jean fourastie
A la demande de Max Gallo, Jean Fourastié a publié en 1975 Le long chemin des hommes et y a exposé de façon complète l’idée qu’il se faisait de l’homme. Dans ce texte, il apporte de multiples éléments qui expliquent à la fois le progrès humain, indéniable aujourd’hui, et la « crise » avec son cortège de sentiments d’échec, de souffrances… Jean Fourastié avait vu à la fois la croissance de la production, la réalisation du Grand espoir, et le grand échec de l’espérance d’une société heureuse parce que mangeant à sa faim et échappant à la dureté de la condition millénaire… pour lire le texte en PDF, cliquez ici
L'homme ne sait rien de l'homme, et le peu qu'il pense savoir est incompréhensible.
Je rappelle que je ne prétends pas résumer ici ce que nous apprend en 1975 le réseau de la science expérimentale. Je résume seulement l'opinion personnelle que me laisse, aujourd'hui, un long effort pour m'informer des faits qu'elle a révélés, des théories qu'elle a formulées, des hypothèses qu'elle a avancées.
Le peu que l'homme sait de lui-même, du milieu dans lequel il doit vivre, de la condition humaine, donc, est dérisoire, incompréhensible, voire même absurde, parce que, d'une part, reste ignoré à peu près tout ce que spontanément l'homme voudrait savoir, et ce qui, pratiquement, lui serait le plus utile de savoir ; — et parce que, d'autre part, la collection des informations sûres, que deux ou trois siècles de sciences expérimentales ont pu lui fournir, reste sporadique, disparate, décousue, échappe à toute synthèse cohérente, et reste ainsi sans signification pour le cerveau humain.
Le peu que nous savons de l'univers qui nous entoure, dans lequel nous sommes nés, qui porte notre vie, duquel nous sommes un élément, un facteur, nous paraît étrange, tant il nous est étranger, tant il est différent de nous, et, dans sa masse, hostile. Des milliards de milliards de kilomètres, des milliards d'années, des milliards de milliards d'atomes dans un vide glacé troué de bombes à hydrogène, explosant à des millions de degrés. Une instabilité, un changement indéfini, sans but et sans origine.
Les deux concepts que nous nous sommes inventés pour nous représenter ce réel immense, les notions d'espace et de temps, doivent sans cesse, pour nous y aider quelque peu, se distendre de l'infiniment petit à l'infiniment grand, du zéro à l'infini, et d'un instant insaisissable à un éternel impensable. On peut même craindre que cette dichotomie de l'espace et du temps, et la notion d'évolution qui s'en est déduite, ne soient fallacieuses, même sous la forme d'espace-temps que les physiciens ont imaginée avec et depuis Einstein. Dans le réel, le temps est indiscernable de l'espace si l'espace ne se modifie pas. Ce que nous appelons le temps est, et est seulement, la modification de l'espace. Les deux concepts essentiels devraient donc être non l'espace et le temps, mais l'espace et la modification de l'espace (dont la conscience dans le cerveau des hommes engendre la mesure et la notion de temps).
Quoi qu'il en soit, les deux traits qui me paraissent dominants dans ce que nous savons du cosmos sont, concurremment, sa grande homogénéité et sa grande complexité : la rareté des éléments et l'infinie variété des êtres.
Le matériau de base est partout le même : l'atome. L'atome fondamental nous apparaît partout le même à travers l'espace et le temps ; la complexité de l'espace et son évolution résultent des diverses particules en quoi se dissocie l'atome, et des divers ensembles selon lesquels les mêmes atomes se groupent et se combinent. La propriété majeure de l'atome, et notamment de l'atome d'hydrogène, semble ainsi être à la fois sa capacité de se dissocier et sa capacité de s'associer, d'entrer en organisation, pour former d'autres atomes, des molécules, et, au-delà, d'autres ensembles, amas, systèmes, galaxies, et, sur notre terre au moins, corps de la chimie organique, organes, organismes, révélant chacun, selon les circonstances que nous nous efforçons de décrire comme durée, température, pression, densité... des « propriétés » originales, des facultés imprévisibles par nous avant d'avoir été constatées, des aptitudes nouvelles à entrer à nouveau en organisation ou en décomposition.
Finalement, la variété, la complexité, l'originalité dominent largement l'identité, dans les « objets » du cosmos : il n'y a pas deux planètes identiques, deux soleils identiques dans une galaxie, deux galaxies identiques dans l'univers ; il n'y a pas deux cours d'eau identiques sur notre terre, pas deux journées dont soient identiques les tracés de température, de vent et de pression, pas deux rochers, pas deux pierres fractées qui soient les mêmes.
À la limite, et contrairement à ce que je viens d'écrire, on doit se demander si cela a bien un sens de déclarer identiques deux atomes d'hydrogène, qui peuvent révéler dans le long terme des « propriétés », des aptitudes, si différentes selon les circonstances, et si éloignées de celles qu'ils révèlent aujourd'hui entre nos mains. Plus généralement, cela a-t-il un sens de distinguer l'être de son milieu ; et donc, de même qu'il serait au moins aussi fallacieux qu'utile de distinguer le temps de l'espace, ne serait-il pas aussi fallacieux qu'efficace de distinguer l'atome et le milieu, le milieu et l'atome ? La seule réalité est l'ensemble d'atomes, et les liens plus ou moins étroits, plus ou moins forts, plus ou moins durables qu'ils établissent entre eux, ou qui s'établissent entre eux, au cours et au sein de ces unions. Le cerveau d'Einstein incluait des atomes de carbone, mais combien la situation existentielle de ces atomes était-elle rendue exceptionnelle et magnifique du fait de leur appartenance à ce cerveau !
Dans ces ensembles d'atomes, nous avons appris à déceler des états historiquement et qualitativement hiérarchisés. Chaque ensemble a ses caractères propres. En lui, se révèlent des propriétés, des aptitudes, que rien n'annonçait dans les états inférieurs d'organisation et qui n'annoncent rien des états supérieurs. L'état supérieur est désigné comme supérieur dans le triple sens qu'il n'apparaît dans le temps qu'après les états inférieurs, qu'il est physiquement et chimiquement formé de molécules et de groupements de molécules (cellules, organes) plus complexes ; qu'enfin, il manifeste, mais dans le court terme seulement, des facultés exceptionnelles d'autonomie et de reproduction. J'ai écrit dans le court terme, car il faut bien noter que ces organisations supérieures d'atomes ont des conditions d'existence beaucoup plus étroites, et des durées d'existence non seulement individuelles mais raciales beaucoup plus courtes, que les ensembles moins complexes, plus homogènes, d'atomes, qualifiés d'inanimés.
Ainsi, à la surface de la terre, se sont développés, sur une croûte minérale, une foule de populations organiques, dont les plus anciennes remontent à 3 ou 4 milliards d'années, et dont la plus complexe et probablement la plus récente est l'espèce humaine. Certains de nos savants écrivent encore, à la suite de Darwin, que cette apparition et cette évolution des êtres organisés tient à la seule sélection naturelle de mutations atomiques spontanées sur lesquelles on ne s'interroge pas. Mais d'autres, avec plus de références au réel, ont fait observer que, dans cette affaire, la sélection est peu de chose à côté de l'apparition même de nouveaux gènes, de nouveaux groupements d'atomes, de cellules et d'organes ; ce qui est capital, c'est ici encore la capacité de l'atome à entrer en organisation, par exemple à engendrer un organe complexe dont l'amorce, lourde charge pour l'organisme qui le sécrète, ne se révélera utile qu'aux descendants de cet organisme vivant des milliers ou des millions d'années plus tard. L'évolution des êtres organisés nous apparaît donc aujourd'hui comme le résultat combiné d'une aptitude mystérieuse de la matière et de l'énergie atomique à « inventer », ou à accepter, et de toute manière à réaliser des ensembles liés de plus en plus complexes et de plus en plus doués de facultés d'autonomie, d'action et d'information, — et du tri, (indubitablement draconien, cela ne peut être contesté), de la sélection naturelle du milieu extérieur. De sorte que l'invention est impossible ou échoue si le milieu la contrebat ; mais de sorte aussi que le milieu le plus favorable est absolument impuissant à engendrer un être nouveau si n'existe pas dans ce milieu un être apte à « muter ». De sorte que l'évolution exige un subtil ajustement des évolutions a priori indépendantes de l'être et du néant.
Au niveau de généralité où je me suis placé, au niveau des grandes questions que se pose l'homme lorsqu'il découvre la vie, le monde et l'univers, y a-t-il autre chose à dire ? Je le voudrais bien. Je suis prêt à vous entendre, lecteur, et à tenir compte de vos avis, si vous voyez quelques réalités notables à ajouter. Mais, comme j'ai depuis bien des années formulé les mêmes questions et les mêmes vœux, soit en privé auprès de nombreuses personnes compétentes, soit publiquement dans plusieurs livres et articles, je crains bien qu'il n'y ait rien de notable à ajouter. Bien sûr, la science nous apprend bien des choses sur le détail de l'évolution des galaxies, du système solaire, de la géologie, de la géographie terrestre, sur l'évolution des espèces et sur les traces des premiers hominiens. Mais je ne vois, ici ni là, rien qui puisse m'aider à préciser mon idée de l'homme.
Quelques indications sur un cosmos monstrueux, notre finitude confrontée à l'infini et à l'éternité, quelques indications sur le fait et le comment de l'évolution. Rien sur le pourquoi des choses, rien sur leurs buts, rien sur le rôle de l'homme perdu dans cet univers, dont nous pensions naguère qu'il était fait par nous...
Dans les dépôts du second interglaciaire, qui a duré de moins 250 000 à moins 450 000 av. J.-C., on a trouvé à Swanscombe des os d'une race d'hommes. Dans les dépôts du second interglaciaire (de moins 75 000 à moins 150 000 ans), on a trouvé à Fontechevade des os d'une autre race. Dans les deux cas, on pense qu'il s'agit d'êtres très analogues à ce que nous sommes. Antérieurement et probablement bien longtemps avant la première glaciation, vivaient nos ancêtres, par exemple l'Homme Habilis. Dans notre terre vieille de 5 milliards d'années, où la vie est « apparue » depuis 4 milliards d'années, nous ne sommes séparés d'eux que par un peu plus d'un million d'années, dont plus de 750 000 années glacières.
Un jour, nous ne saurons jamais lequel, où, ni comment, d'une femelle de l'un de ces hominiens, un être est né qui avait, nous disent les biologistes, d'aujourd'hui, 233 neurones. Jusque-là, la terre n'avait porté que des cerveaux à 32 partitions ou moins. Et si ce premier être à 8,6 milliards de neurones est mort sans descendance de son niveau cérébral, un autre, d'autres sont nés plus tard, dans le même groupe et/ou dans d'autres groupes d'hominiens ; et nous tenons d'eux notre cerveau.
233 neurones, voilà donc l'homme !
De toute la faune terrestre, il émerge. Il a un néocéphale plus développé que tous les autres êtres vivants. Il a un code génétique plus complexe. Les autres sont des bêtes. Il est intelligent.
Cette « intelligence » complexe caractérise l'homme. Le système cérébral humain est formé de la juxtaposition, de la superposition de deux ensembles: le paléocéphale et le néocéphale. Le paléocéphale nous est commun avec les animaux ; le néocéphale n'atteint que chez nous son développement. Le paléocéphale est le « vieux » encéphale, apparu depuis des centaines de millions d'années dans l'évolution des espèces animales, acteur de la vie végétative et instinctuelle, des principales fonctions vitales de nutrition, de reproduction, de locomotion... Le néocéphale est le « nouvel » encéphale, survenu bien plus tard dans l'histoire des êtres, siège de la vie intellectuelle consciente, de la mémoire conceptuelle, facteur du langage, de la culture.
De cette organisation complexe découlent les caractères majeurs de l'être humain. La subordination du paléocéphale au néocéphale permet à l'homme de substituer à l'acte réflexe instinctuel l'acte délibéré. Par elle, l'homme peut échapper au monde horrible de l'instinct (ces termes sont d'Arthur Rimbaud) ; il peut substituer au réflexe automatique la décision réfléchie. Il est devenu le sujet de ce que nous évoquons si mal, par des images si floues et si, ambiguës, sous les mots de volonté et de liberté. Schématiquement, on a pu dire que cette apparition du néocéphale et cette subordination du paléocéphale au néo ouvraient l'ère de la raison rendue possible et réelle par la 33e partition des cellules cérébrales, créaient l'homo sapiens (par opposition à l'instinct) ; celle de l'Histoire (par opposition au destin) ; celle du « progrès » culturel et conscient (par opposition au « progrès » biologique inconscient).
En fait, tout n'est pas favorable dans le code génétique des hommes d'aujourd'hui. Je résume dans les paragraphes suivants les traits majeurs de la condition humaine tels qu'ils m'apparaissent en résulter aujourd'hui.
En effet, la faculté de décider consciemment est peu à peu, au cours des millénaires, devenue une nécessité. Sans doute, et fort heureusement, l'homme normal n'a pas à délibérer et à décider la dose d'hormones que doit produire aujourd'hui son hypophyse, le nombre de grammes de suc gastrique qu'il devra émettre pour digérer le poulet qu'il vient de manger, ni l'ensemble des actes musculaires qu'il doit accomplir pour écrire, parler, marcher ou se tenir debout. Cependant, il est certain que les actes réflexes sont moins nombreux chez l'homme qu'en tout autre être vivant terrestre.
Son néocéphale doit donc intervenir dans une foule de cas où l'animal est déterminé par un automatisme inconscient. Bien sûr, c'est de cela même que l'homo sapiens tire sa supériorité. L'animal agit par réflexe au stimulus, sans pouvoir étendre son information à d'autres réalités, sans pouvoir guère ajouter aux commandes de son code génétique les informations issues de sa mémoire et de ses expériences antérieures. En comparaison de l'homme, tout est machine, pensaient Descartes et les hommes de son temps.
Nous n'avons plus cet orgueil. Il reste certain aujourd'hui que le néocéphale a fait à court terme (c'est-à-dire sur la durée de quelques milliers d'années) la preuve de sa supériorité sur l'instinct ; mais l'on doit commencer à se demander ce qu'il en sera à long terme pour l'avenir de l'espèce humaine. L'instinct est « horrible », bien sûr ; il est cruel, brutal, très souvent trompeur ; il conduit fréquemment l'animal à la mort dans des conditions où l'homme se sauverait. — Mais il a fait ses preuves à long terme (celui du million d'années, celui de l'espèce) : si grossier, si aveugle, si maladroit soit-il, le réflexe génétique fait persister la vie.
La « raison », le néocéphale n'ont pas fait leurs preuves sur de si longues périodes. Et nous savons déjà, cependant, que le néocéphale fait aussi des erreurs. Et que les erreurs, les « crimes » de la raison ont, dans beaucoup de cas, des conséquences autrement dures, autrement destructrices, autrement durables que les erreurs sporadiques, décousues, individuelles et aléatoires de l'instinct. Les erreurs mêmes de la raison participent de l'efficacité planificatrice de la raison.
Voilà donc l'homme : obligé pour tous les actes importants de sa vie quotidienne, individuelle, sociale, politique, de délibérer ses décisions, de s'informer, de se rappeler, de juger, sans être assuré d'aboutir à la solution correcte.
D'où viennent en effet les erreurs du néocéphale, les crimes de la raison ? On peut en dire quelque chose aujourd'hui : le cerveau humain peut enregistrer et mémoriser un nombre énorme d'informations, mais il ne peut presque jamais considérer toutes celles qu'il serait nécessaire de réunir pour résoudre avec pertinence le problème posé. Le cerveau humain peut, mieux que nos ordinateurs les plus puissants, traiter un nombre énorme d'informations complexes ; il ne peut cependant ni reconnaître aisément les lacunes des informations qu'il traite ni pallier valablement ces lacunes ; il commet en revanche couramment de graves erreurs dans le traitement même des informations qu'il considère.
Par exemple, le poids affectif de sentiments et de passions d'origine paléocéphale vient fausser le calcul néocéphale. Tout homme a des opinions, des croyances, des sympathies, des théories, un vocabulaire, des concepts : ces facteurs ne s'accordent que partiellement et approximativement au réel, ils trient le réel : ils ne donnent de ce réel que des images partielles et déformées ; ils conduisent le cerveau à accorder une importance exagérée à certains facteurs, à minimiser arbitrairement ou même à refuser beaucoup d'autres. Il ne suffit, hélas !, pas de dénoncer, de décrire ces sources d'erreurs pour les éviter. Elles sont organiques, biologiques.
Deux autres handicaps viennent gravement affecter la décision chez l'homme. Le premier est que toute décision doit être prise dans un certain délai ; l'information, le traitement de l'information demandent du temps ; si, en 1945, le Commissaire général au plan avait eu 20 années de délai pour dresser le premier plan de modernisation de la France, ce plan eût été plus précis, plus efficace ; si je disposais de vingt ans pour écrire ce livre, il serait plus solide. Dans une foule de cas, il faut agir, donc décider, avant même que cette information, dont nous ressentons consciemment l'utilité, soit obtenue et vérifiée.
De plus, ce réel complexe et constamment changeant, nous n'avons qu'une seule pensée claire pour tenter de l'appréhender, de le juger et d'en décider. L'unicité de cette pensée rend très difficile la « compréhension » (c'est-à-dire la considération simultanée) de facteurs nombreux. En outre des facteurs passionnels, affectifs et rationnels dont j'ai parlé ci-dessus, l'unicité de la pensée claire en un instant donné du temps conduit à privilégier arbitrairement certaines informations et certaines procédures de traitement de l'information. Je ne puis écrire qu'une ligne de ce texte à la fois ; vous n'en pouvez aussi lire qu'une. Tout pourtant existe simultanément.
Or, cette complexité du réel a une composante temporelle particulièrement pernicieuse : je la désigne souvent sous les termes d'hétérogénéité du temps. Il s'agit du fait que les différents éléments du réel sont loin d'évoluer parallèlement.
Dès les alentours de 1900, Bergson, sous le nom de « mouvement rétroactif du vrai » a commencé de prendre conscience du phénomène. De nos jours, M. Pierre Massé en a explicité un aspect important en parlant des « faits porteurs d'avenir », par opposition aux faits qui épuisent dans le court terme leur faculté d'exister, sans engendrer rien qui importe. J'ai assez longuement traité de ces phénomènes dans Les quarante mille heures en parlant des « invités inattendus », et dans Essais de morale prospective en montrant qu'ils sont l'un des fondements de la morale (de la procédure de décision qui s'impose aux cerveaux à 233 neurones).
L'un des résultats les plus nets des recherches prospectives, si à la mode depuis vingt ans, a été de mettre en évidence que toute décision humaine a des conséquences échelonnées dans le temps fort différentes les unes des autres, et dont beaucoup sont pratiquement imprévisibles au moment où la décision est prise, l'action entreprise. Les effets de première génération sont ceux qui surviennent dans les instants qui suivent l'action, dans le court terme ; ils sont en général prévisibles au moment de la décision et sont en fait les objectifs qui ont motivé cette décision, du moins lorsque celle-ci a un caractère scientifique (que l'information préalable à la décision a été correctement collectée, que la prépondérance respective des facteurs en cause a été valablement appréciée, que le traitement de cette information pertinente a été bien effectué). Mais, au bout de délais plus ou moins longs, se révèlent, pour les faits porteurs d'avenir, des effets forts différents des premiers, que l'on distingue, selon les délais de leur échéance, en effets de seconde génération, de troisième génération... Or, l'expérience montre que ces effets de seconde, et a fortiori de troisième, de quatrième... génération, ne sont que très rarement prévus par les décideurs ; ils sont même objectivement imprévisibles au-delà d'une certaine échéance de temps, par suite de l'abondance et de l'inextricable enchevêtrement des facteurs qui leur donnent naissance.
Les exemples de ces réalités abondent, et je n'ai pas à en expliciter ici une liste. Je dirai seulement que s'il paraît, au moins a posteriori, facile, de dire que le blocage du prix des loyers doit paralyser la construction de logements neufs, ou que les efforts de la médecine pour sauver les vies d'enfants devaient en conduire un plus grand nombre aux âges de reproduction, et donc engendrer à long terme, la croissance de la population mondiale, — eh bien ! cependant cela n'a pas été prévu avant que de se produire. Mais a fortiori, il est objectivement impossible d'envisager que, lorsque vous vous mariez, vous puissiez choisir votre épouse en fonction de l'âge de sa mort, de la personnalité des enfants que vous vous donnerez, de l'état de ses hormones quand elle aura atteint l'âge de 50 ans... De même, des révolutionnaires ont fait la révolution pour faire le bonheur du peuple, abolir l'État, établir la paix perpétuelle : ils ont obtenu dix ans de guerre civile et de famine, des millions de morts et d'exilés, quarante ans de dictature et de camps de concentration... sans parvenir, hélas !, ni à supprimer l'État ni à supprimer les guerres...
Telles sont les lourdes servitudes de la décision « rationnelle », de la décision humaine. On doit mieux comprendre ainsi les erreurs du néocéphale, leurs conséquences souvent énormes et atroces qui les a fait qualifier par Albert Camus de crimes de la raison. On voit qu'il ne suffit pas d'en décrire le mécanisme pour les éviter. On voit aussi qu'associées à l'énorme puissance technique accumulée par la même raison, ces erreurs peuvent en venir à compromettre l'avenir de centaines de millions d'hommes, sinon de l'espèce entière.
La décision néocéphale diffère donc moins qu'on ne l'a cru longtemps de la « décision », ou plus exactement de l'impulsion, paléocéphale. L'une comme l'autre est soumise à erreur. Dans la première, l'information est beaucoup plus large ; mais elle n'est jamais, elle ne peut jamais être complète.
L'animal, bien sûr, est dans un tunnel plus obscur encore que le nôtre ; il n'y voit que de rares signaux. Mais il ne se rend pas compte qu'il en existe d'autres ; ceux qu'il perçoit suffisent à assurer ses actes, sans hésitation, sans regret, sans remords ; et il ne sort pas des zones où les impulsions simples qui le déterminent assurent la survie de l'espèce.
On voit pourquoi je place l'infirmité de la décision humaine au premier plan de mon idée de l'homme. Elle explique la lenteur de notre évolution, l'état dramatique de nos sociétés, cent mille ans de peine et de souffrance.
Inversement, il ne faut pas que le lecteur tire des paragraphes qu'il vient de lire une image exagérément pessimiste de la condition humaine ; il ne faudrait pas qu'il pense que l'homme est un raté de l'évolution, que sa vie est un enfer et les sociétés qu'il forme des prisons, pour la raison suffisante que les décisions qu'il prend, et par suite les actes qu'il fait, sont désaccordés au réel, inadéquats au milieu dans lequel il se trouve et par suite aboutissent toujours à des résultats différents, voire opposés, à ceux qu'il recherche. Trois considérations au moins doivent tempérer ce pessimisme, et le convertir en optimisme modéré. Le premier fait à considérer est que le réel supporte un haut degré d'erreur sans naufrage : cela est vrai pour l'instinct ; cela est vrai pour la décision consciente. Le second facteur à considérer est que l'homme a disposé et dispose, pour réduire le nombre et la gravité des erreurs de ses décisions néocéphales, de toute une série de garde-fous (j'emploie ce mot évidemment avec une certaine ironie), de toute une série de règles, de principes, de « valeurs », dont je parlerai dans la suite de ce livre, qui ressortissent à la coutume, à la morale, à la religion. Que ces garde-fous soient efficaces, voilà ce dont nous avons la preuve expérimentale, puisque certaines « civilisations » humaines n'ont pas disparu, et que certaines ont « progressé »...
Ainsi, toutes les décisions humaines ne sont pas erronées ; tous les actes des hommes ne sont pas absurdes, aléatoires ou indifférents. Il n'est de la condition de l'homme ni de se laisser descendre au fil de l'eau ni de tirer au sort ses décisions. Dans l'ensemble, l'humanité a lieu d'être fière de son histoire, compte tenu des conditions qui furent les siennes ; dans l'ensemble, la décision réfléchie s'est révélée meilleure que le réflexe instinctif ; dans l’ensemble, la décision bien délibérée, bien informée, et solidement appuyée sur des valeurs ayant fait leurs preuves, donne de meilleurs résultats que la décision impulsive.
Certainement, le devenir à long terme nous pose des problèmes graves et difficiles. Je dirai plus loin comment je crois que l'esprit scientifique expérimental et une conception du monde nous permettront de les résoudre.
Dans chacune des cent mille milliards de cellules qui constituent notre corps, se trouve un exemplaire des 46 chromosomes ancestraux, dont 23 viennent de notre mère et 23 de notre père. Ces 46 chromosomes, issus par duplication (mitose) de l'unique cellule (ovule) fécondée, déterminent notre personnalité biologique.
À part les cas très exceptionnels des jumeaux vrais, desquels le même œuf fécondé donne plusieurs exemplaires, aucun être humain n'est identique à un autre ; chacune des cellules, non seulement de votre cerveau, mais de tout autre organe ou tissu de votre corps, diffère de la cellule homologue d'un autre homme, fût-il votre frère. Le « matériel génétique » disponible dans l'espèce humaine permettrait, s'il était utilisé en totalité, d'engendrer un nombre d'individus qui dépasse toute imagination, puisqu'il faudrait pour l'écrire faire suivre le chiffre 1 de deux milliards quatre cents millions de zéros. Quand on sait que le présent livre ne contient qu'environ 300 000 lettres, chiffres ou signes, on voit que pour écrire seulement ce nombre, en numération ordinaire, il faudrait 8000 volumes tels que celui-ci !
Or, même si l'humanité doit encore se perpétuer pendant des milliards d'années au volume actuel, le nombre des hommes qui sont déjà nés ou pourront naître ne dépasse sûrement pas 10100.
Ainsi, le nombre des arrangements génétiques possibles, le nombre des codes génétiques possibles, dépasse prodigieusement le nombre des hommes nés ou à naître. Ce fait explique que chacun d'entre nous soit un être unique, original, radicalement nouveau quand il naît par rapport à tout être qui l'a précédé, radicalement détruit quand il meurt. Aucun autre homme que vous n'a jamais eu et n'aura jamais votre code génétique, les 46 chromosomes présents dans chacune de vos cellules, le ton de votre voix, l'éclat de vos yeux, le tracé de votre écriture, et, bien sûr, votre manière de lire et de réfléchir sur ce que vous lisez en ce moment...
La différenciation due à l'histoire vécue par chacun d'entre nous, au milieu dans lequel il vit et a vécu, s'ajoutant à celle qui lui vient de son génome, on comprend l'extrême variété des personnes humaines, variété que chacun de nous a constatée d'expérience, puisqu'il est facile de reconnaître un homme à son seul visage, ou même au seul son de sa voix (même enregistrée et transmise par radio) ; variété qui fait du genre humain un ensemble profondément moins homogène qu'un ensemble de fourmis, de cigales, ou même de moutons, variété certaine et fondamentale, donc, mais cependant très souvent oubliée des hommes politiques, des réformateurs et révolutionnaires qui envisagent de faire le bonheur « du peuple », et même des psychologues, des médecins...
Cette variété, cette originalité, oblige à ne décrire l'homme moyen qu'avec les plus grandes précautions ; il conduit à utiliser dans les sciences humaines, pour décrire les caractères, les motivations, les attitudes, le comportement des hommes, beaucoup plus correctement des typologies que des « modèles » généraux.
Les domaines dans lesquels on constate cette variété des hommes et l’ampleur relative de leur variance sont indéfinis. Plus on entre dans l'intimité des hommes et plus on en constate les conséquences sur les personnalités.
Les hommes diffèrent par tous les aspects observables de leur être physique et mental. La biométrie nous a confirmé les différences de taille, de poids, de force. Le sport met chaque jour ces différences en évidence ; quel écart entre ce jeune garçon qui court le 100 mètres en 11 secondes, moi-même à qui il en faut 20, et tel paralytique qui ne peut seul sortir de son lit ? Dans un même corps physique, certains muscles peuvent être excellents et d'autres pitoyables ; le lanceur de poids court très mal, le bon sauteur n'est pas en général un bon boxeur.
Tous les muscles du corps ont une échelle d'aptitude que nous mesurons par des distances, des poids et des durées ; chaque muscle de chacun d'entre nous se situe à un instant donné, à un degré de cette échelle ; mais ce degré varie, non seulement avec notre âge, mais d'un jour à l'autre ; de plus notre résistance à la fatigue, notre aptitude à la durée dans l'effort, caractère très important de l'être, varient aussi beaucoup d'un homme à l'autre et d'une date à l'autre pour un même homme ; en outre l'échelle des résistances varie avec l'intensité de l'effort à accomplir, et avec les alternances d'intensités variables : tel homme, plus capable qu'un autre d'efforts violents et brefs, ne peut prolonger aussi longtemps un effort modéré. Que doit être, dans ces conditions, la, justice dans le travail : imposer à chaque homme une égale production, ou considérer chacun selon ses inégales facultés?
Parmi tous les muscles de l'homme, l'un est dominant, c'est le cerveau, source de l'activité mentale. Là encore, et peut-être là surtout, les écarts sont grands entre les personnes. Bien sûr, chaque cerveau humain contient ses milliards de neurones ; de même qu'en chaque autre muscle du corps, on retrouve ici les mêmes nombres de cellules et les mêmes architectures. Mais les codes génétiques sont différents. Ces cellules, les chromosomes, les nucléotides qui les constituent ne sont pas les mêmes. Les neurones, les synapses d'un individu, peuvent être aisément reconnus en laboratoire comme différents de ceux de tout autre individu. De plus, les connexions, les liaisons entre cellules sont plus ou moins parfaites ; les circuits cérébraux sont plus ou moins conducteurs ; ils accueillent plus ou moins mal l'information ; ils la stockent plus ou moins durablement ; ils la traitent plus ou moins correctement. À une extrémité de l'échelle, on trouve les « débiles mentaux », à l'autre Einstein, de Broglie...
Cette variété des muscles engendre une variété plus grande encore des attitudes, des désirs, des mentalités, des besoins. Telle condition de vie, essentielle pour l'un, est sans intérêt pour l'autre.
L'un trouve sa joie de vivre dans une fleur, un chat, un jeu de cartes ou de boules ; d'autres s'interrogent sur la société idéale ou l'existence de Dieu. Les uns sont inquiets de leur avenir, même garanti par la Sécurité sociale ; d'autres sont angoissés de ces angoisses qui vont de la psychose à l'art et à la philosophie. Les uns sont optimistes, bien portants, se trouvent bien partout où ils sont ; les autres sont pessimistes, ou malades, ou révoltés contre leurs proches ou la société. Les uns se satisfont d'une vie réglée, calme, ou méditative ; à d'autres, il faut la fantaisie, la frénésie...
Il est difficile, lorsque l'on décrit l'un de ces types d'hommes, et surtout lorsque l'on appartient à un type d'homme, de ne pas céder à la tentation naturelle de la pensée à généraliser ses caractères ; à penser que tous les hommes sont ainsi, ou du moins qu'ils sont ainsi dans leurs profondeurs ; ou encore qu’ils devraient être ainsi. Par exemple, bien des révoltés pensent que tout homme devrait être révolté, que c'est par erreur s'ils ne le sont pas ; la dichotomie courante entre bons et méchants vient de telles manières de pensée ; à la limite, on en viendra « naturellement » à penser qu'il faut tuer les méchants qui trompent le peuple, et apprendre la révolte à ceux qui ont été, qui sont trompés.
Comment dans ces conditions préciser notre connaissance des hommes ? Je l'ai dit, les monographies typologiques me paraissent l'instrument le plus adéquat ; moins ambitieux mais plus près du réel que les grandes théories dichotomiques telles que blancs et noirs, riches et pauvres, capitalistes et prolétaires, bons et méchants...
Cependant, j'emploie moi-même parfois une typologie binaire, mais en insistant sur le fait qu'elle ne désigne que deux pôles extrêmes qui ne s'observent jamais à l'état pur dans le réel ; et donc en marquant que les hommes réels sont chacun une combinaison originale des deux facteurs, passant par paliers innombrables et indistincts de la prépondérance de l'un à la prépondérance de l'autre. De sorte que l'on ne peut et l'on ne doit jamais classer les hommes réels en l'une ou l'autre de deux catégories.
Cette typologie se réfère à la coexistence en l'homme du paléocéphale et du néocéphale, aux attitudes et aux aptitudes de fait à l'égard du réel, de la rationalité, de l'esprit scientifique. Le pôle Atala (j'ai pris pour le nommer le personnage de Chateaubriand) représente le sentiment, la sensibilité, le rêve, la poésie, la spontanéité, les motivations de l'homme traditionnel. Le pôle Citroën représente la rationalité, le calcul, l'efficacité. Sommairement, Atala c'est le cœur, Citroën la raison. Chacun d'entre nous est un peu Atala et un peu Citroën, mais dans des proportions très différentes d'un individu à l'autre et d'un moment à l'autre ; il n'est guère de Citroën avéré qui ne soit Atala quand il est amoureux.
J'emploierai à plusieurs reprises dans la suite de ce livre ces références à Citroën et Atala. Je dirai seulement ici que, depuis 1750-1800 les Citroëns sont à l'œuvre en Occident ; ils ont fait la « révolution industrielle », celle de la vapeur, suivie des autres révolutions (celles de l'électricité, du pétrole, du tertiaire, de l'informatique, de l'énergie atomique...). Les pays où ils ont proliféré sont devenus « développés », les autres sont... « en voie de développement ». Peu à peu, leur action, leur exemple, leur volonté transforment le milieu naturel dans lequel vivait l'homme en un « artefact », le milieu technique, dans lequel la foule des Atala prospère, prolifère et... enrage, sans même savoir ce qui lui est arrivé. Atala vivait misérablement, travaillant dur et mal, mourait en moyenne avant 28 ans ; mais son ardeur de vivre était entière ; elle s'entretenait de rites, de fêtes, d'insouciance, de spontanéité. Citroën lui a donné à manger, a prolongé sa vie jusqu'à 70 ou 75 ans, lui a donné des réfrigérateurs, des T.V., des automobiles, des congés payés ; mais il lui impose le règlement, l'exactitude, la précision, la prévision, le calcul, l'efficacité...
Nous reparlerons du bonheur ; nous confirmerons ce que tout le monde sait : qu'il est rare chez les humains. Notons seulement ici que parler du bonheur comme s'il n'y en avait qu'un, le même pour tous les humains, est certainement une erreur. La variété des personnalités chez les hommes, la diversité de leurs désirs, oblige au contraire à renoncer à concevoir un seul et même bonheur pour tous. La société doit tolérer ces aspirations et ces attitudes diverses jusqu'à la limite, instable et difficile à tracer, où cette diversité engendre la brimade réciproque, la haine et la violence.
Nos ancêtres avaient de solides « garde-fous » (ici encore) aux excès de cette diversité : la misère, d'abord, qui « rabotait » brutalement les originalités; mais aussi, mais surtout : des rites, des commandements moraux, des religions. Tous ces freins sont relâchés à la fois.
Tout homme a un néocéphale, nous l'avons dit, mais chacun de nos cerveaux n'en a pas moins des aptitudes et des caractères originaux. On a vu que la principale propriété du néocéphale est de commander, pour beaucoup d'actes, le paléocéphale, et ainsi de substituer la décision et l'action conscientes au réflexe de l'instinct, et cela avec de grands avantages pour l'individu et l'espèce mais aussi avec des inconvénients, des dangers.
Or, le néocéphale a aussi des activités propres, je veux dire tenant à sa propre existence, sans référence au paléocéphale, ni à la décision ou à l'action ; apportant donc à l'homme des aptitudes, des propriétés, des facultés, qui n'ont pas d'analogue chez les animaux.
Les produits naturels du néocéphale sont essentiellement de trois ordres : le rêve, le rationnel, l'expérimental. Je donne, à la suite d'André Breton, le nom de surréel à ces trois produits propres au cerveau : ce sont des ensembles, ou si l'on veut des assemblages, des montages, des suites, des filières (à cause de l'unicité du circuit informatique cervical en service à un instant donné) de pensées, d'images, de quanta informatiques, que j'appellerai en général « informations ».
Le surréel le plus courant, le plus facile, et dont les animaux ressentent des manifestations élémentaires, est le rêve : c'est une suite d'informations émises spontanément par le cerveau, dès qu'il est actif, sans contrainte interne ni externe. Le rationnel est un surréel qui s'astreint à certaines règles, posées par le cerveau même à sa propre production, en particulier la cohérence, la non-contradiction. L'expérimental enfin est un surréel qui s'efforce de représenter assez correctement le réel (le monde sensible, perceptible) pour permettre à l'homme des actions efficaces, elles-mêmes sensibles, perceptibles, sur le monde.
L'activité surréelle expérimentale est donc celle qui engendre l'élaboration par le cerveau de « modèles », d'images surréelles mais « correctement » représentatives du réel, et dont la correction est vérifiée par l'observation du réel sensible, par l'efficacité des actions entreprises par l'homme sur le réel en fonction des informations contenues dans ce modèle. Cette activité surréelle expérimentale, bien qu'elle paraisse bien facile à qui l'a vue décrite dans un livre, est en pratique très difficile au cerveau humain, et reste, disons-le, très exceptionnelle. Cela est démontré par l'extrême petit nombre des hommes qui ont fait démarrer et avancer la science expérimentale, produit des découvertes (ils sont, depuis les temps historiques, sûrement beaucoup moins de 105 sur environ 1011 êtres humains ayant existé). Cela est montré, en outre, par la difficulté qu'ont les jeunes d'accéder à la pensée expérimentale, alors qu'ils rêvent et « raisonnent » abondamment. Mais surtout cela est prouvé par les longs millénaires qu'il a fallu à l'homo sapiens, pourtant pourvu il y a 30 à 50 mille ans déjà d'un néocéphale biologiquement équivalent au nôtre, pour parvenir à la science et à la technique expérimentales. (L'un des problèmes les plus instructifs de l'histoire des hommes est là.)
Le néocéphale nous permet de connaître quelques éléments du réel, mais, contrairement à ce que nous pouvons en penser spontanément, ce n'est qu'à travers une invention surréelle, toujours mal accordée, en général trompeuse dans ce qu’elle laisse croire, oblitérante par ce qu’elle cache. Ce n’est pas le réel que nous percevons, mais l'invention que notre néocéphale nous en propose, le surréel que notre cerveau superpose aux stimuli venus de ce réel. L'animal n'a pas de ces problèmes, puisque sa perception du réel se borne à l'acte réflexe qui résulte du stimulus. Ou bien, il ne perçoit rien, ou bien il agit, et ne garde de mémoire de sa perception et de son acte que dans la forme d'un « apprentissage », c'est-à-dire d'une plus facile répétition de la séquence stimulus-réponse réflexe. L'homme au contraire peut percevoir un nombre notable d'informations sans qu'elles soient génératrices d'actes macrophysiques. Mais il est certain aujourd'hui que cette information n'est reçue que s'il existe dans le cerveau une « image surréelle » qui l'attend, image surréelle (en fait état physico-chimique convenable d'un neurone), que seul le cerveau (l'énergie cérébrale) a pu former au préalable.
Ainsi se résout la fameuse querelle entre ceux qui se font gloire plus d'inventer que de découvrir et ceux qui tiennent pour négligeable la découverte relativement à l'invention ; ainsi s'explique que l'hypothèse soit nécessaire à la découverte.
Et, de fait, il est vain d'espérer découvrir sans inventer, et au contraire il paraît souvent facile, voire morne, à celui qui a vécu les illuminations de l'invention, de conduire les expériences matérielles qui font de son invention une découverte. C'est cependant cette vérification de l'image surréelle inventée, par le signal issu de la réalité sensible, qui est l'acte crucial de la science expérimentale, et sépare radicalement la science de la rationalité.
On saisit alors la difficulté de la science expérimentale pour l'homme. Elle exige au préalable une hypothèse, c'est-à-dire une invention rationnelle. Cette invention est déjà extrêmement rare. Quand elle a lieu, elle enthousiasme le cerveau qui l'a engendrée. La plupart du temps, ce cerveau la tient pour satisfaisante, la déclare vérité et la répand comme telle par la flamme de son verbe et de sa rationalité.
Or, elle est fallacieuse plus de 999 999 fois sur 1 000 000. C'est-à-dire que l'ensemble d'informations, le modèle informatique péniblement inventé par le cerveau pour décrire le réel, ne le représente en rien. Ce n'est que dans des cas exceptionnellement rares, et qu'il faut humblement et laborieusement vérifier par les sens, que le modèle représentera le réel. APPROXIMATIVEMENT. Oui, dans ce cas si rare d'adéquation entre le surréel (produit de l'encéphale, seul concevable pour le cerveau, seul pensé et pensable) et le réel (impensable, mais seulement perceptible et seulement en certains de ses facteurs), la réussite ne sera qu'approximative. C'est-à-dire que si la concordance entre le signal issu du réel et l'attente qu'en a fait naître le modèle, a paru suffisamment bonne pour introduire l'hypothèse dans la liste des découvertes, l'humanité (ce n'est pas en général l'inventeur lui-même) constatera presque toujours, dans les mois, les années ou les siècles à venir, que le réel ne se laisse que mal représenter par ce modèle (cependant précieux, cependant valable, cependant efficace), mais que d'autres modèles, plus complexes, plus étranges, plus éloignés de la spontanéité de notre néocéphale, sont nécessaires pour nous permettre de nous représenter un peu moins mal le réel[1]. Ces faits expliquent la difficulté, la lenteur de l'édification par l’humanité de la science expérimentale, ses insuffisances, ses erreurs. Mais ils n’ont pas moins de conséquence à l'échelle de l'homme moyen et pour sa vie quotidienne.
Pour chacun d'entre nous, le surréel découpe et trie le réel. Nous ne voyons rien, nous ne percevons rien, qu'à travers l'écran de nos attentes, de nos idées préalables, « toutes faites », des mots de notre langue, des concepts de nos cultures. Or, ces images d'attente sont dérisoirement peu nombreuses et étriquées par rapport à la richesse effervescente du réel. Finalement, nous ne percevons du réel qu'une part infime.
Il faut, pour me comprendre, que le lecteur invente ce que je veux dire au fur et à mesure qu'il me lit.
Le surréel est nécessaire à la perception du réel (un surréel adéquat et préalable à chaque information) ; mais il le trie, et déforme le peu qui passe à travers les grilles. Ce qui n'est pas imaginé, ce qui n'est pas nommé, n'est pas perçu ; et ce qui est imaginé est déformé par l'imagination ; et ce qui est nommé est déformé par le concept lié au nom.
Et si, par exception, une « information » est perçue sans avoir été au préalable inventée, sans avoir un « statut » surréel, sans être insérée dans notre conception du monde, sans avoir une place dans notre château intérieur, sans qu'une architecture d'accueil ait été élaborée au préalable par l'énergie cérébrale, dans un circuit de neurones et de synapses, — elle n'a pas de conséquences cérébrales ; elle n'est pas conçue, comprise ; elle peut stupéfier ou « dérouter » sur l'instant ; mais elle reste stérile ; c'est un morceau de sucre qui ne fond pas, qui ne sera ni bu ni assimilé.
Or, l'invention surréelle ne sert pas seulement à élaborer des images plus ou moins propres à permettre la perception du réel. Elle invente spontanément des ensembles d'idées, des « histoires », des actions, des situations, des valeurs. Chacun de nous rêve (éveillé ou somnolent), chacun de nous fabule, chacun de nous « raisonne ». Chacun de nous sait quelle part cette activité spontanée de l'invention cérébrale joue dans la vie des enfants et des adolescents : « On serait mari et femme... on irait à la campagne. » Tout conditionnel enchante plus que le futur ; tout futur enchante plus que le présent. Aucun réel ne vaut l'imaginaire.
Ce surréel spontané et arbitraire, où l'impossible séduit plus que le possible, où le possible n'est pas distingué du réalisable, où tout ce qui est imaginé comme souhaitable semble désirable en réalité, joue un rôle considérable dans la vie privée, sociale et politique des hommes.
La sottise, l'erreur, le péché, la lésine
Occupent nos esprits et travaillent nos corps...
Les exemples célèbres de Baudelaire, de Rimbaud, de Rousseau ne sont en effet que des exemples d'une imagination en chacun de nous présente, opposant en nous les illuminations du surréel aux mornes banalités du réel. C'est la vraie vie de Rimbaud, opposée à la vie vraie (la vie réelle), ce sont « les vastes portiques » de Baudelaire, c'est le « tout est bien » de Rousseau, que l'on retrouve dans la foi des révolutionnaires, dans la république de la vertu de Robespierre, dans le mythe maternel de Freud, dans les Paradis perdus ou à venir... Il s'agit toujours de « changer la vie » ; l'invention d'une vie autre imposera au réel une autre vie.
Au-dessous, en deçà de ces grands rêves, le néocéphale secrète en nous, en permanence, une quantité indéfinie de pensées surréelle : poèmes, musique, peinture, architecture, paysages imaginaires, féeries, fêtes, jeux... purs fruits du cerveau, en quoi le cerveau vit, s'exalte, se complaît ; c'est là le cœur du surréel, le surréalisme d'André Breton et André Thirion, de Paul Éluard et de Salvador Dali ; celui qui, pour le cerveau, est absolument plus réel que le réel. La pensée est l'acte du cerveau (un acte microphysique, évidemment) ; et l'acte spontané donne la joie. Il ne s'agit plus alors de changer le réel (on le néglige, on le méprise, on l'oblitère, on l'annule) ; il s'agit de projeter au-dessus du réel l'œuvre pure de l'être pur.
Mais le néocéphale s'attache souvent aussi à des activités moins exaltantes. Bien entendu, je n'ai pas ici à les énumérer scientifiquement. Je ne cite que celles qui me paraissent avoir un poids notable sur l'homme et la condition humaine, et je ne fais que les évoquer en quelques mots.
Le néocéphale, même quand il rêve, aime ce qu'il rêve. Quand il raisonne, il croit en ce qu'il a raisonné. C'est une poule qui pond un œuf. — Ou une oie ? —Ce surréel pondu est plus que réel, il est VRAI.
Et si cela n'est pas, cela devrait être.
— Or, presque toujours, cela n'est pas. D'où un tragique fossé entre le surréel banal et le réel banal.
On comprend donc aisément que l'acquisition de ce que les freudiens appellent « principe de réalité » ne soit pas aisée. Les traces physico-chimiques de bien des expériences douloureuses persistent dans bien des cerveaux, oblitèrent certains circuits neuroniques, réduisent ou accroissent la conductance d'autres ; engendrent des troubles plus ou moins graves que l'on appelle psychoses, névroses...
Plus généralement, le microphysique encéphalique forme un « être » autonome, ayant ses tendances propres, ses désirs, ses besoins, ses projets... Le réel quotidien contredit cette autonomie. Bien sûr, comme Pierre Vendryès l'a montré, les procédures essentielles sans quoi cette autonomie ne pourrait pas être, existent ; des actions et des réserves contre-aléatoires viennent permettre, par exemple, la stabilité intérieure du corps, malgré les variations aléatoires de la température extérieure, de la nutrition, de la fatigue... Il n'en est pas moins certain que la situation d'un être autonome dans un milieu indépendant de lui est fondamentalement contradictoire ; elle contraint.
Il ne faut donc pas s'étonner de constater que l'imprévision foncière des événements les plus courants de la vie (accidents, maladies, morts, passions, heurts de caractères, incompréhension entre personnes, « fâcheries », brouilles, colères... événements politiques et sociaux dont presse, radio et TV nous abreuvent indéfiniment...) engendrent chez beaucoup de personnes un état endémique de tension, d'inquiétude, voire d'angoisse. Ici encore, bien sûr, jouent largement les variétés du soma et du germen. Bien des personnes vivent tranquilles au milieu de l'agitation du monde. Dix pour cent environ, en revanche, en sont gravement affectés. Les motifs avoués de l'angoisse sont d'ailleurs disparates ; pour les uns, ce sont des préoccupations fort terre à terre, à très court terme ; pour d'autres, c'est de Dieu qu'il s'agit.
Assez de néocéphale pour critiquer et refuser le réel, pas assez pour le comprendre, voilà donc l'homme. Assez d'imagination pour inventer l'impossible, pas assez (sauf exception rare) pour inventer le réel. Assez intelligent pour substituer son intelligence à l'instinct, mais pas assez pour faire spontanément mieux que l'instinct...
Ce simple exposé de la condition néocéphale conduit, lui aussi, à une vue assez pessimiste. On en vient à se demander, avec Sartre, si cette étrange créature n'est pas venue « en trop », mal faite pour le monde, ou dans un monde mal fait pour elle. Cependant, un fait capital doit être ajouté à cette analyse : ce néocéphale existe depuis des centaines de milliers d'années ; il a duré, il a persisté, il a même, peut-on penser, progressé (je dirai plus loin ce que j'en pense personnellement).
Le « système » fonctionne donc en fait mieux, ou moins mal, que l'on ne pourrait l'inférer après la prise de conscience qui précède. La perception du réel est très difficile, la décision humaine est toujours prise dans la nuit (sans information suffisante), il y a divorce entre la vraie vie (imaginée) et la vie vraie (vécue réellement). Oui, tout cela est vrai.
Mais comment alors le phénomène humain peut-il durer ? J'en vois trois types de raisons dont le premier persistera dans l'avenir, quoi qu'il advienne, mais dont les deux autres dépendent aujourd'hui de notre effort.
Le premier facteur de durée, le plus puissant, celui qui est de la nature même du cosmos, c'est la tolérance. L'homme et son milieu, l'homme et le réel, sont en état de contrainte réciproque ; l'homme est mal adapté ; oui. Mais deux ensembles mal adaptés peuvent coexister longtemps ; il suffit pour cela que la mauvaise adaptation ne dépasse pas un certain seuil. C'est, jusqu'à ce jour, le cas de l'homme sur la terre. Maladaptation ne signifie pas inadaptation absolue. Les deux « partenaires » se font réciproquement mal ; mais le cosmos ne tue pas l'homme. En l'humanité intervient le second facteur, que j'appelle l'ardeur de vivre. Presque tous les êtres humains participent à cette impulsion fondamentale du vivant qui veut vivre, procrée, persiste le plus qu'il peut, même dans des situations atroces. Inutile de citer La mort et le bûcheron de La Fontaine : nous sentons tous cela. Il faudrait de biens graves changements dans l'espèce humaine pour que cette ardeur de vivre se perde à l'échelle des masses, même si nous la voyons s'affaiblir dans la jeunesse trop riche de l'Occident. L'humanité d'aujourd'hui détient d'énormes réserves de vitalité.
Reste le facteur de durée de l'espèce le moins connu (en vérité qui en parle ?), — le plus compromis à l'heure actuelle, et qui dépend le plus de notre néocéphale même : ce sont les valeurs surréelles. Cet être effervescent en idées et routinier en actes, toujours mécontent de ce qu'il a et désireux de ce qu'il n'a pas, impuissant à connaître le réel où il vit, prenant sans cesse ses désirs pour des réalités, peu capable de distinguer le possible de l'impossible, incapable donc de prendre des décisions correctes, il lui faut des guides, des « garde-fous » ; il lui faut astreindre ses initiatives, a priori folles par rapport au réel, à quelque prudence, à quelque retenue. Ces freins aux dévergondages du néocéphale se sont en fait développés dans le passé, et ce sont ces freins qui ont assuré la durée de l'espèce. Ils sont apparus dans la continuité de l'instinct, et à mesure que les ordres du code génétique relâchaient leur rigueur : ce sont les tabous, les rites, les superstitions, les commandements moraux, les coutumes, la notion de l'honneur et de la honte, les lois civiles, la notion de bien et de mal, les codes, les, morales, les religions...
Reprenons pour conclure ce chapitre les mêmes questions sous un autre éclairage.
Les 75 ans qui viennent de s’écouler depuis 1900 ont vu, pour l’humanité entière, mais dans l’Occident d’une manière plus précise, un grand espoir se réaliser, un grand échec s'avérer.
Le grand espoir était d'ordre économique. Il était de sortir l'humanité de la misère et de la famine endémique, de lui assurer une vie moyenne de l'ordre de 60 ans, de donner à chaque homme un niveau de vie et un genre de vie que les hommes de 1900 jugeaient idéal. Tout cela, qui était rêvé et désiré depuis des milliers d'années, a été réalisé en 75 ans, en Occident.
Le grand échec, c'est qu'il était plus ou moins implicitement prévu par nos ancêtres que la réalisation de ce grand espoir économique engendrerait automatiquement une société heureuse, apporterait le bonheur aux hommes. Or, de partout, l'on voit surgir des problèmes graves dans cette société riche ; l'on y voit le savetier (le sabotier) perdre ses chansons et son somme et cependant revendiquer de plus en plus durement de plus en plus d'écus. La profonde aspiration de l'homme à être riche, à être puissant, coexiste avec la déception d'y parvenir...
Plus généralement, cette révolution presque instantanée de la condition humaine ne semble pas avoir rompu le cours de l'évolution des espèces : consciente, volontaire, fruit de la culture et du néocéphale, elle s'est faite dans le même sens que l'évolution biologique et zoologique : plus d'efficacité, plus d'autonomie, plus de pouvoir sur la nature, mais, semble-t-il, pas plus de bonheur. Il y a progrès certes, mais non de tous les facteurs ; et probablement pas de ceux auxquels l'homme attache le plus de prix : son accord spontané avec le milieu où il vit (c'est-à-dire avec les autres hommes, la société, la nature).
Chez l'animal, la spontanéité paléocéphale est la seule forme d'action. L'animal n'a pas de neurones pour envisager autre chose que ce qu'il est, autre chose que ce qu'il fait, ni pour envisager du réel autre chose que le signal qui déclenche ses réflexes. La spontanéité est permanente chez lui, elle est organique, elle est l'exécution réflexe des ordres reçus du code génétique. Il n'y a pas chez l'animal de néocortex suffisant pour lui permettre d'envisager un acte autre que celui qu'il fait. Cette spontanéité réflexe instinctuelle est accordée au peu que nous pouvons imaginer du bonheur de l'animal, elle assure à long terme la survie de l'espèce.
Il n'en est plus ainsi chez l'homme. La spontanéité paléocéphale a, chez lui, presque disparu : elle ne commande plus que des réflexes évidemment fondamentaux pour la vie végétative et viscérale, mais qui comptent peu au regard de « l'esprit ». Le néocéphale a pris le commandement. Or la spontanéité néocéphale n'est accordée ni à l'efficacité sur le réel, ni à la connaissance de ce réel, ni au bonheur de la personne même que constitue ce néocéphale. Ainsi, la spontanéité rencontre l'absurde.
Cependant, l'homme peut échapper à l'absurde, il y a échappé en fait pendant des millénaires. Puisse la crise actuelle ne pas l'y faire sombrer !
Les deux armes que possède l'homme pour échapper à l'absurde, il les a déjà employées ; elles ont fait leurs preuves : ce sont la méthode scientifique expérimentale et la conception d'un surréel accordé au réel'[2].
[1] J'ai tenté de montrer dans Comment mon cerveau s'informe que ces difficultés, qui paraissent si bizarres à l'homme moyen qu'il les récuse, s'expliquent aisément si l'on veut bien considérer le simple problème qui consiste à provoquer dans un cerveau de 1500 cm3 et en quelques minutes, une représentation, c'est-à-dire une analogie, une homothétie des phénomènes qui affectent l'univers. 232 molécules veulent en « connaître » 10100 !
[2] Je dis bien : accordé au réel. Je préciserai plus loin ce que j'entends par là. Je donnerai seulement ici un exemple de ce qu'est un concept surréel accordé au réel : les champs de forces, la pesanteur.
Par ailleurs, on pourra voir qu'une conception du monde accordée au réel peut donner non seulement à l'homme l'efficacité (à très long terme) et l'aider à la connaissance du réel, mais le réconcilier avec le monde et lui ouvrir le bonheur.