jean fourastie

En 1977, Jean Fourastié a fait de nombreuses interventions sur l’avenir démographique de la France et du Monde. Il était conscient que le comportement de ses contemporains vis-à-vis de la natalité aurait des conséquences énormes sur l’équilibre du Monde. Il voyait disparaître l’hégémonie démographique de l’Europe et de l’Occident. On peut relire ce texte en 2015 et constater sa pertinence !

Le conférence ici reproduite a eu lieu à la Société des Études du Lot, en 1977 et a paru dans le Bulletin de la Société des Études du Lot.

L'exposé qui suit portera sur :

  1. la situation de la France ;
  2. la situation du monde ;
  3. les causes des variations enregistrées et les perspectives qui en découlent.

I. LA SITUATION DES NAISSANCES EN FRANCE

Les hommes qui naissent actuellement chez nous diffèrent du passé non seulement par leur nombre, mais aussi par leur nature.

Le nombre des enfants

Notons d'abord les chiffres bruts :

-          en 1976, 720 000 naissances, laissant prévoir une légère augmentation, qui atteindrait 725 000 en 1980 ;

-          en 1975, 735 000 ;

-          en 1974, 800 000 ;

-           en 1971, 880 000. Le taux de natalité était alors de 17%o.

La baisse, considérable, est donc de 20% en 5 ans. Or le maintien des générations demanderait 840 000 naissances annuelles. Si l’on tient compte dans ces chiffres de la part qui revient aux naissances issues de mères de nationalité étrangère, la dénatalité française proprement dite apparaît comme étant encore plus sensible. Le nombre d'enfants nés de parents étrangers, qui était seulement de 5 à 6 pour 100 naissances en France, il y a 20 ans, est actuellement supérieur à 10%.

Du point de vue séculaire, à une certaine époque dans le temps, la France a eu plus de un million de naissances : ce fut le cas de 1859 à 1876, donc pendant près de 20 ans. De l'an IX, origine des statistiques modernes, jusqu'à 1890 ‑ pratiquement pendant tout le XIXe siècle ‑ la France a eu plus de 900 000 naissances annuelles. En 1913, il y en avait déjà beaucoup moins, avec 750 000, ce qui est presque l'équivalent du nombre d'aujourd’hui ; mais c'était, en 1913, 750 000 naissances pour 40 millions d'habitants, chiffre d'avant-guerre. Aujourd'hui c'est 720 000 naissances pour 53 millions d'habitants, ce qui fait un écart important[1].

Si l'on veut établir une comparaison des nombres de naissances sous Napoléon III, en 1913 et de nos jours, il faut tenir compte du nombre d'habitants à ces époques diverses. Mais les chiffres que l'on obtient ainsi aboutissent encore à une notion assez ambiguë. Il faudrait les rapprocher d'autres données pour qu'ils aient une signification précise. Car le nombre d'habitants est influencé par le vieillissement, inégal d'une date à l'autre et d'un département à un autre, selon le nombre de gens de plus de soixante ans… et vous voyez en passant que la démographie est une science, une technique, particulièrement subtile ; on y rencontre à tout moment et à propos de choses très simples des quantités d'embûches.

Si on parle des naissances en valeur absolue, on a les limites de signification dont je viens de parler ; si on les rapporte au nombre d'habitants, c'est déjà mieux, mais ce n'est pas parfait. Alors, il faudrait les rapprocher du nombre d'adultes de 20 à 40 ans, par exemple; mais là encore ce serait relativement insuffisant. Il faudrait parler du nombre de mariages, de femmes fécondes : tout se complique quand on veut serrer la vérité de près !

Comme cela nous conduirait à des développements longs et très complexes, très embrouillés, je me borne ici à rapporter le nombre de naissances au nombre d'habitants. Je trouve alors, pour 1976, les taux de 10 ou de 13,6 pour 1 000 habitants, selon qu’il s'agit du Lot ou de l'ensemble de la France ; les taux de la France étaient en 1974 de 15,3, et en 1971 de 17,1[2].

De 1946 à 1970, le taux s'est abaissé de 21 à 17%o. Comparativement, de 1896 à 1913, l’ordre de grandeur était de 20%o ; c’était le même taux qu'après la deuxième guerre, mais sensiblement en baisse par rapport au passé : on a enregistré en France 27%o de 1859 à 1865 et, avant 1800, l'ordre de grandeur était de 30 à 33%o.

Après cette indication donnée par des chiffres grossiers, on peut recourir, pour mieux percevoir la réalité, à un autre indice, qui donne beaucoup de travail aux démographes, mais qui est meilleur pour les utilisateurs, pour nous-mêmes : à partir des chiffres que nous connaissons déjà et à l’aide d'une technique faisant intervenir des appareils électroniques, les démographes obtiennent ce qu’ils appellent la somme des naissances réduites, ce qui représente le nombre moyen d'enfants par femme. Cela veut dire : si la natalité devait durer avec les taux qu'elle revêt en ce moment, combien cela donnerait-il d'enfants par femme aujourd'hui vivante, au cours de sa vie féconde ?

Tout le monde comprend que, pour remplacer une génération nombre pour nombre par une autre génération, il faut que chaque femme ait deux enfants, c'est-à-dire que pour 100 femmes il y ait l’idéal théorique de 200 naissances qui donnerait, par moitié, des garçons et des filles.

Les chiffres actuels[3] sont pour la France de 180, donc le déficit est de 10%. Les nations étrangères, notamment celles qui sont riches qui peuvent nourrir leur population sont dans une situation analogue à celle de la France, ou pire :

Pour l’Allemagne fédérale, on trouve 143, ce qui est évidemment catastrophique.

Pour la République démocratique allemande, le seul pays communiste ayant un certain niveau de vie, c'est 155.

Pour les États-Unis, 175.

Par contre, dans de nombreux pays dans le monde, le chiffre est supérieur à 300, atteignant même dans certains pays sous-développés comme le Mexique ou l'Algérie 400 et 500.

La comparaison d'aujourd'hui par rapport à l'humanité centenaire ou millénaire rencontre une difficulté. En effet, la mortalité était considérable autrefois, et, vers 1750, le ménage moyen était loin de rester constitué pendant toute la période de fécondité de la femme ; presque tous les mariages étaient dissous par la mort de l'un des époux avant que la femme ait atteint 45 ans. De sorte que si l’on étudie la fécondité réelle des ménages de 1750, comme je l'ai fait, en particulier, pour Douelle, on trouve des nombres de l'ordre de 320, qui, bien qu'apparaissant assez élevés, restent relativement faibles par rapport ce qu'ils auraient été si l'ensemble des ménages avaient pu rester constitués jusqu'à ce que la femme ait atteint 45 ans (ce qui n'était le cas que pour environ la moitié des ménages). Au contraire, de nos jours, 995 ménages sur 1 000 persistent alors que l'épouse atteint ses 45 ans.

La comparaison de 1975 à 1750 ne peut donc se faire que si l’on tient compte de ce qu'en démographie on appelle des familles complètes, c’est-à-dire des familles qui ont effectivement vécu toute la période de fécondité de l'épouse. Cela donne 6,5 enfants par ménage au XVIIIe siècle. C’est donc ce nombre de 650 enfants qu'il faut comparer avec le présent, et non pas celui de 320 relatif aux ménages réels, prématurément dissous par la mort. Les chiffres correctement comparables sont donc : autrefois 650 enfants ; actuellement 180 (pour 1 000 femmes).

L’enfant nouveau

Ayant parlé du quantitatif, je vais dire maintenant quelque chose du qualitatif. C'est un problème immense, et passionnant d'ailleurs, un sujet retenant beaucoup l’attention en ce moment et sur lequel j'ai fait plusieurs conférences.

Nous voyons naître sous nos yeux des enfants nouveaux. Ils ne sont pas les mêmes que les enfants traditionnels, desquels ils diffèrent par énormément de caractères, que vous connaissez ; ils ont, par exemple, tendance à être filiformes, si j'ose dire : ils sont longs, étroit, pesant peu par rapport à leur taille ; les petites filles ont leurs règles beaucoup plus tôt qu'autrefois. A quoi est-ce dû ?

La cause la plus apparente, la plus probable, est la nourriture. Nos enfants, dès leur plus jeune âge, sont nourris très différemment par rapport à l'humanité traditionnelle et à ce que nous avons été nous-mêmes. Ils reçoivent beaucoup moins de lait et beaucoup plus d'autres aliments variés. Cela donne des résultats très remarquables sur leur force, sur leur vitalité ; vous savez combien ils sont remuants, vivants, présents. Ce changement est en grande partie dû à la nourriture, mais tient aussi à d'autres choses : il y a des facteurs culturels qui sont d'une importance énorme.

D'abord, ils naissent de plus en plus en milieu urbain et de moins en moins en milieu rural. Bien entendu, vous avez encore ici [dans le Lot] une forte proportion d'enfants, qui, même s'ils naissent à la maternité de Cahors, sont bien du milieu rural ; mais à l'échelle de la France il y en a de moins en moins. Le milieu urbain ‑ et même à la campagne aujourd'hui le milieu se rapproche du milieu urbain ‑ est avant tout un milieu technique. Très tôt les enfants entendent des signaux abstraits ; ils sont entourés de radio, de télévision, de symboles, d'images, etc., et ce milieu technique a une influence énorme sur la formation de leur cerveau. (Ces enfants disent, par exemple : « Les fantômes, je les connais ; je les ai vus à la télévision ! »).

Un autre élément important est celui d’une famille beaucoup plus restreinte. L'enfant d'autrefois était introduit dès ses premières semaines dans une famille que connaîtront de moins en moins nos jeunes, avec grands-pères, grands oncles et tantes non mariés, de tous âges, vivant dans le même foyer, des grands frères et des petits frères… Et tout cela naissait, mourait, se mélangeait ; il y avait un frottement extraordinaire de générations.

Aujourd'hui nos enfants sont enfermés dans leur classe d'âge au sens strict. Autrefois, une classe d'âge avait un sens assez large, et pour moi, jeune Douellais de 1910, cela avait une épaisseur d'au moins 8 à 10 ans ; c’est-à-dire que l’on fréquentait d'une manière intime des garçons qui avaient 10 ans de plus, comme aussi 10 ans de moins. Tandis que maintenant la notion de classe d'âge devient étroite : les enfants n’ont que peu de frères et sœurs, d'âge peu distant (1 an ou 2) ; ensuite, dès la maternelle, ils vont à l'école avec des enfants de leur âge et à partir de là, ils continueront à être enfermés dans cette étroite classe d'âge.

Cela a des conséquences formidables, l'enfant ayant beaucoup de mal à saisir la société dans son ensemble. C'est une conséquence, assez inattendue d'ailleurs, de l'école maternelle, qui ne s'est pas encore développée, parce que l’école maternelle n'en est qu'à ses débuts. Cet enfant nouveau, cet homme nouveau, est seulement en train de naître. Mais nous en savons déjà assez sur lui par les enfants demi-nouveaux, si je puis dire, qui sont nés depuis 10-15 ans, qui ne sont pas encore les futurs enfants nouveaux, mais qui ne sont déjà plus des enfants d'autrefois.

Nous assistons donc à une profonde évolution.

II. LA FRANCE DANS LE MONDE

Voyons le classement que je viens de relever dans un Bulletin de l’Institut national d'études Démographiques (INED) où j'ai eu le plaisir et l’agrément de travailler avec M. Alfred Sauvy pendant un certain nombre d'années. Ce document est intitulé « la moitié du monde » et j'en ai retenu ceci :

-          en 1975 la France est, pour la production des biens et de services, la 5e nation du monde ;

-          pour la population, elle est la 15e ;

-          pour le nombre des naissances, la 30e.

Voyez l'extraordinaire étrangeté de cette situation ! Les pays comme l'U.R.S.S., la Chine, les U.S.A. sont beaucoup: plus stables à cause de leur énorme masse. Par exemple, ils sont près d’être les premiers partout, et, même si le classement n'est pas le même, ils ne descendent pas du 5e au 30e rang. Voilà donc des quantités de réflexions, qui ne sont pas très agréables pour les Français : le caractère étrangement instable de la situation française.

Mais si nous passons du 5e rang pour la production des biens et services au 15e rang pour la population, cela marque tout de même une extraordinaire efficacité du travail des Français ; les Français savent bien travailler, ils ont de bons ingénieurs, de bons organisateurs, de bons chefs d'entreprises, et c'est l’entreprise qui dans une nation fait la richesse. Cela ne marche pas mal de ce côté-là; mais ce qui est inquiétant, c'est que, pour le nombre des naissances, nous soyons au 30e rang. Il y a un décalage étonnant entre la population et sa fécondité démographique. Je résume en disant que nous avons une population économiquement féconde, sachant travailler techniquement et économiquement, mais qui reste démographiquement peu féconde. Par exemple, aujourd'hui il naît moins de Français que de citoyens de la République socialiste d'Algérie. Comparons :

                        Population française               Population algérienne

En 1850,         36 millions                              Moins de 3 millions

En 1940          42 millions                              11 millions

Aujourd’hui,   53 millions                              27 millions

En l’an 2000   58 millions[4] ( ?)                      37 millions ( ?)

 

À l'heure actuelle, il naît 750 000 Français chaque année, 854 000 Algériens, 878 000 Marocains.

Cela appelle un reclassement des nations ; on ne peut pas assister à des phénomènes démographiques de cette ampleur sans que cela entraîne un reclassement considérable du pouvoir politique et également du pouvoir économique des nations. C'est ce que j'appellerais le tohu-bohu du monde. Nous sommes dans une période agitée démographiquement, dans laquelle certaines nations sont tombées à des fécondités très basses ‑ c'est en général le cas de l'Europe Occidentale et des pays développés‑, tandis que d'autres nations, sans avoir gardé tout à fait les fécondités traditionnelles, ont encore des fécondités considérables.

Quelques mots, maintenant, du monde entier, dont la population considérée en un seul, bloc va doubler en 2005-2010, c’est-à-dire dans environ 33, ou 35, ou même 30 ans. La population mondiale vient de quadrupler de 1850 à 1977, en 127 ans. Antérieurement, il lui avait fallu 750 ans pour doubler, de l'an 1000 à 1750. Nous avons affaire à un grand corps biologique, une grande espèce animale, avec peut-être aussi quelque chose de non-animal en elle (mais du point de vue biologique, c'est certainement l'animalité qui domine les phénomènes de reproduction ou qui les conditionne largement), nous avons affaire donc à un ensemble biologique qui existe à la surface de la Terre depuis 50 000 ans, ou depuis 80 000, 100 000 ans, on ne sait pas très bien ; cela dépend des préhistoriens (de la dernière mâchoire trouvée...) ou 200 000 ans ? C'est une vieille espèce ; elle existe depuis très longtemps et voilà qu'elle se met à quadrupler en 150 ans, puis encore ensuite à doubler en 35 ans !

Pour saisir le caractère extraordinaire de la chose, il faut savoir que nous sommes aujourd'hui à peu près 4 milliards d’hommes[5]. Pour devenir 4 milliards à partir d'Adam et d'Ève, c'est-à-dire d'un couple originel, ce qui d’une manière ou d'une autre doit être considéré, parce qu'on ne peut pas penser qu'aient apparu à la fois des quantités de couples originaux ; probablement un seul, mettez à la limite que deux ou trois soient apparus plus ou moins dans les mêmes circonstances et aux mêmes dates, cela ne change pas beaucoup les choses… À partir de 2, de 4, ou de 8 personnes, combien faut-il de doublements pour arriver à 4 milliards ? Il faut environ 35 doublements, durant ces (mettons) 100 000 ans. Cela fait donc un doublement tous les 3 000 ou 4 000 ans. Bien entendu, cela ne s'est pas produit régulièrement ainsi tout au long de l'humanité. Probablement cela s'est toujours fait par sauts, comme en ce moment ; mais ces sauts ont été peu fréquents et ils n'ont jamais persisté pendant très longtemps.

Retenons qu'actuellement le doublement se fait en 35 ans, ce qui résume la situation mondiale et annonce quelque chose d'assez étrange se passant à l'échelle de la planète et s'accompagne d'un tohu-bohu tout à fait extraordinaire.

III. LES FACTEURS DE L'ÉVOLUTION

J'aborde la troisième partie, qui forme conclusion. Qu'est-ce que les démographes, les biologistes, qui ont étudié ces questions, pensent des causes, des facteurs, des perspectives ?

On ne peut pas établir de perspectives sans connaître les causes des phénomènes. On ne peut pas prolonger des courbes, dont nous voyons bien qu'elles se cassent, qu'elles se redressent ou s'effondrent sans régularité. Mais c'est « après coup » que l'on enregistre les fluctuations. Personne n'étant capable de dire quels en sont les facteurs et les causes, il est impossible de prévoir l'évolution. La démographie est une science humaine ; mais on peut dire que les sciences humaines ne sont pas des sciences ; ce sont des réflexions sur le réel, mais aucune de ces « sciences » n'est capable de réduire la réalité humaine en formules mathématiques, en équations, en modèles de calculs ultérieurement confirmés par le réel. Donc rien de sûr si ce n'est l'instabilité. Quelles peuvent en être les causes et les conditions ? Ou plus exactement que peut-on dire de certaines causes, de certains facteurs apparents ?

L'efficacité du travail permet de nourrir plus d'humains qu'autrefois. Avec les techniques d'il y a mille ou même deux-cents ans, le globe terrestre ne pouvait pas supporter plus d'un milliard d'hommes. Les techniques de production, en permettant de tirer d'un hectare plus de blé ou d'autres denrées qu'autrefois, ont permis de nourrir plus de gens que par le passé et à la fécondité de s'étaler.

Mais je veux m'attacher aux causes et aux facteurs de la dégradation de la situation dans un pays comme la France où nous sommes tombés au-dessous du seuil de reproduction, bien que ce ne soit pas la nourriture qui nous manque.

La principale cause de cette dégradation semble tenir aux mœurs et aux techniques de contraception : la « pilule », l'avortement qui devient licite, le divorce licite lui-même, et l'ensemble du climat créé par tout cela, font que l'on assiste plus qu'autrefois à des cas de concubinage, de célibat maternel (femmes non mariées ayant des enfants) et de divorces.

Le mariage a beaucoup changé et on peut dire familièrement qu’il est en train de changer par les trois bouts :

Avant le mariage, il y a de plus en plus de conceptions prénuptiales, bien que cela semble un peu stabilisé en ce moment. La tradition française faisait que les naissances au cours des 7 premiers mois du mariage ‑ donc de conception antérieure au mariage ‑ n'existaient pratiquement pas. En étudiant cette question à Douelle; je n'en ai pas trouvé plus de 2 pour cent au XVIIIe siècle, alors que le taux d'aujourd'hui est de 33 pour cent : un enfant sur trois naît dans ces conditions, ce qui montre que le mariage change par le premier bout, c'est-à-dire avant sa célébration.

Pendant le mariage, les choses changent aussi, puisque les 6,5 enfants par famille complète en 1750 ne sont plus maintenant que 1,8. L'espacement des naissances est extrêmement instable en ce moment : depuis quelques années, en utilisant la pilule ou d’autres formules, les parents sont davantage maîtres de la naissance de leurs enfants ; mais ils semblent hésiter sur ce qu'ils veulent faire. L’instabilité de leurs desseins fait que pour certains il y ait tendance à avoir deux enfants dès le début, tout de suite et puis à n'en avoir plus. Une autre tendance consiste à attendre 7 ou 8 ans : nous aurons un enfant quand nous aurons trente ans ! et alors on peut en avoir nouveau deux de suite, ou bien on en a eu un au début et un autre dix voire quinze ans plus tard. Tels semblent être les types de décisions des parents. De sorte que c'est le « poison » des démographes : comment interpréter d'une manière solide les chiffres annuels courants, si l’on ne sait pas s'ils viennent simplement d’un retard dans l’échéance des naissances, ou bien s’il s'agit d'une fécondité réellement plus faible qu'autrefois. L'instabilité par rapport aux dates des mariages rend également les démographes incapables de prévoir, même pour le proche avenir, la stabilité ou le changement dans un sens ou dans l'autre du taux actuel.

Après le mariage, il se passe aussi beaucoup de choses puisqu'il y a les divorces, de plus en plus nombreux, et aussi des séparations sans divorce.

Il est classique, d'après les enquêtes, que les jeunes ménages interrogés répondent qu'ils auraient plus d'enfants si leur revenu était supérieur. Selon une opinion très claire, la faiblesse du revenu limite le nombre des enfants et oblige les femmes à travailler professionnellement hors du foyer. Mais ce qu'il en est, objectivement, est différent. Le niveau de vie des français a doublé de 1962 à1977 ; c’est absolument incontestable et prouvé par toutes les statistiques de consommation, de revenu divisé par le coût de la vie, etc. ; or, c'est dans le même temps, en 15 ans, que la natalité française s'est réduite de 29 à 18, c'est-à-dire de 30 pour cent. En second lieu, ce sont les peuples pauvres, qui ont le plus d'enfants ; ce que nous avons vu tout à l'heure pour l'Algérie, le Maroc, et la France de 1750. Troisième constatation : à l’intérieur même de la France; ce sont les classes aisées qui ont moins d'enfants que les classes pauvres. À l’heure actuelle les gens de bas revenus ont plus d'enfants que ceux qui, par exemple, ont des revenus de techniciens ou d'ingénieurs. Et on ne trouve de fécondité égale à celle des pauvres que chez les intellectuels aristocratiques, les intellectuels « de droite », de grande tradition familiale, les intellectuels catholiques. Ils sont peu nombreux.

Vous voyez l'opposition qui existe entre des opinions très nettes d'une part, et les faits, qui sont, eux aussi, extrêmement nets et qui contredisent les opinions.

Le phénomène fondamental de cette affaire est sans doute ce que j'appellerai la frénésie du monde contemporain ‑ frénésie de recherche d'un plaisir, qui n’est pas nécessairement le bonheur, et qui est peut-être finalement le mauvais plaisir. L'instabilité dont j'ai parlé à propos des dates de naissance des enfants dans un ménage, les témoignages des médecins, des gynécologues, des conseillers familiaux, qui sont sollicités par les mêmes personnes d'abord pour être rendues stériles, puis pour permettre leur fécondité, ensuite pour faire avorter la grossesse qui a été ainsi commencée, sont caractéristiques et très dramatiques.

La conclusion est que nous sommes en dérèglement pour la raison que je viens de dire et aussi pour d'autres. Dans le monde entier, comme en France, le dérèglement a toutes chances de nous agiter longtemps encore ; mais il parviendra à un règlement, à une situation stable, à une date encore lointaine et difficile à préjuger.

Les valeurs qui font durer l'humanité ne sont pas les mêmes que celles qui la font progresser.

L'humanité vient de progresser d’une manière fantastique dans le domaine démographique, dans le domaine économique, dans le domaine scientifique. Et ce sont les valeurs de progrès qui ont dominé le monde, le monde progressiste, le monde occidental, depuis 1850. Quelles sont ces valeurs ? Ce sont les valeurs que l'on appelle traditionnellement scientifiques, les valeurs des encyclopédistes du XVIIIe siècle, qui sont devenues les valeurs de la science du XIXe, et puis en politique, le courant socialiste, le courant laïc, le courant matérialiste, le courant marxiste.

Aujourd'hui, il me semble que le monde est confronté à des impasses. De partout se révèlent les consciences de ce qu'on appelle le dégât du progrès. « Les dégâts du progrès [6]», c'est le titre d'un livre paru récemment, écrit par des membres de la C.F.D.T. Prise de conscience, donc, de ce que le progrès a une partie négative, dramatique. Prise de conscience aussi ‑ et c'est encore plus important parce que c'est moins vu ‑ des impasses des idéologies qui nous ont conduits depuis 100 ou150 ans. Ces idéologies étaient des idéologies de progrès mais n’étaient pas des idéologies de durée ; elles engendrent des flambées, des paroxysmes, des frénésies ; elles engendrent aussi des actions de progrès, ‑ mais elles ne sont pas en soi des valeurs de durée.

Deux grandes impasses donc : impasses des idéologies de progrès, et là je fais allusion à la critique violente, éblouissante du point de vue littéraire, de ceux que l'on appelle les nouveaux philosophes, de Bernard-Henri Lévy, de Glucksmann et, fait plus important encore, à l’appel au secours lancé par l'écologie devant les dégâts du progrès matériel.

Au-dessus de cela, impasses des rationalités dites scientifiques, qui ont porté le monde depuis 150 ans. C'est la méthode scientifique cartésienne qui se trouve aujourd'hui critiquée dans les milieux scientifiques par les hommes de science les plus sérieux, parce qu'elle est trop linéaire, parce qu'elle ne rend pas suffisamment compte de la complexité du réel, parce qu'elle aboutit dans beaucoup de cas à des impasses ou à des absurdités, et n’a pas prise sur des éléments très importants du réel. Certes, elle a prise sur beaucoup de choses dans le réel et il ne s'agit pas de la répudier ; mais il s'agit de la cantonner, de reconnaître ses limites, car, notamment, elle n'a pas prise sur les sciences humaines.

Il nous faut donc une autre rationalité et beaucoup d’hommes sont appelés à en construire une, celle dont vous avez entendu parler sous le nom de théorie des systèmes, effort pour construire une nouvelle rationalité mieux adaptée à ce que le monde d'aujourd'hui a de complexe et d'évolutif dans la complexité ‑ et à combler les échecs ou les erreurs de la rationalité traditionnelle. La théorie des systèmes a déjà donné lieu à beaucoup d'études, et notamment à l'une des plus brillantes que je me plais à citer en terminant, celle d'Edgard Morin, très importante du point de vue scientifique, dans laquelle il expose les raisons que nous avons d'élargir notre rationalité[7].

 

(La parole est donnée aux auditeurs pour les questions).

Question d'un vacancier de la Moselle. Suivant les conjectures d'économistes, en l’an 3000, l’humanité ne disposerait à la surface de la terre que de 3 mètres carrés par habitant, perspective impossible, étant donné qu'au fur et à mesure de l'évolution des peuples, la natalité diminue. Donc, dans les siècles à venir, au lieu d'une catastrophe tenant à la surnatalité, ne se heurtera-on pas à une crise de dénatalité ?

R. Dans sa réponse, M. Fourastié n’écarte pas cette hypothèse ; il n'a pas pris parti ; ce qui lui paraît dominer, c'est le caractère instable et imprévisible de la situation actuelle. Ce que l'on peut dire, c'est qu'apparaîtront de toute manière des facteurs de stabilisation. Il n'est pas possible que la population de la France augmente en doublant tous les 35 ans ; cela ferait 50 milliards de Français dans 300 ans ! On ne peut faire état que d'une grande prudence, car on ne sait pas comment se produira la stabilisation : à partir d'un dérèglement, on reviendra à un règlement. Mais ce qui est certain, c'est que cela va entraîner un déclassement étonnant de diverses nations. La stabilisation ne se produira pas dans le monde tel qu'il est aujourd’hui. Des nations comme l'Égypte, l'Algérie,… auront des dimensions formidables. Et ce qui est dramatique, c'est que toutes les nations ne marchent pas au même rang, et que si la France était seule dans le monde, ou si l'Europe était seule dans le monde, ou si l'Occident en général n'était pas confronté d'une manière quotidienne et séculaire ou millénaire en même temps avec ce que l’on appelle le tiers monde, on pourrait dire : après tout, si la natalité française n'est pas très forte, c'est peut-être bon ; l'humanité a besoin de souffler ; elle n'a pas besoin de se développer comme elle l'a fait. Seulement, le drame est que certains blocs continuent d'évoluer à très grande vitesse, tandis que d'autres sont en régression.

 

Question de M. Grunberg sur l’incidence démographique qui pourrait résulter de la possibilité de choix des parents sur le sexe de leurs enfants.

R. La biologie ne donne pas encore de réponse à cette question. Le choix serait-il possible en faveur d’une plus grande proportion de garçons, que, malgré l'incidence réelle qu'il aurait, il n'impliquerait pas forcément une diminution du nombre de la population, parmi tant de choses nouvelles qui apparaissent.

 

M. Lartigaut remarque que les divergences quantitatives de la démographie dans les diverses parties du monde pourraient se compliquer encore du fait de divergences qualitatives tenant à des degrés d'évolution dissemblables, par exemple sur le plan biologique de la résistance physique ou morale, individuellement et plus encore collectivement.

R. Vous évoquez un problème énorme, puisque c’est celui de la sélection naturelle. L'humanité a vécu pendant des milliers d’années avec une sélection naturelle très dure. La mortalité infantile, de l'enfance et de l'adolescence, a éliminé des quantités d'individus, notamment ceux que nous appelons les inadaptés, qui aujourd'hui sont l'objet de soins attentifs pour compenser leur inadaptation, grâce à des techniques médicales, biologiques, psychologiques et autres. Il est clair que l'humanité de demain sera, en Occident, de plus en plus fragile. Elle serait dramatiquement perturbée par un retour à la société traditionnelle, naturelle, spontanée. De même que l’on peut dire que le blé, qui est une plante bien banale, disparaîtrait de la surface de la terre très vite si l’homme ne la défendait pas contre ce que nous appelons les mauvaises herbes (parce que nous ne les consommons pas !), mais qui sont en réalité des herbes naturelles plus fortes que le blé. Il n'y aurait peut-être plus de blé dans une nation au bout de 10 ans, si cette plante n'était plus cultivée par l'homme. Le naturel est expulsé par l'homme. L'homme technicien d'aujourd'hui crée une société artificielle. Les hommes sont fabriqués de plus en plus artificiellement, puisqu'ils sont maintenus en vie dans des conditions différentes de celles où la nature les ferait mourir rapidement.

L’homme nouveau n'est pas biologiquement un homme nouveau. Son capital génétique n'est pas transformé par l’alimentation, par la culture ; le capital génétique reste le même. Simplement, le corps issu de ce capital génétique est plus ou moins transformé et il est conservé là où aurait naturellement péri. L'homme nouveau que nous voyons naître sous nos yeux est physiquement et psychologiquement nouveau par rapport à ses ancêtres ; il ne l’est pas biologiquement.

 

M. Jacoub, quercinois d'adoption, demande quel était en 1850 le nombre d'enfants atteignant l'âge de procréer par rapport à 1 000 naissances (ce nombre étant proche de la totalité en 1977). Autre question, le conférencier ayant dit que, pour, la natalité, si la situation n'est pas très bonne pour la France, elle est encore plus mauvaise en Allemagne fédérale et certainement plus mauvaise encore aux U.S.A., comment nous plaçons-nous au 30e rang des natalités ?

R. Il faut préciser que le classement dans lequel la France est au 30e rang n'est pas celui des taux de natalité ; c'est le classement du nombre d'enfants nés. Cela marque le poids d'une nation dans le monde.

Quant à l’autre question ; elle est passionnante : en 1850, sur 1 000 enfants, il en mourait 250 (moyenne nationale) dans la première année. Puisque, pour parler reproduction, il vaut mieux ne parler que des filles, prenons donc 1 000 petites filles. Il en restait 750 un an après la naissance. Il en mourait à peu près 250 autres avant 18 ans. De ces 1 000 petites filles nées vivantes, il en restait 500. A l'âge du mariage, qui avait lieu plus tard qu'aujourd’hui, à 22 ou 23 ans, il en restait à peu près 450. De ces 450, iI en mourait encore 200 avant leur 45e année. Voilà le schéma en fonction duquel le taux de reproduction doit s'établir, afin que l'humanité simplement se maintienne ; il nous faudrait des niveaux de fécondité bien plus élevés que ceux d'aujourd’hui.

 

Le Dr Cayla, en face des chiffres qui ont été donnés, veut indiquer un chiffre de valeur conjecturale, mais qui fait image : la somme de nos connaissances scientifiques doublerait tous les 10 ans.

R. C'est évidemment réel, mais schématique. Ce qui est certain aussi, c'est qu'il y a un dramatique déséquilibre entre les sciences exactes ou les sciences physiques, et ce que devraient être les sciences humaines. Nous nous passerions bien de savoir quel est l'instant précis, à 1/1 000 de seconde près, auquel le cinquième satellite de Jupiter va être occulté par la planète ; et pourtant, cela, nous le savons avec une grande précision. Nous nous en passerions mieux que de savoir éviter l'inflation ou le chômage. Nous ne traitons les problèmes humains, sociaux, politiques, qu'à travers des convulsions dramatiques, et même si elles ne sont pas dramatiques, elles sont plutôt « vaseuses ». C’est cela qui ne va pas et à quoi les nouveaux philosophes se sont attaqués depuis quelques années et, semble-t-il, avec pertinence. Le drame intellectuel de notre temps tient à une prise de conscience que la science, efficace dans un certain domaine, ne l’est plus dans un autre, où elle ne dit que des bêtises, où elle ne fait que ratiociner quand elle parle des problèmes qui nous importent le plus à nous, humains, les problèmes de la politique, de l'économie, mais à plus forte raison les problèmes du bonheur, de la signification de la vie, de l'existence. La prise de conscience de la part des nouveaux philosophes qui sont tous ou presque tous des matérialistes, des athées, est celle de l'insuffisance de la science, si féconde dans certains domaines, mais si impuissante dans d'autres ; c’est ce qui a provoqué ce mouvement dont je pense qu'il est d'une énorme importance et qui doit retenir notre attention.

 

Le conférencier est vivement applaudi. Le président le remercie d'avoir si opportunément conduit la Société des Études du Lot sur un terrain prospectif, montrant ainsi avec bonheur que, dans sa vocation, notre compagnie n'a pas à se limiter uniquement à l'étude du passé.



[1] En France, en 2014, il y a eu 813 000 naissances, avec plus de 66 millions d’habitants (NDLR).

[2] En 2014, 12,3 pour 1 000 (NDLR).

[3] Il s’agissait du chiffre de 1977 ; en 2014, il est de 194,6 ; il s’est donc redressé (NDLR).

[4] En 2014 : en France 66 millions, en Algérie 38 millions (NDLR).

[5] En 2014, 7 milliards 200 millions, soit presque un nouveau doublement qui met donc un peu plus de 35 ans (NDLR).

[6] Les travailleurs face au changement technique, en collaboration avec la CFDT, Le Seuil, avril 1977.

[7] Cf. B.-H. Lévy, « La barbarie à visage humain », Grasset, 1977. E. Morin, « La méthode», Seuil, 1977.