jean fourastie
L'un des plus touchants souvenirs de l'enfance de Jean Fourastié, de son village de Douelle avec leur maison de la Prade, de ses parents et de la guerre de 1914-18.
La voie ferrée de Libos à Capdenac par Cahors traversait la « rivière[1] » de Douelle. Les anciens m'avaient dit qu’elle était à peine finie de construire quand elle a ‘porté' à la caserne Bessières à Cahors les "mobilisés" de 1870. Beaucoup de Douellais avaient travaillé à cette ligne, pour 0.50 à 2 F. par jour, à la pique et à la pelle, ou comme manœuvres des maçons qui construisaient les remblais et le pont. Mais il n'y avait pas de gare à Douelle. la rampe de 12 mm continuement nécessaire pour franchir le Lot après le point haut de Parnac, s'y opposait [2].
La 'gare" de Douelle, c'était donc la gare de Mercuès, à 3 km environ du pont suspendu, à 4 km de la maison de la Prade. Le souvenir le plus habituel que J'ai de la gare de Mercuès, c'est celui de notre retour à Juilly après les grandes vacances, dans les derniers jours de septembre, pour la rentrée du Collège, qui se faisait toujours dans les 2 ou 3 premiers jours d'octobre. Ce retour "à Paris". après 2 mois et demi de Douelle, était évidemment, de 1919 à 1925, une aventure. Nous avions deux grosses malles, quantité de paquets, seaux de confitures, etc. Le cousin Bessières-Cardi nous conduisait à la gare de Mercuès avec son fort cheval. Nous partions de la Prade vers 6 heures du soir, et n'arrivions à Juilly que le lendemain à midi. La "Cheferesse de gare", malgré l'habitude annuelle qu'elle avait de nous voir, nous accueillait avec effarement, dans la nuit déjà fort tombée, à la lueur de mauvaises lampes à huile ou à pétrole, sachant que mon père lui demandait les billets et l'enregistrement direct des bagages de 'Mercuès (P0) à Dammartin-Juilly (Nord), sans reprise en main à Paris. Cela exigeait un luxe d'étiquettes et d'écritures, où la pauvre femme se perdait.
Mais c'est un souvenir plus ancien et plus grave qu'évoque pour moi la gare de Mercuès. Dans les premiers mois de la guerre de 14, nous étions "réfugiés" à Douelle ma mère et moi. Mon père, mobilisé comme maréchal des logis du "train des équipages" et qui faisait sans cesse la navette entre Montauban et le Front, pour convoyer des chevaux et du matériel, venait souvent voir ma mère, en fraude. C'est depuis ce temps-là que j'ai compris la force inexorable du temps, et que le chemin de la gare de Mercuès en est pour moi la manifestation.
Alors, c'est avec notre ânesse que nous accompagnions, ma mère et moi, mon père à Mercuès. Nous prenions le chemin de la Prade d'Espère, un peu moins pentu. Chaque montée, chaque descente de ce chemin de roc et de galets, silex amenés là du Massif Central, il y a peut-être 100 millions d'années par un Lot torrentueux, chaque tour de roue. rapprochaient inéluctablement de la séparation cet homme et cette femme aimants...
Personne ne pleurait. Je crois même que je faisais semblant de ne pas savoir, d'être gai, de "taper" sur Nanette pour la faire avancer plus vite...
En 4 ans, 27 jeunes Douellais, sur peut-être 70 mobilisés, sont partis de la gare de Mercuès et ne sont pas revenus.
[1] C’est-à-dire la partie du territoire de Douelle qui se trouve dans la vallée du Lot. La "ligne" et donc la gare de Mercuès ont été désaffectées par la SNCF vers 1970. La gare, vendue, est devenue propriété privée.
[2] Dans la suite, la compagnie du PO institua une halte à Douelle, en rampe de 12 mm donc. Ce qui me procura, au cours d'un stage de locomotive, parce que je sous-estimais l'effet de pente, et parce que ce jour-là, foire à Cahors, le train était de longueur démesurée, l'ennui de dépasser presque entièrement le quai et d'obliger une bonne soixantaine de Douellais à se hisser dans les wagons à partir d'un ballast étonnement distant du marche pied. Ceci est une image des moyens de transport à Douelle, en 1929 ou 1930. (Note de 2018 : Ce texte est écrit vers 1980 ; depuis la halte de Douelle a été supprimée avec la ligne Libos-Capdenac ; elle est remplacée par un service de cars, qui se raréfie, puisque la plupart des usagers possèdent des voitures).