jean fourastie
Durant la fin des années 1960, Jean Fourastié constate déjà que, selon ses prévisions, la durée de la scolarité est allongée et que, cependant, le niveau des connaissances et de la culture des jeunes ne s’élève pas autant que prévu, ni même que nécessaire à l’évolution économique du monde. Force nous est, dit-il, d'étudier la nature des échecs et d'y trouver, outre l'inadaptation proprement dite, d'origine physique ou mentale, une foule de degrés dans l'aptitude. L'auteur a alors lancé une enquête par sondage L'idée dominante de l'enquête était de rechercher une information sur les milieux les plus favorisés d'abord par les revenus pécuniaires, ensuite par la culture familiale.
Les résultats de cette enquête ont été publiés, entre autres, dans une série d’articles dans le Figaro, que nous reproduisons ici. Il en résulte que les enfants des milieux les plus favorisés sont loin d’être tous parvenus à faire des études, pas même au niveau du baccalauréat, plus difficile alors qu’aujourd’hui. Les fils atteignent rarement le niveau de leur père, même les fils de normaliens de l’ENS. Donc il ne suffit pas d’être dans de bonnes conditions pour arriver à un niveau intellectuel élevé : La richesse, l'hérédité, le milieu social ne donnent automatiquement ni la santé ni la réussite scolaire, encore moins le bonheur.
Quant au contenu de l’enseignement, Jean Fourastié affirme : Les grandes inquiétudes humaines ne sont pas résolues, ou ne le sont que par des réponses qui n'entraînent pas et n'ont jamais entraîné l'adhésion de l'ensemble des hommes : les problèmes de l'injustice, de la souffrance et de la mort, le pourquoi de l'existence de l'homme et de l'univers sont des questions sans réponses sûres, mais non pas sans influence sur la pensée et le comportement des hommes. Alors la solution préconisée est de donner priorité à l’esprit scientifique expérimental : L'esprit scientifique paraît seul pouvoir exalter l'imagination créatrice sans aboutir à l'effondrement social, parce qu'il confronte sans cesse l'hypothèse avec l'observation du réel.
En ce temps d'examens scolaires, il est normal de déplorer la faiblesse des taux de réussite et le grand nombre des échecs. C'est ainsi que, l'an dernier, moins du tiers des candidats au baccalauréat de mathématiques élémentaires ont été reçus, alors que l'évolution économique requiert des nombres de plus en plus grands d'hommes et de femmes possédant cette formation.
La première pensée qui se présente alors à l'esprit est que les examinateurs sont trop exigeants, et maintiennent les niveaux de connaissance à un niveau arbitrairement élevé. Il en est très probablement ainsi : il vaudrait mieux encourager nos enfants à apprendre un peu de mathématiques que de les rejeter massivement vers des sections qui négligent à peu près totalement ces clefs du monde actuel.
Cependant, la récente étude sur les étudiants de la faculté des Sciences de Paris, effectuée par les services du Doyen et présentée par lui, fait aussi apparaître une situation peu satisfaisante. M. Zamanski, loin de constater les effets bénéfiques d'un triage sévère, constate une insuffisance accusée ; la propédeutique même, écrit-il, n'est plus un filtre mais une passoire : les étudiants s'accumulent ainsi dans le second cycle des facultés où le nombre des redoublants s'accroît fâcheusement...
Ces faits appellent l'attention sur un problème plus général : quelles sont les capacités scolaires de l’homme moyen ? N’y a-t-il pas contradiction entre un enseignement de masse et la sanction par des diplômes d'élite ?
Les réformes et l'évolution qui ont, depuis 1935 et surtout depuis 1940, beaucoup élevé les âges moyens de fin de scolarité et fort heureusement «démocratisé » l’enseignement, ont été jusqu'ici dominées par l'idée implicite qu'il suffisait d'envoyer les enfants à l'école pour qu'ils obtiennent les diplômes que comportait normalement la scolarité traditionnelle. Sans doute a-t-on toujours su qu'il y avait des échecs, mais d'une part on ne s'en occupait guère, et surtout on admettait qu'ils ne devaient pas être plus nombreux dans l'enseignement de masse que dans l'enseignement de sélection. Force nous est aujourd'hui de constater une chute de la proportion des réussites malgré une indubitable baisse de niveau des examens universitaires ; force nous est d'étudier la nature des échecs et d'y trouver outre l'inadaptation proprement dite, d'origine physique ou mentale, une foule de degrés dans l'aptitude.
C'est afin de contribuer à cette nécessaire meilleure connaissance de nos enfants et de nos adolescents que j'ai entrepris une série d'enquêtes par sondages sur les résultats scolaires obtenus par certaines catégories d'entre eux. L'idée dominante de l'enquête était de rechercher une information sur les milieux les plus favorisés, d'abord par les revenus pécuniaires, ensuite par la culture familiale. Le principe a été d'interroger un « échantillon représentatif » de pères de familles assez âgés pour que leurs enfants aient terminé leurs études, en leur demandant de remplir pour chacun de ces enfants nés vivants une fiche descriptive des résultats scolaires et universitaires. Le fait que le taux des réponses a été très élevé (90 %) et que plus des deux tiers aient été nominatives, donne une valeur certaine à l'information. Je n'en relève évidemment ici que quelques traits, en me bornant aux garçons à l'exclusion des filles.
D'abord, même dans ces milieux très favorisés et où les parents à la fois exercent une forte pression sur leurs fils et leur apportent en général une grande aide intellectuelle, le nombre des enfants qui ne sont pas parvenus à obtenir le diplôme de bachelier n’est pas dérisoire. S'il n'est que de 11 sur 100 fils de normaliens de la rue d'Ulm, il est de 20 pour 100 fils de polytechniciens et de centraux (XC) ; de 28 pour les fils d'industriels assez notoires pour figurer dans le Who's who ; de 35 pour les fils d'instituteurs ; de 41 pour les fils d'intellectuels et d'artistes également relevés dans le Who's who. Bien entendu, tous ces chiffres sont très inférieurs à ceux de la moyenne de la population française, qui, pour ces générations d'enfants, ont été de l'ordre de 85 pour 100 (15 bacheliers seulement sur 100 garçons de plus de 22 ans). Ils n'en révèlent pas moins sinon des limites, du moins des problèmes.
Par exemple, malgré leurs résultats très brillants au niveau du baccalauréat, seulement 4 fils de normaliens sur 10 parviennent au niveau de leur père et seulement 2 fils de polytechniciens et Centraux sur 10 ; en ce qui concerne les instituteurs, et quoique le niveau du père, étant celui du baccalauréat, soit ici modeste, ce sont seulement 4 garçons sur 10 qui égalent ou dépassent leur père.
Si l'on compare par ailleurs la génération des fils à la génération des pères, on inclut les facteurs de natalité en tenant compte pour la génération ancienne des célibataires, des mariés sans enfants et sans enfant mâle, etc. L'enquête montre alors que 100 hommes de la génération des pères ne laissent pour leur « succéder », à leur niveau universitaire, que 50 garçons chez les normaliens, 27 chez les polytechniciens et centraux et 66 chez les instituteurs.
Ces faits montrent qu'à côté des heureux problèmes d'ascension sociale se posent, dans notre société de plus en plus « filtrée » par la scolarité, des problèmes de régression, moins notoires, mais peut-être parfois douloureux.
27 juin 1967
J'ai passé mon baccalauréat en 1925 ; d'après l'annuaire statistique, on compta alors 10 819 reçus, dont environ 1 000 le furent deux fois (en philosophie et en mathématiques). Pensons donc qu'il y eut cette année-là 10 000 bacheliers ou bachelières, sur 600 000 adolescents de seize ans.
Aujourd'hui, on se félicite des chiffres croissant chaque année. Au ler janvier 1969, l'Éducation nationale emploie 646 039 personnes, membres du personnel enseignant et administratif. Cela en fait de beaucoup la plus grosse « entreprise » française ; d'après Education et Gestion, revue des cadres administratifs, ce serait même la deuxième entreprise du monde.
Le nombre des garçons bacheliers à vingt ans, rapporté aux effectifs d'une classe d'âge, dépasse aujourd'hui le taux qui était, en 1925, celui du dixième le plus favorisé de la population. Si la tendance des dix dernières années se maintenait, près d'un adolescent sur deux atteindrait dans trente ans le niveau de la licence, alors que c'était deux sur cent en 1939. Les efforts de notre ministre de l'Education tendent à abréger de dix ans ce délai de trente, ce qui n'est a priori pas facile, car il n'est pas aisé d'accélérer un torrent qui tourne plus vite que les turbines. Ainsi, la génération des hommes qui ont trente ans aujourd'hui, et qui comprend encore moins de sept bacheliers sur cent, aura des fils dont plus du tiers devraient atteindre le niveau de la licence.
Il est instructif, dans ces perspectives, de savoir ce qui est arrivé aux catégories les plus favorisées de la nation au cours des vingt années récentes. Une enquête portant sur la scolarité des enfants de 1 120 de ces familles apporte mainte information.
Les résultats scolaires de beaucoup les meilleurs ont été atteints par les enfants dont le père appartient à la très restreinte élite des anciens élèves de l'École normale supérieure : 80 % de leurs garçons sont au moins licenciés. Ensuite viennent, avec 60 %, les familles de polytechniciens, de centraux, de hauts fonctionnaires et de grands magistrats. Le taux tombe à 40 % chez les industriels notoires, les hommes de lettres et artistes célèbres ; il est de 30 % pour les fils d'instituteurs.
Ces taux, très élevés pour la période 1945-65, où la moyenne nationale n'a pas dépassé 7 ou 8 %, montrent l'importance du milieu familial pour la réussite scolaire ; ce ne sont pas les revenus les plus élevés qui donnent les plus grands succès, de même que ce ne sont plus eux qui donnent les plus longues durées de vie. Au contraire, la nutrition intellectuelle de l'enfant et du jeune homme, et sans doute aussi l'hérédité biologique, favorisent beaucoup des « fils de famille ». Le taux atteint chez les instituteurs au cours des vingt dernières années préfigure le taux national des années 1985.
Mais il faut remarquer qu'un tiers des fils des 333 instituteurs interrogés ne put obtenir le baccalauréat. Il suffit de réfléchir aux soins dont bénéficient en général ces enfants, et à la volonté qu'ont la plupart de ces pères et de ces fils de se « pousser » dans la hiérarchie universitaire, pour comprendre que ce taux d'échec est, pour eux, dramatique. Or, il est plus fort encore dans les familles d'intellectuels non-salariés ; atteint 28 % chez les grands industriels ; reste de 20 % (un sur cinq) chez les polytechniciens et centraux, et ne tombe à 11 % que dans les familles de normaliens.
Ainsi, en contrepartie de la promotion, se manifeste une régression. Malgré leur très brillante réussite globale, 59 fils de normaliens sur 100 n'atteignent pas le niveau de leur père ; et, de même, 80 fils de polytechniciens et centraux, 60 fils de grands industriels, 48 fils d’instituteurs.
À l’inverse, si l'on considère les pères, l'enquête a révélé que seulement un sur cinq anciens élèves de l'X ou de Centrale laisse au moins un fils de son niveau. Et quoique le rang scolaire de l'instituteur soit beaucoup plus modeste, seulement un instituteur sur trois engendre au moins un fils de ce rang.
La régression est donc sévère ; elle rompt en une seule génération les quatre cinquièmes des souches de haut niveau, et les deux tiers des souches de petits cadres ; on imagine aisément, les déceptions, les « complexes », les inquiétudes et les souffrances qui en résultent. L'Université traditionnelle élimine, sans qu'on en ait en général pris conscience, comme un socialisme dur. Les régressions montrent par ailleurs que le milieu et l'hérédité, quoique fort importants, ne déterminent pas à eux seuls la réussite. Trois cents des familles observées avaient quatre enfants ou plus ; le tiers d'entre elles se sont trouvées avoir à la fois des enfants brillants et d'autres n'ayant pu obtenir le baccalauréat. Les 220 garçons de ces 100 familles comprennent 64 non-bacheliers !
La richesse, l'hérédité, le milieu social ne donnent automatiquement ni la santé ni la réussite scolaire, encore moins le bonheur. Il y a d'importantes disparités à l'intérieur même des familles. Pour parvenir à l'égalité des hommes, ce ne sont pas seulement des différences de « malnutrition sociologique » qu'il faut compenser.
7 mars 1969
La démocratisation de l'enseignement est un but majeur de nos sociétés progressives ; elle se réalise en fait à une vitesse exceptionnellement rapide depuis 1900, date à laquelle, en France, moins de un pour cent de chaque classe d'âge obtenait le baccalauréat ; en juin dernier 181 000 adolescents se sont présentés et 122 000 ont été reçus (15 % d'une classe d'âge, garçons plus filles).
Mais la question est de savoir comment chaque catégorie socioprofessionnelle doit se classer et se classe en fait, par rapport à cette moyenne nationale. Mainte statistique est publiée dans cette intention, et M. Raymond Aron faisait ici même, dans le Figaro du 5 courant, référence à des chiffres fournis par l'O.C.D.E. pour les principaux pays du monde. Mais les statistiques que l'on produit et que l'on invoque me semblent souvent déformer les faits qu'elles prétendent décrire. C'est ce que je voudrais montrer ici en quelques mots, tout en faisant état d'une enquête inédite qui apporte une information précieuse sur des aspects négligés de ces problèmes.
D'abord, je n'aime pas cette formule qui a pourtant connu un succès rapide et est devenue usuelle en la matière : « Un fils de professeur avait, en 1964, 31 fois plus de chances d'entrer à l'Université qu'un fils d'ouvrier. » L'entrée à l'Université n'est en rien assimilable à un tirage à la loterie. Avec une terminologie si absurde, on devrait aussi écrire qu'un homme a 50 ou 80 fois plus de chances de naître fils d'ouvrier que fils de professeur et qu'ainsi la probabilité composée d'entrer à l'Université est plus forte en devenant fils d'ouvrier qu'en devenant fils de professeur...
Le ridicule de ces conclusions décèle le vice qui consiste à décrire ces faits en termes de probabilité, alors qu'il s'agit de ce qu'on appelle en statistique une fréquence.
La probabilité décrit un processus aléatoire ; la fréquence constate les conséquences d'un processus qui peut être aléatoire, mais en général ne l'est pas, ou ne l'est que partiellement. Il est certain en matière d'enseignement que la réussite dépend de l'aptitude psychobiologique du sujet, plus ou moins favorisée par son environnement social et valorisée par son travail personnel ; il n'y a aucune raison pour que ces facteurs complexes et mal connus, favorables et défavorables, se trouvent également répartis dans chaque catégorie socioprofessionnelle.
Mais les statistiques publiées ont au moins un autre grave défaut, celui de limiter à la séquence père-fils un processus biologique et psychosocial qui a en réalité un terme beaucoup plus long, et qui par conséquent ne pourra être décrit correctement que si l'on embrasse quatre, cinq et même peut-être dix générations.
On conçoit que cette dimension temporelle du phénomène, découlant de sa nature biologique et sociale, dépasse les moyens des chercheurs. C'est pourquoi l'on doit considérer avec intérêt les rares études portant sur plusieurs générations. Or, une enquête réalisée par Mlle Marianne Malinsky sur une centaine de polytechniciens de la promotion 1964 a permis de décrire les 2 générations qui les avaient précédés ; le raccordement de ces données sur la promotion 1964 avec les résultats d'une enquête que nous avions réalisée antérieurement sur les fils de polytechniciens de la promotion 1922, permet de donner une image plausible des résultats scolaires de 4 générations successives.
Pour la simplicité de l'exposé, on a divisé les activités socioprofessionnelles en deux classes seulement, la première groupant les chefs d'entreprise, cadres supérieurs et cadres moyens, la frontière étant marquée par les instituteurs (rangés dans la première classe), et par les contremaîtres et agents de maîtrise (classés dans la seconde). Sur ces bases, on trouve que les pères de polytechniciens de la promotion 1964 se répartissent ainsi sur cent:
78 appartiennent à la première catégorie
22 à la seconde catégorie
Mais pour les grands-pères, maternels et paternels, la répartition est toute différente :
47 pour la première catégorie
53 pour la seconde catégorie
Cela tient évidemment aux « promotions » qui se sont produites de la génération des grands-pères à celle des pères. L'exemple des agriculteurs en donne une image. Neuf des grands-pères paternels sont agriculteurs, dont 8 petits paysans ou ouvriers agricoles. Ces neuf hommes ont eu pour fils et donné pour pères à nos polytechniciens : 6 cadres supérieurs, 2 employés et un seul agriculteur.
L'étude par niveaux de réussite scolaire est plus instructive encore, notamment parce que la définition de ces niveaux est plus précise que celle des niveaux socioprofessionnels. L'École polytechnique, quatre autres grandes écoles, l'Agrégation, l'Internat de médecine et les Doctorats d'État forment le niveau 7 ; à l'opposé, le niveau 1 groupe les hommes qui n'ont aucun diplôme ou ont au plus le Certificat d'études primaires. Les petits-fils sont, par l'objet même de l'enquête, tous du niveau 7 ; 25 de leurs 100 pères, mais 24 seulement de leurs 200 grands-pères.
À l'inverse, 13 pères sur 100 sont du niveau 1, mais 105 grands-pères sur 200 !
Une promotion très importante se manifeste donc de la première à la seconde génération. Par exemple 100 grands-pères de niveau 1, ne laissent place qu'à 26 pères de ce niveau, les autres étant montés : 24 à des niveaux voisins du bac (niveaux 2 et 3), 39 à des niveaux voisins de la licence (niveaux 4, 5 et 6) et 12 au niveau 7 lui-même.
Des analyses plus fines ont montré que les quatre-dixièmes des présences à l'École polytechnique, résultaient d'une progression continue du grand-père au père et du père au fils, tandis qu'en outre 15 % résultent d'une promotion entièrement acquise du grand-père au père et maintenue du père au fils. Comme de plus 13 % des grands-pères ont déjà acquis le niveau 7, ce n'est que dans le tiers des cas que la promotion au niveau 7 est le fait de la seule génération du fils.
L'enquête donne quantité d'autres informations notables, par exemple sur les régressions, faits importants et toujours oubliés. Si l'on considère quatre générations successives, on ne trouve que moins de 2 % des cas où le grand-père, le père puis le fils et le petit-fils soient tous de niveau 7 ; dans 30 % des cas, deux d'entre eux. Mais le cas le plus fréquent de beaucoup (7 cas sur 10) est qu'un seul membre de ces quatre générations soit de niveau 7. Sur cinq pères de niveau 7, un seul en moyenne a au moins un fils de son niveau.
27 août 1969
À la suite des articles publiés ici même par M. Raymond Aron et par moi — et dont les miens donnent quelques informations qui s'ajoutent en effet aux siennes sans en rien les contredire —, j'ai reçu nombre de lettres me demandant ce que la biologie enseigne sur l'hérédité de l'intelligence...
Ce serait à un biologiste de répondre, mais je ne connais pas de spécialiste de ces questions à qui je puisse demander ce travail. D'autre part, il faut bien que l'homme moyen se fasse une opinion sur la science, même s'il n'est pas spécialiste ; sinon il faudrait renoncer à ce qu'un homme de notre temps ait des opinions sur quoi que ce soit en dehors de son étroite spécialité. De plus, pour oser faire de la sociologie, il a bien fallu que j'étudie un peu la biologie. Je prépare enfin en ce moment un petit livre dans lequel j'exprime quelle image moi, homme moyen, je me fais des grands résultats de la science. Il faut donc bien que je dise ce que je crois savoir, à défaut de ce que je devrais savoir. Si j'écris ici des choses inexactes, je pense bien que des hommes compétents me le diront, et je pourrai alors redresser mes informations.
Il faut d'abord rappeler qu'il n'y a pas d'hérédité des caractères acquis. Quelque effort que fasse un homme ou une femme pour développer ses aptitudes physiques ou morales, quelque abandon où il les laisse au contraire, son capital génétique ne sera pas modifié : il reste rigoureusement jusqu'à la mort tel qu'il a été reçu à la naissance. Dans sa belle préface à la Biologie de l'Encyclopédie de la Pléiade, M. Jean Rostand l'exprime ainsi : « il n'y a pas de transmission des caractères acquis par le corps et par suite... les effets de la civilisation sont impuissants à modifier directement la qualité des gènes ». Plus loin, M. Rostand ajoute que la biologie « délimite les rôles respectifs de l'hérédité et du milieu dans la formation de la personne » ; mais je n'ai pas trouvé dans le reste du livre que le sujet particulier qui nous retient ici soit traité, de sorte que je m'appuie dans ce qui suit sur le livre de T. Dobzhansky, L'Homme en évolution (Flammarion) qui, je le crois, fait autorité.
Chaque père, chaque mère ne transmettent donc que des gènes qu'ils ont eux-mêmes reçus à leur naissance. Mais ils ne transmettent chacun que la moitié de ceux qu'ils ont reçus, moitié « choisie » au hasard parmi la totalité.
Combien donc avons-nous de gènes ? Je ne crois pas qu'on le sache encore avec précision ; mais on est sûr que ce nombre est de l'ordre de plusieurs dizaines de milliers. Supposons 40 000. Chacune de nos cellules reproductrices en contient 20 000 prélevées aléatoirement sur les 40 000. Notre enfant en reçoit 20 000 du père et 20 000 de la mère, et obtient ainsi à nouveau les 40 000, groupées en 20 000 paires.
Or certaines de ces paires sont identiques et dites homozygotes ; d'autres dissemblables (hétérozygotes) ; et il suffit d'une dissemblance dans l'une des 20 000 paires pour que l'être formé à partir de cet œuf soit différent de tout autre. On évalue ainsi, sachant qu'ils sont probablement hétérozygotes pour une forte proportion de leurs gènes, qu'un homme et une femme ont la possibilité d'engendrer un nombre prodigieux d'enfants différents, dont en réalité seulement 1, 2 ou à l'extrême une quinzaine verront réellement le jour. Si l'on évalue à 4100 (chiffre vraisemblable) le nombre d'enfants possibles d'un couple, l'un de ces enfants réels n'est que l'un des 4100 qui auraient pu naître ; c'est ce que l'on appelle la « loterie génétique » (il s'agit bien en effet de répartition aléatoire). Sur les 4100 enfants tous différents que nous aurions pu avoir avec cette épouse, celui-là seul est né. Ces faits prennent toute leur étrange force si vous avez calculé que 4100 = 1060, nombre à peine inférieur au nombre d'atomes existant dans notre galaxie (1060 est le chiffre 1 suivi de 60 zéros).
Le fait majeur de l'hérédité est donc que les enfants d'un même lit puissent être fort dissemblables, les uns favorisés, les autres défavorisés par l'assortiment des gènes puisés dans le même patrimoine de leurs parents. On comprend aussi que des parents puissent avoir des enfants qui leur soient génétiquement ou très supérieurs ou très inférieurs, quoique à l'échelle des grands nombres on doive retrouver les parités. Mais il n'y a pas de bon patrimoine génétique que la loterie n'en vienne à dégrader, de même qu'il ne semble guère y avoir en dehors des tares pathologiques, de si mauvais patrimoine que la même loterie ne puisse, à la suite des siècles, porter aux sommets...
Les recherches expérimentales dans ce domaine sont hérissées de difficultés techniques, par suite de la fluidité des aptitudes à mesurer, et de l'interaction des facteurs culturels avec les facteurs génétiques. (Il est par exemple fort exact, comme me l'écrit une correspondante, que l'affection et les soins de la mère pendant la première et la seconde enfance ont une influence très forte sur la personnalité de l'enfant.)
Je me suis pour ma part attaché à étudier les résultats scolaires de frères et sœurs ayant bénéficié en général d'un milieu familial identique et dont la diversité tient par conséquent avant tout à la « loterie génétique ». Ce sont de tels résultats dont j'ai fait part ici à mes lecteurs.
La plupart des biologistes, à l'inverse, se sont attachés à calculer les corrélations de certains caractères chez des jumeaux univitellins, chez des jumeaux bivitellins, chez des frères et sœurs non jumeaux et enfin chez des adolescents sans parenté. Or ces calculs montrent effectivement que les corrélations décroissent d'une catégorie à l'autre. La comparaison d'univitellins élevés séparément et élevés ensemble est particulièrement instructive. Dobzhansky en tire les conclusions suivantes : « on peut dire en première approximation, que les variations observées chez les jumeaux étudiés sont héréditairement déterminées pour les deux tiers aux quatre cinquièmes, le reste étant dû à des différences de milieu... Il est certain que nul ne vient au monde en connaissant le sens et l'orthographe des mots, mais il en est qui apprennent ces choses plus facilement que d'autres, et cette variation dans les dispositions naturelles de l'intellect a une composante génétique appréciable. Exclure a priori de l'étude de la culture toute considération de son fondement génétique est contraire aux règles élémentaires de la méthode scientifique. Les héréditaristes sont souvent conservateurs en politique. À l'inverse, la préférence pour l'égalité des chances va de pair avec des vues démocratiques et donne à l'influence du milieu le rôle de dominante... Pourtant, la plus élémentaire compréhension des principes de la génétique permet de voir que c'est seulement sous l'influence d'un milieu uniforme que les différences génétiques deviendraient clairement manifestes. »
PS. — Je remercie les correspondants qui me font connaître la situation de leur lignée au regard des niveaux de scolarité, sur plusieurs générations. Ces informations sont précieuses pour la recherche. D'autre part, à la suite de l'un de mes articles j'ai reçu de M. Georges Pégand un texte qui m'a beaucoup servi.
6 octobre 1969
La loi de réforme de l’enseignement supérieur donne à des conseils paritaires d’élèves et de professeurs la charge d'organiser et d'administrer les universités. Ce n'est pas une mince tâche, puisqu'elle va de la gestion d'un nombreux personnel à l'entretien des bâtiments ; de sorte qu'il s'agit de gérer de très gros budgets, avec la responsabilité du maniement des fonds...
Ce ne sont cependant pas ces responsabilités pécuniaires qui seront les plus lourdes, mais bien les intellectuelles : les conseils auront à définir le contenu et les modalités de l'enseignement. Les directives ministérielles se borneront désormais, semble-t-il, au programme des seuls diplômes d'État ; mais précisément ce qu'il y aura de neuf et de vivant viendra ou des décisions ou des suggestions des conseils de base.
L'image du monde, l'image de l'homme que nous donnent les incessantes découvertes scientifiques et techniques, se modifient si vite que les références intellectuelles, spirituelles et politiques sont instables. Les sciences même remanient leurs propres fondements. À l'assurance, à la sûreté, à la sécurité, s'opposent l'essai, l'invention, l'innovation.
L'économie, le niveau de vie et le statut social évoluent si vite que l'on ne perçoit plus pourquoi l'évolution n'est pas plus rapide encore. Les bornes du possible reculent tant, que l'on ne perçoit plus l'existence même de ces bornes.
La population du globe croit au rythme du doublement en 40 ans ; elle dépassera 6 milliards en 1999. Pour les deux tiers de ces hommes, le niveau de vie reste et restera végétatif. Les contrastes entre richesse et misère, quoique ayant toujours existé dans le monde, sont aujourd'hui ressentis avant tout comme injustice et exploitation des groupes ou des Nations : au jour où l'homme vainc la Lune, tous les hommes devraient au moins manger à leur faim et vivre librement leur vie.
Le contraste est presque insupportable entre la rationalité scientifique des vaisseaux spatiaux, de notre rasoir électrique ou de notre automobile et l'irrationalité dramatique de la vie politique et sociale, nationale et internationale. Ce contraste est particulièrement illustré par la merveille technique qu'est notre poste de télévision et le flot incohérent des guerres, des violences et des drames qu'il nous annonce chaque soir.
Tels sont quelques-uns des traits du climat intellectuel qui fait de nos fils des êtres bien différents de ce que nous étions à leur âge ; ajoutons à cela que mieux nourris et mieux protégés contre les maladies et les souffrances banales d'hier, ils considèrent comme allant de soi des niveaux de vie et des genres de vie qui étaient pour nous des espoirs ; leur biologie même n'est plus la même que la nôtre : ils sont pubères plus jeunes, ils sont plus forts et plus agiles ; leur maturité mentale est aussi plus précoce, étant hâtée par le bombardement d'informations qu'ils reçoivent, dès leur enfance, de la presse, de la radio et de la multiplication des expériences vécues...
De tous ces faits résultent pour le professeur des tâches plus nombreuses et plus lourdes. À un adolescent moins docile et plus informé (mais en général d'autant plus superficiellement), que peut-on penser que l'enseignement puisse apporter ? Il est clair que la réponse à une telle question ne peut être assurée, ni de toute manière donnée en quelques lignes. J'avance seulement ici deux idées.
La première est que l'éducation doit être moins une information qu'une réflexion. Il est secondaire d'ajouter au bombardement dont je viens de parler mille obus supplémentaires. Par contre il est vital d'apprendre à approfondir une culture superficielle ; il faut exercer l'esprit à dominer et à critiquer les informations qu'il reçoit, et à se faire, sur les problèmes qu'il choisit et choisira d'étudier, une opinion éclairée, construite selon l'esprit scientifique, mais aussi originale, personnelle, constructive... Pour ce faire, peu importe en général la discipline enseignée et le chapitre de cette discipline. C'est la méthode qui compte.
La seconde est que lycée et faculté sont de moins en moins les lieux destinés à former des « intellectuels » ; alors qu'en 1910 c'est seulement 2 % de Ia population qui restait à l'école après 13 ans, tous y restent aujourd'hui jusqu'à 16 ans, et un enfant sur cinq jusqu'à vingt ans. Il ne s'agit donc plus d'une minorité qui aime les études et se complait dans la gymnastique cérébrale. L'école, la faculté deviennent de plus en plus le mode de vie d'une adolescence déchargée par les adultes et par le progrès technique du labeur de la production. Hier l'adolescent n'était là que peu de temps, et pour apprendre ; aujourd'hui il est encore là pour apprendre, mais surtout, il est là pour vivre. Sort commun, le capitaine Coignet avait gardé les oies et les cochons depuis sa huitième année jusqu'à son entrée dans les armées de la République. Montesquieu même est avocat à 19 ans et président de chambre à 27, âge où beaucoup passent aujourd'hui leur thèse de 3e cycle. D'Alembert, enfant trouvé, est élu à l'Académie des sciences à 23 ans ; de même Arago à 23 ans, Lavoisier à 25 ; Condorcet à 26...
14 novembre 1968
Notre précédent article a rappelé que l'école et la faculté étaient, pour nos adolescents déchargés des tâches millénaires du travail de la terre ou des «fabriques », un mode de vie, quelque chose comme un emploi du temps, une manière d'utiliser jusqu'à 20 ou 25 ans les loisirs que le machinisme commence à donner à l'humanité.
Mais l'enseignement donne à ce loisir un contenu spécifique : il s'agit d'aider les futures générations non seulement à maintenir l'humanité, mais à continuer son progrès. Pour cela deux ordres de facteurs me paraissent dominants : ceux qui font connaître l'évolution des civilisations ; ceux qui développent l'esprit scientifique expérimental.
Les cinquante mille ans que vient de vivre l'humanité, aussi mal connus de nous qu'ils puissent être et qu'ils puissent demeurer, ne laissent aucun doute sur la difficulté de vivre ; c'est, semble-t-il, une très faible marge qui a pu permettre à l'humanité de subsister sur cette planète ; une longue suite de drames, de violences et d'horreurs ne le cède que de justesse à l'ardeur de vivre ; quant aux bilans du malheur et du bonheur, de l'injustice et de la justice, du mal et du bien, ils sont certainement négatifs.
Ce sont les résultats de cette expérience que les progrès de l'histoire nous révèlent quelque peu, que nous devons d'abord faire connaître à nos enfants, afin de leur éviter au moins quelques-unes de nos difficultés et de nos erreurs.
Le principal apport de la civilisation est sans doute le langage. Éduquer, c'est d'abord apprendre à parler et à écrire, à communiquer avec précision la pensée d'un homme à un autre homme.
L'homme ne peut vivre qu'en société ; mais cependant la vie en société est difficile. L'organisation y est nécessaire mais en même temps elle est contraignante ; il y a une dialectique individu-collectivité, et par exemple une dialectique citoyen-État, dont l'équilibre est précaire et sans cesse dégradé.
Ainsi les sociétés ont-elles été très souvent mauvaises et toujours médiocres. Et cependant, elles sont fragiles et très souvent l'homme les a fait régresser en tentant de les améliorer.
La vie individuelle elle-même pose de graves problèmes. Il y a un écart énorme entre la réalité et l'image spontanée que l'homme se fait du bonheur, ou même de la simple existence normale : entre ce que Arthur Rimbaud a appelé la vie vraie (la vie vécue en fait) et la vraie vie, celle que l'on imagine et qui seule satisferait les appétits de l'être.
Les grandes inquiétudes humaines ne sont pas résolues, ou ne le sont que par des réponses qui n'entraînent pas et n'ont jamais entraîné l'adhésion de l'ensemble des hommes : les problèmes de l'injustice, de la souffrance et de la mort, le pourquoi de l'existence de l'homme et de l'univers sont des questions sans réponses sûres, mais non pas sans influence sur la pensée et le comportement des hommes.
En même temps que les résultats de l'expérience vécue, l'enseignement doit aider à percevoir l'appel de l'avenir et les moyens de le promouvoir.
Ici, la pièce maîtresse que nous pouvons apporter est l'esprit scientifique expérimental. Bien sûr transmettre à nos enfants l'état actuel de la connaissance scientifique, selon le niveau de leurs études et selon les techniques utilisées dans les métiers qu'ils choisiront. Mais aussi et surtout la méthode d'acquisition des connaissances.
Quel que soit le progrès des prochaines décennies, la tâche de production des biens et services restera lourde pour satisfaire aux besoins exprimés par les hommes ; il est donc certain que la majorité de la population devra avoir une profession pendant une longue partie de son existence, et à plus forte raison si elle bénéficie de courts horaires de travail hebdomadaire et de longs congés annuels. Dans une société aux techniques évoluées, une part croissante des travailleurs doit avoir de hautes et très hautes qualifications.
Le but de l'enseignement n'est pas essentiellement d'acquérir des connaissances, mais d'acquérir l'aptitude à acquérir des connaissances, et plus encore l'aptitude à découvrir de nouvelles relations entre les choses et les hommes.
Comme l'écrit Mr. Rodhe dans un rapport remarqué : « The technique of study takes the place of the actual content of study ». Apprendre à apprendre, apprendre à dominer l'information, acquérir l'audace dans l'hypothèse, la docilité devant l'expérience, le respect du réel dans l'imagination créatrice, tels sont les plus féconds et les plus difficiles préceptes que nous puissions transmettre à nos élèves.
L'enfant a spontanément des aptitudes à la « créativité ». L'enseignement traditionnel a sur cette faculté d'imagination et de création un effet très net de répression, voire de castration, et cela afin de former l'enfant à la société existante, de l'intégrer au monde des adultes. L'esprit scientifique paraît seul pouvoir exalter l'imagination créatrice sans aboutir à l'effondrement social, parce qu'il confronte sans cesse l'hypothèse avec l'observation du réel.
29 novembre 1968