jean fourastie
Dans le Dictionnaire des Sciences économiques dirigé par Jean Romeuf, en 1956, Jean Fourastié avait été invité à rédiger plusieurs articles, notamment celui sur les secteurs de l’activité économique. Il s’est montré très respectueux des normes données par Jean Romeuf, car il avait déjà publié L’Economie Française dans le monde, et Le Grand Espoir du XXe siècle où il avait donné une nouvelle orientation à la division en secteurs. Il n’y fait allusion qu’à la fin de l’article ; au début, il fait l’historique de cette répartition, sans critiquer ceux qui pensaient différemment de lui. On trouvera sur la même page du présent site la répartition en secteurs de la production et de la population active d’après le Grand Espoir du XXe siècle publié en 1949, donc longtemps avant la rédaction du Dictionnaire.
Voici donc l’article signé Jean Fourastié du Dictionnaire des Sciences économiques:
SECTEURS PRIMAIRE, SECONDAIRE, TERTIAIRE
Dès l'origine de la science économique, la division des activités économiques en groupes distincts est apparue utile ou nécessaire ; c'est pratiquement en effet une servitude inhérente à toute connaissance scientifique de diviser le domaine de la connaissance en éléments relativement homogènes sur lesquels porte successivement l’étude.
À cet égard, la division classique « production, distribution, consommation », ou la division keynésienne « biens d'investissements », « biens de consommation » apparaissent comme une division en « secteurs ». Mais aujourd'hui, l'on réserve généralement le terme de « secteurs » aux divisions de l'activité économique liées à l'étude de la population active.
Il est remarquable que l'étude de la population active n'ait été introduite que très tardivement dans la science économique. Quoique, dans les grandes Nations occidentales, les recensements statistiques donnent des renseignements sur l'emploi depuis des dates, variables sans doute, mais souvent antérieures à 1850, on ne trouve jamais de chapitre sur la population active dans un traité d'économie politique avant 1950. On rend hommage à Keynes d'avoir inscrit l'emploi parmi les problèmes majeurs de l'économie ; mais il ne s'agit encore que de l'emploi global, sans que soit en rien considérée la nature de l'emploi, c'est-à-dire le métier, la profession et l'activité collective. Des problèmes aussi prépondérants que celui de la «dépopulation des campagnes » paraissaient jusqu'à une date reculée être en dehors du champ de la science économique.
Le mot «secteur » est aujourd'hui techniquement utilisé pour désigner les distinctions de l'emploi de la population active selon les activités collectives. Les activités collectives sont celles qui groupent des hommes de professions différentes ou non (par exemple, ingénieurs, comptables, ajusteurs, dactylographes) au sein d'entreprises consacrées à la production de marchandises ou de services analogues (par exemple. automobiles, réfrigérateurs. produits chimiques, verrerie...)
Il va de soi que la réalité conduirait à distinguer un nombre pratiquement indéfini d'activités collectives, car les produits fabriqués et les services rendus sont en très grand nombre, pratiquement impossible à chiffrer et de plus en évolution ininterrompue. La distinction des activités collectives est donc toujours forfaitaire et arbitraire ; mais plus le nombre de ces activités est grand, plus l'écart entre la réalité objective et sa représentation statistique est grave.
La réalité économique est si complexe qu'il serait nécessaire, pour en avoir une connaissance quelque peu sérieuse, de ne pas réduire au-dessous du millier le nombre des activités collectives. Mais un tel nombre, déjà trop faible pour décrire fidèlement le réel, est beaucoup trop grand pour donner aisément prise à l'intellect humain. C'est pourquoi les statisticiens ont pris, dès l'origine des recensements, l'habitude de ramener les milliers d'activités collectives à quelques centaines, puis de récapitulation en récapitulation, à quelques dizaines, enfin à quelques unités. (Par exemple, dans la nomenclature actuellement réglementaire en France, le nombre des activités distinguées à la base est de l'ordre de 800, dans un classement décimal à 4 chiffres).
Mais le terme de secteurs n'est utilisé dans ce cas que pour des raisons de simplification de la classification des activités économiques. C'est seulement vers 1930 que le terme de secteur est entré dans la Science économique, comme moyen d'explication de l'évolution de l'économie. L'initiative en revient à Allen-B. Fisher, qui dès 1926 étudiait The Drift to the Towns (voir plus loin bibliographie). Colin Clark reprit, en 1940, la division tripartite d'Allen-B. Fisher et lui donna une grande notoriété. Depuis lors, les termes ont été repris par divers auteurs dans des sens quelque peu différents.
Allen Fisher et Colin Clark définissent les trois secteurs par les activités mêmes qu'ils classent : agriculture ; industrie, bâtiment, travaux publics et transports ; autres activités. D'autres auteurs, conservant le critère de l'activité productrice, définissent les secteurs selon l'intensité du progrès technique qui les a caractérisés au cours d'une période de temps ; le primaire serait alors le secteur des activités à progrès technique moyen ; le secondaire, celui des activités à grand progrès ; le tertiaire celui des activités à faible progrès. Ce classement ne coïncide qu'approximativement avec celui de Fisher, et varie dans son contenu de période à période et de Nation à Nation, en fonction du développement du progrès technique.
D'autres auteurs enfin préconisent de définir les secteurs en fonction, non plus de la production, mais de la consommation, ainsi, d'après Économie et humanisme, le secteur primaire couvrirait les besoins essentiels, le secondaire les besoins de dépassement, le tertiaire les besoins de passivité.
Il est clair que ces définitions ont été imaginées pour expliquer le déplacement de I’emploi du primaire vers le tertiaire, déplacement qui est constaté dans toutes les nations du monde et est, sans doute, le phénomène majeur de l'évolution économique contemporaine.
L'opinion du signataire de ces lignes est que ce déplacement ne peut être expliqué que si l'on prend en considération non seulement l'influence du progrès technique sur la production mais aussi les différences d'élasticité de la consommation selon les secteurs, c'est pourquoi il désigne par les mots primaire, secondaire, tertiaire, non plus des secteurs de l'activité économique, mais les comportements-types à l'égard de la production (selon l'intensité du progrès technique) et à l'égard de la consommation (selon l'élasticité de la consommation croissante) ; de sorte qu'une production comme celle de la coupe de cheveux peut être tertiaire quant à la production (parce qu'elle ne bénéficie que d’un très faible progrès technique) tandis qu'elle est primaire quant à sa consommation (parce qu'elle rencontre très vite un niveau de saturation).
JEAN FOURASTIÉ
• L. Allen-G.-B. FISHER : The Clash of Progress and Security (1935) ; Pierre JACCARD : Les thèses de Petty, Fisher, Clark et Fourastié sur les conditions du progrès économique et social, Revue économique et sociale, Lausanne, octobre 1953 ; Martin WOLFE: The Concept of Economic Sectors, The Quarterly Journal of Economics, august 1955 ; Jean FOURASTIÉ : La prévision de l'évolution économique contemporaine, revue Diogène, n° 5, janvier 1954.