jean fourastie


 Les Trente glorieuses, 1979, a été réédité en 2007 aux éditions Fayard avec une introduction de Daniel Cohen. Nous présentons ici le premier chapitre, le plus connu.

Je connais bien ces deux villages, et depuis longtemps. Non seulement pour y avoir vécu en moyenne plus de deux mois par an depuis un demi-siècle, mais pour avoir réuni sur eux une masse d'informations écrites, issues des archives publiques, privées, notariales ou familiales, de l'état civil, des recensements, d'enquêtes d'économistes, de sociologues et de démographes et, bien entendu, de tous les documents imprimés traitant sinon d'eux-mêmes, du moins de leur région.
Ces deux villages s'appellent l'un Madère, l'autre Cessac. Le lecteur reconnaîtra sans peine dans le premier un village « sous-développé », de type Portugal, Yougoslavie, Grèce, voire Turquie, Algérie, Amérique latine ou Asie du Sud-Est; dans le second éclatent les traits majeurs du «développement économique » et du haut niveau de vie. Je préciserai plus loin leur situation géographique. De l'examen de chacun, je souhaite que le lecteur tire d'abord une image concrète de leur état économique et social ; qu'il envisage la vie quotidienne de leurs habitants; qu'il considère à la fois la cohérence de chacun des deux états et leur contraste : l'état « traditionnel » ou « pré-industriel », d'une part; l'état « économiquement développé » ou « post-industriel », d'autre part. Par la confrontation des deux villages, le lecteur ressentira l'abîme qui les sépare dans un grand nombre de domaines et qui fait des hommes qui y vivent des êtres non seulement économiquement différents, mais encore socialement, culturellement et même, non pas biologiquement, mais physiologiquement...

Cette grande aventure du développement est vraiment, pour le meilleur et pour le pire, l'avènement d'une nouvelle humanité...

Madère

Le village de Madère - je pourrais écrire la paroisse de Madère, car tous ses habitants sont chrétiens baptisés, la majorité pratique chaque dimanche, et de mémoire d'homme, l'on n'y a encore vu que quatre enterrements civils. Il a, d'après les chiffres du recensement, 534 habitants. De ces 534 habitants les quatre-cinquièmes sont nés à Madère ou dans des paroisses voisines, distantes de moins de 20 km, soit moins de quatre heures de marche. Cela marque déjà un certain acheminement vers des temps nouveaux car, cinquante ans plus tôt, c'étaient 97 % des habitants qui étaient nés sur le terroir, et, vingt ans plus tôt, encore 90 %.

Sur ces 534 habitants, 40 ont plus de 70 ans, et 210 moins de 20 ans. Il y a environ 12 naissances en moyenne par an, et 8 décès, dont près de 3 chaque deux ans sont des décès de bébés de moins d'un an. Tous ces chiffres sont très inférieurs à ceux qui étaient enregistrés à Madère au siècle précédent, où la mortalité infantile dépassait 30 %o, la natalité 40 %o. Calculée sur l'ensemble de la région où se trouve Madère, la mortalité infantile est de l'ordre de 10 %o et l'espérance de vie à la naissance, de 60 à 62 ans. Ceci confirme que Madère n'est plus dans son état traditionnel millénaire, et a nettement commencé son « développement ».

Mais la plupart des autres éléments du niveau de vie et du genre de vie des habitants de Madère sont restés très proches de ce qu'ils étaient au XIXe siècle, du moins à la fin du XIXe siècle. Par exemple, la taille moyenne des adolescents à l'âge de 20 ans est de 165 cm pour les garçons et de 155 cm pour les filles. Les caractères généraux de la morphologie physiologique des bébés, des enfants et des adolescents, restent ceux du XIXe siècle. Très peu d'enfants dépassent le niveau de l'école primaire élémentaire, où l'on apprend à lire, à écrire la langue nationale et à compter. J'ai sous les yeux la liste des enfants nés à Madère depuis 1921 et qui ont atteint ou dépassé le « niveau baccalauréat » : ils sont moins de 50 sur environ 4 000 nés vivants.

Des 534 habitants de Madère, 279 sont recensés dans la population active; les autres étant des jeunes de moins de 14 ans, des femmes « ménagères », et une quinzaine de personnes désignées comme « retraités » : ces retraités sont le petit nombre des hommes, nés pour la plupart à Madère, qui ont fui la misère dans leur jeunesse en obtenant des postes dans l'administration publique (postes, contributions fiscales...) et dans l'armée.

De ces 279 « actifs », 208 sont agriculteurs, 27 artisans (maçons, menuisiers, charpentiers, un tonnelier, maréchaux-ferrant, meuniers, cordonniers, tailleurs...) et 12 commerçants : il y a en effet un très petit commerce, trois ou quatre « boutiques », deux épiceries-merceries, une boulangerie, une boucherie. Le boucher ne travaille d'ailleurs qu'à temps partiel; il ne vend en général que du mouton, et seulement deux jours par semaine. Les 19 personnes recensées comme « employés » sont 5 instituteurs ou institutrices, le receveur des postes et le facteur, la secrétaire de mairie, le garde champêtre et quelques femmes de ménage journalières, laveuses et « bonnes à tout faire ». Une douzaine d'ouvriers non agricoles (cantonniers, mécaniciens...) complètent les 279, qui ne comprennent que 2 « cadres ou techniciens», le curé et un docteur en médecine, qui, d'ailleurs, a quitté Madère peu après le recensement, non bien sûr faute de malades, mais faute de clients solvables.

Les 208 agriculteurs sont groupés en 92 « exploitations agricoles » dont la superficie moyenne en culture est de l'ordre de 5 ha.

Aucune exploitation, d'ailleurs, ne dépasse le quadruple de cette moyenne. Le reste du territoire de la commune est hors culture, stérile, quasi désertique. Ces 208 travailleurs agricoles ne disposent en tout que de deux tracteurs, souvent hors d'usage par bris d'une pièce dont la « rechange » manque et ne peut être obtenue qu'après des délais variant de quelques jours à quelques semaines. L'auxiliaire fondamental du travailleur reste le boeuf (parfois la vache mi-laitière, mi-charretière), quelques chevaux et encore plusieurs ânes et mulets.

L'engrais chimique est très peu utilisé; on « fume » la terre avec le fumier des grands animaux, avec appoint des poules, lapins, canards et dindons... La production par tête de travailleur agricole et par hectare cultivé ne peut, dans ces conditions, qu'être très faible. Elle l'est en effet : à peine supérieure aux chiffres du XIXe siècle. En année moyenne, le blé rend 7 à 8 fois la semence (12 quintaux bruts à l'hectare) ; la vigne, 25 hectolitres ; le tabac, 20 quintaux...

Cependant, à part les rares entrées provenant du très petit nombre des retraités et des fonctionnaires de l'État - la « Sécurité sociale » étant encore dérisoire - tous les revenus dont dispose le village sont issus de sa terre et proviennent de la vente ou de l'autoconsommation des produits de cette terre. L'irrégularité climatique accentue encore cette médiocrité du niveau de vie.

L'alimentation forme les trois quarts de la consommation totale. Elle est cependant pour sa moitié composée de pain et de pommes de terre; chaque exploitation agricole élève un porc et une trentaine de têtes de petits animaux, dont la consommation fournit les trois quarts de la consommation de viande de la famille; quelques agriculteurs élèvent ou engraissent des brebis, mais pour la vente; des pauvres font brouter des chèvres sur les landes, ce qui, avec les coupes de bois nécessaires aux foyers, a pour résultat d'y supprimer la végétation herbacée ou arborescente qui pourrait à la longue s'y implanter.

Une seule fois par semaine, en moyenne, on achète et on consomme de la viande de boucherie, en petite quantité et, s'il s'agit de boeuf, en qualité très médiocre. Le beurre est inconnu; le fromage n'est consommé que dans sa forme locale et en petite quantité. Les aliments étrangers au pays ne sont ni connus, ni même appréciés ou désirés : on les trouve suspects, écoeurants... La base de l'alimentation, plus de la moitié des calories absorbées, est la soupe de pain et de légumes, à la graisse de porc.

Le reste de la consommation personnelle est vestimentaire pour plus de sa moitié. Les dépenses de loisirs sont très faibles ; ni les jeunes ni les adolescents ne reçoivent d'argent de poche. En dehors du service militaire et de la guerre, la grande majorité des habitants de Madère n'a fait de voyage que son voyage de noce et quelques pèlerinages.

On aura une image concrète du niveau de consommation de cette population, si l'on apprend que pour acheter 1 kilo de pain, le travailleur moyen de Madère doit travailler 24 mn ; pour 1 kg de sucre : 45 mn; pour 1 kg de beurre : 7 h ; pour un poulet de 1 kg : 8 h. Que le lecteur compare avec le pouvoir d'achat de son propre revenu !

Les produits manufacturés sont encore plus chers. Un petit poste de radio vaut 300 salaires horaires de manœuvre ; une ampoule électrique de 15 watts coûte plus d'un salaire horaire...

Cessac

Le contraste entre Madère et Cessac éclate si l'on écrit les prix des mêmes objets à Cessac. Pour le pain, ce qui coûte 24 mn de travail à Madère n'en coûte que 10 à Cessac. Mais la plupart des prix diffèrent plus encore : pour le sucre, l'écart est de 45 mn à 13 ; pour le beurre, de 7 h à 1 h 25 ; pour le poulet, de 8 h à 45 mn ; pour la radio, de 300 à 20...

Ainsi le paysan moyen doit travailler une journée entière de 8 h à Madère pour gagner l'équivalent du prix d'un poulet, que le Cessacois moyen gagne en 11 fois moins de temps ! L'écart est encore plus fantastique pour certains produits manufacturés...

C'est dire que Cessac appartient à un pays hautement développé, où le niveau de vie moyen est de 4 à 5 fois plus élevé qu'à Madère. Toutes les autres données confirment ce fait, dont le lecteur aura une vue concrète et détaillée en prenant connaissance des tableaux 1 à 5, ci-après.

Mais bien d'autres faits accusent de fortes différences entre les deux villages. Alors qu'à Madère les agriculteurs sont largement majoritaires (ils forment les trois quarts de la population active), ils sont très minoritaires à Cessac, où ils ne sont que 53 sur 215 personnes actives. Le groupe dominant à Cessac est tertiaire (employés de bureaux, de banque, d'administrations publiques ou de commerce, commerçants, instituteurs, etc.) ; ces tertiaires sont 102 sur les 215 personnes actives. A Cessac, le total des tertiaires et des artisans donne 127 personnes actives ; le total des agriculteurs et des ouvriers agricoles n'étant que de 88 (total 215) (tableau I).

TABLEAU 1 - MADÈRE ET CESSAC
Population totale et population active
    Madère Cessac
Population totale   534 670
Population active   279 215
  dont    
  Agriculture 208 53
  Ouvriers non agricoles 12 35
  Artisanat 27 25
  Tertiaire 32 102

 

 

Taux d'activité

(nombre d'actifs

pour cent inactifs)

  109 48

Les 53 agriculteurs sont répartis en 39 exploitations « ainsi déclarées » ; plusieurs de ces exploitations sont presque fictives, étant tenues par des personnes ayant d'autres revenus que l'agriculture et ne cultivant que 1 ou 2 ha; l'exploitation moyenne a cependant 14 ha en culture, contre 4 à 5 à Madère. Les rendements à l'hectare vont du triple au quadruple de ceux de Madère; et comme le nombre des travailleurs à l'hectare est près de 4 fois plus faible, la productivité du travail agricole est à Cessac de l'ordre de douze fois plus forte qu'à Madère. C'est-à-dire qu'en une heure de travail moyen l'agriculteur moyen de Cessac tire du sol environ douze fois plus de produit que celui de Madère... (tableau 3).

TABLEAU 2 - MADÈRE ET CESSAC
Données démographiques ramenées à 1 000 habitants
  Madère Cessac
Nombre annuel moyen de naissances 21 14
Nombre annuel moyen de décès 14 11
Nombre moyen de décès de bébés de moins d'un an 2 par an 1 1 tous les 5 ans
Espérance de vie à la naissance 62 72
Espérance de vie à 20 ans 45 53
Nombre, pour 1000 habitants des personnes nées dans le village ou à moins de 20 km  900 440
Taille moyenne  en cm des adolescents de 20 ans (données issues d'enquêtes régionales) 165 174
TABLEAU 3 - MADÈRE ET CESSAC
L'agriculture
  Madère Cessac
Nombre d'exploitations agricoles 92 39
Nombre d'hectares cultivés en     
moyenne par exploitation
5 13
Nombre moyen de travailleurs par exploitation 2 1
Rendements à l'hectare (moyenne de trois années)    
Blé 12 35
tabac (poids récolté en quintaux) 20 30
vin de consommation courante (hl) 25 100
vin « d'appellation contrôlée » (hl) 0 60
Nombre de travailleurs pour 100 hectares 28 8
Nombre d'animaux de labour 100 1
Nombre de tracteurs 2 40

Ce fait presque incroyable ne s'explique, on le verra, ni par des différences dans la nature du sol, ni par des différences climatiques; elle tient à la technique agronomique, à l'utilisation de l'énergie mécanique (énorme utilisation de pétrole et d'électricité à Cessac), de machines puissantes (40 forts tracteurs à Cessac, 2 minables à Madère), d'engrais, à la bonne sélection des plants et des semences : à Madère, l'agriculteur prélève la semence sur sa propre récolte, pendant des dizaines d'années... ; à Cessac, la semence est fournie chaque année par les services agricoles qui donnent les meilleurs produits de la recherche génétique; etc.

Les autres traits majeurs de la situation économique de Cessac sont à l'avenant. Sur les 243 foyers de Cessac plus de 230 ont le « confort moderne » ; allant de la cuisine parfaitement équipée (210 réfrigérateurs, 50 congélateurs, 180 machines à laver le linge, etc.), aux W. C. intérieurs à chasse d'eau, aux lavabos, à la salle de bain à eau courante chaude et froide; 110 téléphones pour 670 habitants à Cessac, contre 5 pour 534 à Madère; 280 automobiles à Cessac, contre 5 à Madère... (tableau 4).

TABLEAU 4 - MADÈRE ET CESSAC
Habitat, niveau de vie, équipement
  Madère Cessac
Nombre de logements (maisons individuelles) 163 212
Dont : nombre de maisons « neuves » (moins de 20 ans d'âge)   3 60
Équipement ménager :
Âtre traditionnel à bûches et fagots 150 5
Cuisinières à bois ou à charbon 10 10
Cuisinières à gaz butane ou électrique 3 197
Réfrigérateurs 5 201
Machines à laver le linge 0 180
W. C. intérieurs à chasse d'eau 10 150
Chauffage central 5 200
Téléphones 5 110
Automobiles pour le transport des personnes 5 280
Radio 50 250
TABLEAU 5 - MADÈRE et CESSAC
Durées de travail nécessaire pour acheter des aliments usuels
  Madère Cessac
1 kg de pain 24 mn 10 mn
1 kg de sucre 45 mn 13 mn
1 kg de beurre 7 heures 1 h 25
1 kg de poulet 8 h 45 mn

On ne s'étonnera pas des différences sociologiques profondes qui séparent les deux villages ; à Madère on l'a dit, une majorité de « messalisants » ; à Cessac une petite minorité (15 à 20 % de la population totale) ; l'église de Cessac, qui contient environ 250 personnes, et qui se remplissait deux fois chaque dimanche matin il y a cinquante ans, ne se remplit plus que les jours de fête et pour la sépulture des notables.

Sur les 534 habitants de Madère, 400 y sont nés, et en outre 80 sont nés à moins de 20 km (c'est-à-dire à moins de 4 h de marche à pied du centre de la paroisse) ; seuls 54 sont donc « étrangers ». A Cessac, sur 670 habitants, 210 seulement sont nés à Cessac, et 84 à moins de 20 km; de sorte que les « étrangers » sont nettement majoritaires (376) ; de ces 376, 328 sont nés hors du département où se trouve Cessac. Ces chiffres donnent une image du brassage de population qui accompagne le « développement » économique...

Alors que 150 des 163 maisons de Madère ont plus de 50 ans d'âge, et sont dans un état médiocre, 50 des 212 maisons de Cessac ont été construites depuis 20 ans et toutes les maisons anciennes ont été rénovées...

Les habitants de Cessac ont - pour le meilleur et pour le pire - tous les caractères sociologiques des citoyens de pays très développés. La rue du village est presque aussi frénétique que celle d'une grande ville (intense circulation automobile dans des rues restées étroites, difficultés de parking, bruits de moteurs et de radios...). Les habitants sont sans cesse dans leur voiture, soit pour aller acheter leur pain ou leur tabac à 500 m de chez eux, soit pour aller à leur travail ou à leurs plaisirs. Presque tous les « tertiaires » du village - et on a vu leur nombre - travaillent en dehors de Cessac, soit dans les environs et à la ville, voisine de 11 km, soit beaucoup plus loin ; le tohu-bohu qui en résulte est bien caractéristique du « développement économique»: tels habitants de Cessac ont leur travail professionnel à 100 ou 150 km (des membres de l'enseignement, des agents de commerce) ; tandis que la secrétaire de la mairie de Cessac habite elle-même à 40 km...

A ces déplacements quotidiens s'ajoutent les déplacements de plaisirs, de fin de semaine, de vacances, les voyages professionnels et les voyages d'études ou de documentation. Le nombre de kilomètres parcourus en une année, en moyenne, par un Cessacois, peut être estimé aux alentours de 60 à 80 fois ce qu'il était il y a trente ans : c'est-à-dire que l'on fait aujourd'hui 700 km comme on en faisait 10 naguère. Des routes sur lesquelles il passait 10 voitures par jour en 1939 et en 1950 en voient passer 600. Un grand nombre de Cessacois âgés de 15 à 65 ans ont aujourd'hui pris plusieurs fois l'avion, pour aller en Tunisie, au Maroc, en Terre Sainte, à Rome, voire en Amérique ou en U.R.S.S. ; beaucoup font chaque week-end de printemps et d'été des promenades de 30 à 50 km - voire 150 ou 200 - pour déjeuner dans un restaurant à la mode et parcourir du pays (eux qui, il y a trente ans, ne pouvaient dépasser que très exceptionnellement les bornes cantonales). Les congés de printemps ou d'été se prennent en Espagne, sur la Costa Brava; ou en France sur la Côte d'Argent ou sur la Côte d'Azur; on y loue pour cela de petits appartements, en général pour 15 jours. Les adolescents connaissent en outre le Portugal, la Norvège, la Sicile, la Grèce, les U.S.A., l'Egypte... et cent autres lieux où les conduisent les colonies de vacances et les « voyages organisés ».

Douelle

Le moment est maintenant venu de préciser les lieux et les dates des observations précédentes. Madère pourrait bien être un village d'aujourd'hui au Portugal, en Espagne intérieure, en Grèce ou Yougoslavie... De fait, et certains lecteurs ont pu le deviner, ces deux villages que j'ai appelés Madère et Cessac sont le seul et même village de Douelle en Quercy, saisi à deux dates différant de trente années et décrit à l'aide des recensements de ces deux dates: 1946 et 1975.

Douelle est situé sur la rivière Lot à 11 km en aval de Cahors. Madère, c'est Douelle en 1946. Cessac, c'est Douelle en 1975. Et c'est Douelle qui est passé en trente ans, d'un état que l'on appelle aujourd'hui « sous-développé » ou « en voie de développement », à la situation, aujourd'hui normale en France, d'économie industrielle et tertiaire.

Cela étant, certains lecteurs, et surtout des jeunes pourront penser que j'ai noirci la situation du Douelle de 1946. La suite de ce livre leur montrera qu'il n'en est rien. Car j'ai choisi ce village pour représenter la France, non seulement parce que je l'ai beaucoup aimé et étudié - et qu'ainsi je parle de ce que je connais -, mais encore et surtout parce que les circonstances géographiques et sociologiques de Douelle en font un village bien représentatif, à ces deux dates, de l'ensemble de la France. Sans prétendre en effet que les données statistiques de Douelle soient exactement la moyenne nationale, on constate que quantité de facteurs ont, de 1946 à 1975, varié dans le même sens et selon des ordres de grandeur analogues à, Douelle et dans l'ensemble de la nation. ...

Les trente glorieuses

Ne doit-on pas dire glorieuses les trente années qui séparent Madère de Cessac, et ont fait passer et Douelle et la France de la pauvreté millénaire, de la vie végétative traditionnelle, aux niveaux de vie et aux genres de vie contemporains ? - À meilleur titre certainement que « les trois glorieuses » de 1830 qui, comme la plupart des révolutions, ou bien substituent un despotisme à un autre, ou bien, et ce sont de meilleurs cas, ne sont qu'un épisode entre deux médiocrités...
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Libre à quelques adolescents sympathiques mais mal informés, bénéficiant du niveau de,vie et du genre de vie actuels de la France, de l'hygiène, de la santé, de la Sécurité sociale, et de tous les moyens modernes de transport, d'information, de communication... de critiquer, voire de détester la « société de consommation». Après les descriptions qu'on vient de lire, leurs opinions et leurs sentiments paraissent hâtifs. En fait, les peuples ont toujours ardemment désiré échapper aux pauvretés, aux duretés, aux misères traditionnelles; aucun n'a pu le faire plus rapidement et plus nettement que la France en ce troisième quart du XXe siècle, poursuivant et complétant brillamment un mouvement engagé dès le XVIIIe siècle. Nous en reparlerons plus loin. Pour le moment, comprenons que le développement économique n'a été voulu et réalisé par l'homme que pour le développement de la vie. Et l'écart qui sépare Cessac de Madère, et plus encore, du Douelle de 1830 et de 1750, l'élévation de l'espérance de vie, la réduction de la morbidité et des souffrances physiques, la possibilité matérielle pour l'homme moyen d'accéder aux formes naguère inaccessibles de l'information, de l'art, de la culture, suffit, même si cet homme moyen s'avère souvent indigne de ces bienfaits, à nous faire penser que la réalisation au XXe siècle du Grand Espoir de l'humanité est une époque glorieuse dans l'histoire des hommes.

Mais il n'en est pas moins certain que cette étape glorieuse ne débouche pas sur un arrêt de l'histoire, ne débouche pas sur un avenir figé par l'avènement d'une prospérité permanente et d'un bonheur immuable. Ce que nous venons de dire, ce que nous avons dit de la frénésie à Cessac, et ce que nous savons tous de l'état du monde, nous évite de telles erreurs. Nous savons bien que la condition humaine reste tragique, et qu'elle sera peut-être même d'autant plus ressentie comme telle que l'homme disposera de plus de temps pour s'informer, pour comprendre (pour tenter de comprendre) et pour réfléchir. Là encore, la situation de Douelle pourrait nous servir de base pour étudier les crises politiques, sociales, culturelles et spirituelles de notre temps. Douelle fut probablement plus heureux dans sa misère qu'il ne l'est dans son opulence; Douelle vote à gauche aujourd'hui; il votait à droite sous Napoléon III, au moment où 3 bébés sur 10 mouraient avant leur premier anniversaire; au moment où 600 de ses habitants travaillaient à bras « de l'étoile du matin à l'étoile du soir », pour tirer de son sol moitié moins de produit que ne le font les 50 agriculteurs qui lui restent aujourd'hui. Les adolescents, les femmes, dans ma jeunesse encore, chantaient le long des chemins, en allant et en revenant de leur dur travail...

Mais cependant, en vérité, ces trente années sont glorieuses. Elles ont résolu des problèmes tragiques et millénaires - quoiqu'elles soient loin d'avoir résolu tous les problèmes tragiques et millénaires de l'humanité; quoique même elles en aient fait naître de nouveaux, qui ne se posaient pas dans un monde où les hommes étaient pauvres et impuissants.

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Fourastié (Jean) .- Les trente glorieuses.- Paris : Editions Fayard, réédition 2004 (collection Pluriel)
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