissent inéluctables et éternelles. C'est pourquoi il voit le progrès dans l'adaptation et la soumission à ces conditions, tandis que nous savons aujourd'hui que le progrès est dans le changement de ces conditions.

Ce qui nous gêne dans l'attitude d'un certain clergé italien, portugais et espagnol, ce n'est donc pas qu'il ait un niveau de vie élevé dans un monde pauvre, mais qu'il ne se soit pas attaché à changer les conditions économiques et politiques qui font la stagnation et la misère.