jean fourastie
Au château de Versailles, il avait peu de glaces dans les salons et les chambres, mais seulement la fameuse Galerie des Glaces. Auparavant, les châteaux forts du Moyen Âge et les églises romanes n’avaient que de petites ouvertures. Les constructions du XVIIIe et du XIXe siècle avaient de plus grandes ouvertures et fenêtres, fermées par des fenêtres à petits carreaux. Aujourd’hui, nous avons de grandes ouvertures, de grandes glaces, même dans des habitations qui n’ont rien de luxueux… La glace est un produit typiquement secondaire.
L’explication est le progrès technique ; avant le XVIIIe siècle, on n’arrivait à obtenir de verre qu’en soufflant, des sortes de bouteilles qu’il fallait fendre rapidement pour obtenir un verre plat. Au départ, quelques objets en verre (vases ou tasses) et de petits morceaux de verre que teintés que l'on pouvait réunir en vitraux. Ceux-ci coûtaient si cher que les rois ou les gens riches, quand ils voyageaient, emportaient leur vitrail, pour être protégés de la chaleur ou du froid… Depuis, la technique a évolué.
Pendant ce temps, la technique de fabrication de la tapisserie de haute lisse (produit typiquement tertiaire) n’a pas évolué, ou très peu. Et, par conséquent, son prix réel (le prix courant rapporté au salaire horaire de base) n’a pratiquement pas changé.
À la construction du château de Versailles, le roi aurait dû payer entre 20 000 et 40 000 salaires horaires de manœuvre pour une glace de 4 m2, contre 14 000 salaires horaires pour une tapisserie de même taille ; il a choisi des glaces plus petites et moins chères pour la Galerie des Glaces (1,44 m2, avec un coût de l’ordre de 6 000 salaires horaires) et il a fait mettre partout ailleurs des tapisseries.
Les textes ici présentés proviennent de deux ouvrages de Jean Fourastié et son équipe : L’Évolution des prix à long terme (1969) et Pouvoir d’achat, Prix et Salaires (1973).
Prix des vitres et des glaces [1]
Cette étude sur le prix des vitres et des glaces depuis le dix-huitième siècle montre la réduction considérable du prix de revient une glace de grande dimension, grâce à l'amélioration des techniques de production à travers les siècles :
Prix d'un miroir glace de 4 m2
Année Prix courant Prix réel
1702 2 750 f 45 000 s. h.
1891 200 f 800
1949 13 000 f 215
1967[2] 250 F 70
C'est seulement en 1802 que le Français Fourcaut mit en usage un procédé vraiment industriel pour fabriquer le verre à vitre par étirage. Jusque-là les vitres étaient fabriquées par soufflage ; il fallait d'abord opérer comme pour obtenir d’énormes bouteilles, on coupait les deux extrémités et le cylindre qui restait était sectionné suivant une génératrice, puis étendu à plat. Les conditions de température, d'homogénéité, de transparence étant draconiennes, on comprend combien les échecs devaient être nombreux dès qu'il s'agissait d’une pièce de grande surface.
En 1702, une seule glace de 4 m2 exigeait en moyenne 20 000 à 40 000 heures de travail très qualifié. C'étaient alors les plus grandes que l'on pût produire ; la glace exigeait encore plus de travail que la vitre, elle était polie au sable ou à l'émeri, puis étamée.
Ce n'est qu'au XVIe siècle que l'on sut obtenir les conditions de température suffisantes pour fabriquer des vitres ou des vitraux transparents de quelques centimètres carrés. Auparavant aucune maison, si riche soit-elle, n'avait de vitres. Il suffit de regarder les peintures des vieux maîtres pour s'en apercevoir. Le XVIe siècle est à cet égard le siècle de transition. Mais la vitre reste si chère jusque vers 1650 que même maisons les plus riches ne pouvaient garnir de vitraux que la partie haute des fenêtres, le bas fermant par un volet de bois plein, parfois évidé d'une petite ouverture. Cet équipement est visible sur des centaines de peintures des primitifs italiens, français et flamands.
Grâce aux comptes de Versailles, on peut retrouver le prix courant des glaces en 1684. Des glaces de 35 à 36 pouces valaient au prix marchand 70 livres et 10 sous et au prix du Roi 52 livres et 17 sous. Des glaces de dimensions légèrement supérieures, 44 à 45 pouces, valaient respectivement 470 et 352 livres. On voit l'énorme différence de prix pour de faibles variations de surface. Le salaire horaire de l'ouvrier moyen était alors de 1 à 2 sous. Louis XIV lui-même dut renoncer à choisir Versailles des glaces dépassant 45 pouces (1,44 m2) ; chacune de ces glaces valait 5 000 salaires horaires de manœuvre […], alors qu'elle vaut en 1968 moins de 22 salaires horaires.
Mais l'amélioration continue de la technique abaisse sans cesse les prix de vente. La glace de 4 m2, qui se vend 2 750 livres en 1702 (40 000 salaires horaires de manœuvre) ne vaut que 1 245 F en 1845 (1 000 s. h.), 262 F en 1862 (300 salaires horaires), 199 F en 1888 (800 salaires horaires). À partir de 1900, l'introduction de la technique de la table ronde met l'armoire à glace à la portée de l’ouvrier aisé. Une glace de 4 m2 se vend alors 70 F, soit 200 s. h. Elle est aujourd'hui [1968] de l'ordre de 70 s. h.[3].
LA TAPISSERIE D'ART
La tapisserie au petit point est un objet tertiaire-type. Le coût de la laine est dérisoire dans le prix de revient, c’est le travail manuel du dessinateur et du Iissier qui est tout : la technique est identique à travers les siècles.
La tapisserie d’art est donc un exemple type d’objet manufacturé demeuré artisanal. Les techniques ne peuvent être mécanisées sans changer la nature même, la qualité artistique du produit. Les ouvriers lissiers de la Manufacture des Gobelins travaillent de nos jours selon les mêmes méthodes que les artisans du dix-huitième siècle, au moins en ce qui concerne les tapisseries de haute lisse.
Pour le dix-huitième siècle, le prix moyen de 350 livres l'aune carrée peut être accepté; il correspond à 3 600 salaires horaires le mètre carré. En 1820 et 1830, on peut parler de 20 000 s. h. le mètre carré (par exemple, tapisseries de la Salle du Trône, sous la Restauration). À partir de la fin du dix-neuvième siècle, il n'est plus possible de fixer un prix moyen de la tapisserie, car la production de la Manufacture a été très diverse et dispersée. Certaines pièces ont été évaluées à 10 000 s. h. En 1928, la tapisserie Visite de Louis XIV aux Gobelins a été tissée une nouvelle fois, elle a coûté 4 150 s. h. le mètre carré. Une tapisserie, sur carton de Chagall, en 1972, coûtait 1 960 s .h. le mètre carré; mais elle était beaucoup moins fine que les précédentes.
Ce sont des prix difficilement comparables, à cause des variations de gestion administrative de la Manufacture (Manufacture royale, service public...), et de la conception artistique (la gamme de tons et la finesse des points ont augmenté depuis le début du dix-huitième siècle, pour les pièces anciennes). Sous ces réserves, on enregistre des prix réels variant de 3 100 à 4 100 heures de travail vers 1750 pour des œuvres originales, et de 2 000 à 6 600 heures de travail aujourd'hui.
Le pouvoir d'achat du salaire en ce domaine n'a guère augmenté dans cette période...
Le contraste du prix de la tapisserie avec celui des miroirs est radical : […] le pouvoir d'achat du salaire horaire pour une glace de 4 m2 a été multiplié, entre 1702 et 1972, par 300[4]. On ne saurait évidemment expliquer ce contraste ni par des actions syndicales, ni par des profits (car c'est précisément la Manufacture des Gobelins qui est demeurée une entreprise socialiste, sans profit). L'évolution relative des prix de la glace et de la tapisserie marque spectaculairement la divergence des comportements secondaires et tertiaires.
[1] Cf. Recherches sur l’évolution des Prix en période de progrès technique…1re série, p. 38. On y trouvera aussi la comparaison entre les miroirs et la tapisserie.
[2] On peut ajouter : en 2018, 320 €, 20 salaires horaires.
[3] En 2018, 320 €, 20 salaires horaires.
[4] Entre 1702 et 2018, il a été multiplié par 2000 !