jean fourastie

En 1989, lorsqu’il réédite le Grand espoir peu avant son décès, Jean Fourastié est plus pessimiste : le Monde vit un changement de culture, dans lequel les idées classiques et les valeurs qui ont fait durer l’humanité s’effondrent. Nous n’avons plus aujourd’hui de culture capable de fonder une morale ; nous avons à reconstruire une conception du monde et de la vie. Cependant, cette refondation est déjà commencée…

Le passage suivant est extrait du Grand espoir, éd. 1989, p. 408-410 et 418-419. Il s’agit d’une postface qui est en quelque sorte le testament de Jean Fourastié.

 On en vient à penser que l'humanité change de nature. Et comme ce n'est pas (du moins, pas encore) de nature biologique, c'est de nature culturelle.

La culture est l'ensemble des idées dominantes qu’une nation se fait sur le monde, l'homme et la vie: l’ensemble des comportements qui déterminent ses actes. Or, à l’heure actuelle, tous les pays du monde changent, plus ou moins vite, de culture, mais la France et l'Occident, qui nous retiennent dans ces pages, avec une profondeur et une rapidité particulières. Si l'on y voit, comme nous venons de l'envisager, un effet global de la technostructure, on peut y voir, comme l'a écrit Jacques Robin, la fin du néolithique et un changement d'ère.

L'effondrement des idées classiques et des valeurs qui ont fait durer l'humanité

Nous avons déjà vu, dans les pages précédentes, les failles déjà ouvertes dans les cultures qui ont soutenu l'humanité pendant des centaines de siècles, malgré ses douleurs et ses misères. Aujourd'hui, on en vient à l'effondrement et à la perversion de ces valeurs. D'une part, si tout devient possible, rien n'est durablement intéressant. On invente de l'impossible pour le transgresser. On n'hésite pas à déconsidérer les notions séculaires de permis et de défendu, le beau, le bien, le sage, le prestige, le raisonnable… On inverse, on ridiculise et plus encore on oublie les tabous, les normes, les morales et les religions, les philosophies du passé.

Tentons d'examiner quelques points forts et concrets de cette énorme crise, dans l'esprit d'en envisager les issues constructives.

La culture en miettes : Il faut accepter de reconnaître que nous n'avons plus aujourd'hui de culture capable de fonder une morale et d'expliquer d'une manière cohérente nos opinions et nos actions. La science, la technostructure, ont détruit la culture cohérente et simple du passé. Nos ancêtres furent majoritairement d'accord sur l'essentiel des explications du monde, de l'homme, de la vie. Par exemple sur l'existence d'un  Dieu créateur, sur l'acceptation salvatrice de la souffrance, du sacrifice, etc. Quoique beaucoup d'entre nous soient encore attachés à ces valeurs fondamentales, la plupart n’y croient plus.

Or, ces valeurs en commandaient d'autres qui de proche en proche, régissaient la majorité des attitudes et des comportements politiques, sociaux, familiaux, personnels. Nous n’avons plus ces « garde-fous ». La science, qui nous les a enlevés en montrant leur soi-disant naïveté, ne les a pas remplacés. Nous savons aujourd’hui qu'elle ne le fera pas : la science dit le comment des choses, mais non leur pourquoi.

C'est à l'homme de se reconstruire une explication du monde et de la vie, une morale (est-il plus rassurant de dire : éthique?). Cela est nécessaire à la survie de l’humanité. Cela viendra. Mais ce sera long, peut-être très long. Il semble que ce soit en ce sens que Malraux a écrit sa sentence célèbre : « Le XXIe siècle sera religieux, ou ne sera pas ».

En attendant, nous sommes voués à l'empirisme et aux compromis instables et inattendus. L'homme moyen, l’intellectuel moyen n'ont plus que des idées décousues, disparates, changeantes, souvent inquiètes, sur les grands problèmes de notre vie, comme sur les grands problèmes de notre temps.

Ce flou, ce vague, ce vide sont reflétés par les arts contemporains, de la littérature au cinéma, la peinture, la musique… Ils ont fait de l'érotisme, de la violence, du trouble et du nouveau les facteurs fondamentaux des mythes de notre époque.

 

[…]

Comment, dans ces conditions, l’homme moyen et les hommes de pouvoir conduiront-ils leurs vies et leurs œuvres ? Nos idées et nos actes majeurs sont en agitation, sans directives. Que décider lorsque la science est muette et qu’il faut pourtant décider, prendre ces solutions-options, nécessaires, souvent fondamentales, qui engagent une vie, une famille, une nation, une période plus ou moins longue de temps, des êtres plus ou moins nombreux, notre destinée même… ?

*

Les objectifs de l’homme sont simples ; il recherche l’harmonieux exercice de ses facultés. Mais il est sans cesse déçu et trompé par la complexité du réel, par l’écart entre le rêve et la réalité, entre le court terme et le long terme, par l’inquiétude, par l’erreur et la faute… Pour éviter le plus possible ces fautes et ces désillusions…, il a besoin de « garde-fou », d’éducation, de formation. Il lui faut acquérir son autonomie et sa sagesse. Il lui faut une morale assise sur un socle solide d’idées générales, science expérimentale, philosophie, religion. Le réel ne suffit pas à expliquer le réel. Les valeurs qui font progresser l’humanité ne sont pas les mêmes que celles qui la font durer.

Des recherches sont faites, des prises de conscience se manifestent partout dans le monde : des hommes, des associations, des académies, des institutions, des Églises… sont au travail pour tenter de palier le vide conceptuel de notre temps. Des 1948, l’ONU a voté un document utile : la Déclaration des droits de l’homme.

Faisons confiance au long mystère de l’homme.