jean fourastie
Exposé de Jacqueline Fourastié à la Journée Pierre Vendryès, 1994.[1]
Tous deux chercheurs et de formation scientifique, l’un ingénieur puis économiste, l'autre médecin et philosophe, Jean Fourastié et Pierre Vendryés ont été amis, à la manière dont se vivait l’amitié entre intellectuels : échanges d'affection, surtout échanges d’idées, souvent par écrit. Leur dialogue a duré de 1948 à leur mort (1989 et 1990). L’un et l’autre avaient une grande culture générale et ils étaient “autodidactes” en philosophie. Rares sont les livres, les articles ou les conférences de Jean Fourastié où il ne cite pas son ami.
Ces relations étaient empreintes d’humour ; Vendryès dédicace l’Acquisition de la science : “À Jean Fourastié, que nos relations à court terme servent de préludes à une amitié à long terme - février 1948”, et félicite son ami de sa Légion d’honneur : "Votre première pensée, au moment solennel de votre sacration, a été pour le fondateur de l'Ordre Immortel qui a l'honneur de vous recevoir en son sein, Napoléon 1er, né Bonaparte et empereur de Français. Et votre premier geste a été, j'en suis sûr, de franchir la distance à court terme qui sépare votre home familial des Invalides que vous aimez tant...” (Mon père habitait près des Invalides et se promenait chaque soir sur l’avenue de Breteuil vers le tombeau de l’Empereur…).
Pierre Vendryès a eu des idées géniales dès le début de sa vie ; elles ont été reconnues dans une certaine mesure puisque Vie et probabilité (1942) est préfacé par Louis de Broglie. Mais il imaginait qu'il suffisait de les dire ‑ avec son grand pouvoir de persuasion ! ‑ pour convaincre ses auditeurs. Jean Fourastié savait, au contraire, que les hommes n'ont qu'une pensée à la fois, la "pensée unique" ; il comparait les idées neuves au sucre que l'on laisse dans le fond d'une tasse sans remuer et qui ne fond pas : l'idée est accueillie, mais non assimilée.
Vendryès n'employait pas le mot aléatoire dans son acception classique, ce qui explique qu'il a souvent été mal compris. Pour lui, l'aléatoire est le domaine des événements indépendants : par exemple, les décès, le même jour et presque à la même heure, des deux "seconds" de Bonaparte, Desaix en Italie et Kléber en Égypte; les itinéraires des mouches ou des têtards, observés avec son ami (mon oncle) René Malterre, sont pour lui des modèles aléatoires.
Jean Fourastié inscrit souvent en marge des livres de Pierre Vendryès "possible" à la place de "probable" ; il ajoute "En somme, c'est ce que PV appelle probabilité « incommensurable » que nous nous refusons à appeler probabilité".
Il y a une querelle de fond entre les deux hommes sur ce qu'est la science. Pour Vendryès, il existe des "lois naturelles" qu'il faut découvrir ; la nature est ordonnée. Pour Fourastié, la nature est complexe ; la science est seulement faite d'idées fécondes qui améliorent la connaissance ; « la science est la conception logique et raisonnée que l'homme se fait des faits pour en garder la mémoire (et en tirer un profit) ; il y a des faits féconds et ce que PV appelle des "détails inutiles" qui sont aussi des faits, mais non féconds[2] »
Il faut observer les deux hommes devant la découverte de Lavoisier (p. 111) :
PV - Pour parvenir à cette connaissance précieuse (des combinaisons chimiques), il a fallu que Lavoisier découvrit dans le poids la caractéristique qui permet de faire apparaître cette identité cachée... Ce qui reste de l'œuvre des prédécesseurs de Lavoisier ... est de l'ordre du fait. Cavendish isole l'hydrogène, l'azote,..., il cherche à définir les corps par leurs caractéristiques physiques. Grâce à Lavoisier, la chimie put atteindre à l'ordre de la loi abstraite.
JF - Je dis par rapport au rendement du travail qui est mesurable.
Mais comment se fait-il que l'esprit humain trouve ainsi un clivage qui lui est favorable ? Un aspect des choses qui donne lieu à la mise en œuvre de la déduction ? Cela fait penser à un roman policier où le détective trouve l'auteur du crime "la main dans le sac" et explique avec clarté tous les faits jusque-là incompréhensibles. Mais pourquoi donc y a-t-il ici un criminel ? J'ai tendance à répondre : il n'y a pas de criminel, surtout pas de criminel valable à très long terme. Mais il y a souvent un aspect des choses très favorable à une explication simple et claire ; l'homme la trouve parce qu'il la cherche et elle le satisfait parce qu'il se borne lui-même, plus ou moins consciemment, à étudier cet aspect des choses (par exemple, les préoccupations de Cavendish sont restées en dehors de la science, du domaine du fait).
PV - Pour exprimer que la physique évolue vers la forme loi, on peut dire qu'elle devient rationnelle.
JF - Mais c'est le contraire. Le raisonnement a de beaucoup précédé la science. Il a longtemps cherché des clivages sans les trouver.
(p. 115) La science choisit dans le bloc des faits naturels (bloc aléatoire des faits) les faits particuliers dont la connaissance lui est utile parce qu'elle s'accorde avec les lois de sa pensée. Ce clivage est logique et nécessaire par rapport à l'homme, arbitraire et sporadique par rapport à la nature. Autrement dit, le déterminisme n'est pas dans la nature, il est dans l'esprit de l'homme. La preuve en est que la nature nous oblige à changer de clivage ; il y a des clivages qui ne servent plus à rien, parce que la nature a changé (le clivage du progrès climatique en économie politique). Évidemment, les clivages restent "vrais" pour l'esprit parce qu'ils sont logiques ; mais seule l'expérience est capable de nous montrer quel clivage est utile, lequel est à rejeter (géométrie euclidienne ou non ; mécanique rationnelle ou ondulatoire, etc.). Surtout, les clivages utiles varient avec le temps. (Les clivages de la physique actuelle sont faits pour une vitesse de la lumière constante ; or, il n'y a aucune raison de croire qu'il en est ainsi).
- Pourquoi le clivage rationnel est-il si facile, s'impose-t-il comme total, synthétique, en astronomie ? Intervention de l'abstraction due à la distance, et de la stabilité due à la relativité du temps. Tout phénomène, toute évolution aléatoire apparaît rationnellement descriptible si on observe seulement un court laps de temps ? Toute évolution aléatoire est rationnelle à court terme?
Les deux amis se rejoignent pour refuser le déterminisme universel, encore fréquemment admis en 1948.
Une étude reste à faire à propos du dialogue entre les deux hommes sur la liberté, l'autonomie de l'homme, son libre arbitre, ses raisons d'être sur Terre. Je me contenterai de citer un passage de Pierre Vendryès dans Déterminisme et autonomie où il donne sa traduction du pari de Pascal (p. 140). En marge, Jean Fourastié indique qu'il accepte là le mot "probabilité" sous les hypothèses de son ami.
"Son procédé (celui de Pascal) a consisté à faire parier sur l'existence de Dieu en se servant de la notion de pari ... qui est devenue la notion d'espérance mathématique. Il y a deux cas possibles, Dieu est, ou il n'est pas. Dieu nous étant incompréhensible, nous n'avons aucune raison de choisir l'un ou l'autre de ces deux cas, qui sont, par conséquent, également possibles. Comme enjeu, il y a la béatitude éternelle...
Cette méthode pascalienne, si elle n'a pas résolu le problème de la conversion, a l'intérêt de la présentation sous sa forme probabiliste la plus radicale.
[...] Le fait que Dieu ne soit que probable montrerait qu'entre Dieu et les hommes les relations sont aléatoires ; mais il ne peut y avoir de relation entre Dieu et les hommes si Dieu n'existe pas. Et si Dieu se manifestait clairement aux hommes, il diminuerait leur libre arbitre..."
Jean Fourastié avait, plus que son ami, opté pour la foi en l'existence d'un Dieu créateur. Voici comment il a conclu la conversation qu'il a eue avec moi immédiatement après le décès de son ami [3]:
"En découvrant comme il l'a fait les lois et les conditions de l'autonomie de l'être vivant en général et de l'homme en particulier, Vendryès a renouvelé la question du libre arbitre et donc de la liberté. Mais il est certain qu'il ne suffit pas qu'il y ait indéterminisme ou même autonomie pour qu'il y ait libre arbitre. Certes, il est nécessaire qu'il y ait libre choix entre plusieurs décisions ou opinions possibles. Mais il faut aussi et surtout qu'il y ait conscience de ce libre choix et de la faculté de libre action. Le libre arbitre me semble être la conscience claire du choix volontaire et personnel d'une solution parmi plusieurs autres possibles.
En disant ceci, j'ai conscience de compléter l'œuvre de mon ami ; mais elle est fondamentale pour nous aider à démêler l'écheveau des faits et des motivations millénairement mystérieux."
[1] D'après quelques lettres de Pierre Vendryès et Jean Fourastié, des souvenirs personnels et surtout les livres de Pierre Vendryès annotés par Jean Fourastié ; il y a là une mine de réflexions passionnantes que Jacqueline Fourastié n'a fait que commencer à exploiter, à peu près uniquement à partir de L'acquisition de la science.
[2]Le texte est en marge de la page 35 de L'acquisition de la science, Albin Michel, 1946.
[3] Jean Fourastié entre deux mondes, Mémoires en forme de dialogue avec sa fille Jacqueline, Beauchesne éditeur, 1994, p. 58.