jean fourastie

LE POUVOIR D'ACHAT DU SALAIRE  (de Louis XIV à 1949)

Jean Fourastié a publié cette étude dans Machinisme et Bien Être, 1951, éd. de Minuit, et l’a résumée dans En Quercy,Essai d’histoire démographique, Quercy-Recherche, 1986. C’est ce résumé que nous transcrivons ; l’original contient de nombreuses références et tableaux qui sont omis ici. À cette époque, seuls quelques penseurs, comme Vauban, avaient l’idée de s’en prendre au roi qui taxait tous les « pauvres » à 10% de leur revenu et ne taxait pas les riches ! Les taxes ne jouaient d’ailleurs qu’un faible rôle à côté du faible rendement des terres et de la faible productivité du travail.

 

Jean Fourastié calcule le pouvoir d’achat du salaire en blé, en méteil et en d’autres biens, et non par un indice… Ces calculs simples montrent la hausse vertigineuse du niveau de vie, sensible déjà en 1949, et bien davantage aujourd’hui.

L'étude du salaire monétaire nominal ne donne à elle seule aucune idée du niveau de vie des salariés. Si en effet, depuis Louis XIV jusqu'à 1949, le salaire horaire moyen du manœuvre de province, passant de 1 sou et 6 deniers (7 centimes 1/2) à environ 80 francs, a été ainsi multiplié par 1000 environ, les prix des diverses consommations ont également beaucoup augmenté.

Le pouvoir d'achat est apprécié par la comparaison du salaire nominal et du prix des consommations. On l'appelle aussi salaire réel.

Mais ici se présente la difficulté centrale de l'étude du niveau de vie : la nature même de la consommation varie avec le volume du salaire réel. Par exemple, un salarié qui gagne le double d'un autre salarié, dans un même lieu, en un même temps, est loin d'acquérir en moyenne deux fois plus de pain, deux fois plus de pommes de terre, etc. ; en revanche, il dépense plus du double en habillement, logement et consommations diverses non alimentaires. Si les évolutions dans le temps des prix de toutes les consommations étaient parallèles, c'est-à-dire que, lorsque le prix du pain se trouve multiplié par 10, les prix des pommes de terre, des vêtements, des livres et de toutes les autres marchandises et services se trouvaient avoir également décuplé, le problème de la structure de la consommation ne se poserait pas. Mais c'est le propre même de la vie économique d'engendrer des disparités incessantes entre les prix. À court terme, ce sont essentiellement les défauts d'adaptation de la production à la consommation qui entraînent les mouvements des prix les uns par rapport aux autres : par exemple, si pour une raison quelconque, et pendant plusieurs mois, les disponibilités en pommes de terre sont supérieures aux besoins, sans qu'il y ait en même temps trop de blé ou trop de viande, le prix des pommes de terre s'effondre par rapport aux autres prix. Mais à long terme, c'est le prix de revient qui commande l'évolution des prix de vente et, par suite, les mouvements séculaires des prix sont commandés par le progrès technique.

Si l'on mesurait le pouvoir d'achat d'un salaire par rapport à la consommation d'un produit ou d'un service dont la production ne s'est accompagnée d'aucun progrès, on enregistrerait une stagnation totale du niveau de vie : avec 1 sou et 6 deniers, l'ouvrier de 1680 pouvait aller aussi souvent chez le barbier que l'ouvrier de 1960 avec ses 2,5 nouveaux francs.

Par contre, si l'on mesurait le pouvoir d'achat par rapport à un produit à progrès technique intense, on enregistrerait une prodigieuse amélioration du niveau de vie. Par exemple, exprimé en unité monétaire courante, le prix d'une glace de quatre mètres carrés a beaucoup baissé depuis 1702 : elle coûtait 2 750 livres à l'époque, elle coûte, en 1960, 440 nouveaux francs. Dans le même temps, le salaire horaire du manœuvre est passé de 0,065 à 2,50 NF. Le pouvoir d'achat du salaire mesuré par rapport à ce produit est donc environ 240 fois plus fort en 1960 qu'en 1702.

Ces exemples confirment qu'il est impossible d'apprécier le pouvoir d'achat sans préciser en même temps la nature des consommations.

Les quatre grands types de consommation

Or les consommations observées dans le monde contemporain sont très diversifiées et sont elles-mêmes en perpétuelle évolution. On peut les ramener à quatre grands types, qui sont, par ordre de revenu croissant :

1) Les consommations à prépondérance de méteil ; 2) les consommations à prépondérance de pain de froment ; 3) les consommations à prépondérance de dépenses alimentaires variées ; 4) les consommations à prépondérance non alimentaire.

Historiquement, les trois premiers types de consommation correspondent aux nourritures nationales moyennes de la France de 1700, de la France de 1830, de la France de 1950. Enfin les consommations du quatrième type commencent à l'heure actuelle à devenir habituelles dans certaines nations comme les Etats-Unis, la Suède et les Dominions britanniques.

a)Les consommations à prépondérance de méteil

Jean Jaurès, dans son Histoire socialiste, écrit que le salaire journalier moyen du travailleur non professionnel représentait sous l'ancien régime à peu près 10 livres de pain de blé. Le journalier de 1750 gagnait en effet au plus 1 franc par jour en moyenne. À supposer que le setier de blé (240 livres) valût alors 25 francs - chiffre qui est effectivement une moyenne classique à l'époque - cela représente moins de 10 livres de blé et par conséquent aussi moins de 10 livres de pain[1].

Mais ce journalier avait en moyenne trois enfants ; il ne travaillait que 290 jours par an et le travail intermittent de sa femme représentait à peine une soixantaine de livres tournois, entièrement absorbées par l'habillement (sans parler des ustensiles de cuisine, des impôts et du loyer) ; les 290 francs du salaire annuel du chef de famille permettaient d'acheter en année moyenne 2 800 livres de pain de blé, soit 560 livres par personne et par an, soit encore près d'une livre et demie par personne et par jour. Le kilo de pain de blé fournit 2 380 calories, dont 2 040 sous forme de glucides et 60 seulement sous forme de lipides. Une livre et demie de pain représente donc 1 800 calories, dont 120 sous forme de lipides. Nous sommes loin des 4 300 calories (dont 770 lipides) qui sont maintenant admises comme nécessaires à la nourriture de la "catégorie moyenne" des travailleurs physiques. Pour atteindre les 2 900 calories nécessaires en moyenne à un membre de la famille, il faudrait ajouter à 750 grammes de pain un peu plus d'un litre et demi de très bon lait : or le prix d'un litre de lait était en général supérieur au prix d'un kilogramme de pain : de sorte que l'on peut dire que le salaire moyen de 1750 était de l'ordre du tiers du minimum vital physiologique alimentaire.

Mais si le salaire de 0,80 à 1 franc par jour a été très stable pendant tout le cours du XVIIIe siècle et si, par conséquent, l'appréciation du revenu d'une famille ouvrière à 350 francs par an peut être considérée comme une limite maximale de la réalité effective, le prix du pain était au contraire extrêmement instable. Les variations d'une année à l'autre du prix de cette denrée essentielle étaient fortes ; voir le tableau ci-après. Il faut avoir ce tableau présent à l'esprit pour comprendre les caractères fondamentaux du niveau de vie de l'homme moyen avant le récent essor du progrès technique.

Tableau

Prix moyens annuels courants en francs du setier de blé à Montauban, Bordeaux et Auch. Valeur du salaire horaire moyen aux mêmes dates.

Dates                    Montauban            Bordeaux                  Auch     Salaire moyen de 100 heures de travail

Années de pointe :

1759                      23                           21                           21                           8

1766                      26                           24                           22                           8,5

1770-71                 31,5                        30                           27                           9

1778                      30,5                        29                           29                           9

1782                      31                           32                           31                           9

1786                      26                           29                           23                           9,5

1789                      37                           36                           34                           9,5

Années des prix relativement bas:

1756                      15                           14                           12                           8

1762                      15                           16                           15                           8

1769                      22                           22                           23                           9

1776                      21                           22                           19                           9

1779-80                 19                           20                           18                           9

1784                      23                           23                           21                           9

En moyenne annuelle de calendrier, le prix réel du quintal de blé a dépassé 300 salaires horaires le quintal en 1770 et 1771 et approché 400 salaires horaires en 1789. Ce sont des prix de famine. À l'inverse, les années de subsistance "facile" ont été 1756 et 1762, avec moins de 200 salaires horaires - et 1779-80, avec à peu près 200 salaires horaires (c'est 50 fois le prix de 1950 !).

Les prix d'Auch sont presque constamment les moins élevés (mais les salaires y étaient aussi un peu plus faibles que dans les deux autres grandes villes). Les facilités de transport par eau contribuaient grandement à l'égalisation des prix dans tout le bassin de la Garonne. Il était loin d'en être ainsi dans l'ensemble de la France ; par exemple, alors qu'en 1756 la mercuriale est à 12 francs à Auch, elle est à 16 à Alençon. En 1770, 26 à Auch, 34 à Alençon. A l'inverse en 1782 : 22 et 31. Mais 1789 fut partout très cher.

 

La subsistance même de l’humanité était liée à la production de céréales ; il était impossible de stocker : d’abord pour des raisons techniques, mais surtout parce qu'on n’avait pas conscience de la nécessité de stocker (les stockeurs, agissant en tant qu'accapareurs, étaient au contraire tenus pour  responsables des famines). Ainsi les circonstances atmosphériques faisaient brusquement passer une région de la suffisance à la disette. Aucun transport d'une région à l'autre ne pouvait pratiquement égaliser les ressources. En 1757, le setier de blé vaut 13,5 à Auch et 24 à Alençon ; mais en 1759, le blé est plus cher à Auch (20,7) qu'à Alençon (17,5). En 1764, Alençon enregistre le prix le plus faible qui soit donné pour ces quarante années (12,35), mais six ans plus tard, il enregistre l'un des plus élevés (34,40). Les années 1768, 1769, 1770, 1771, sont dures pour tout le royaume, mais c'est en 1772 que la généralité d'Amiens passe par le maximum de la crise (33,75), alors que pour les autres généralités la détente est déjà commencée. Sept ans plus tard, en 1780, le blé à Amiens a baissé de plus de moitié (il est à 15,15) il remonte ensuite jusqu'à 33 en 1789.

Si l'on réfléchit qu'il s'agit là de moyennes annuelles et que les mouvements saisonniers et journaliers ont beaucoup plus d'ampleur, on peut se faire quelque idée de l'instabilité des conditions économiques traditionnelles[2]. L'ampleur de ces mouvements fait du prix du blé la variable essentielle du niveau de vie du peuple.

La situation de l'homme moyen dans la période traditionnelle de l'humanité, c'est-à-dire antérieure à 1800, peut donc être résumée de la manière suivante : le pouvoir d'achat des classes ouvrières dépendant essentiellement de la situation atmosphérique, le niveau de vie par tête et par jour d'une famille ouvrière oscillait d'un maximum de l'ordre de 2,5 livres à 3 livres de blé dans les meilleures années à un minimum extrêmement faible, qui, en plein XVIIIe siècle encore, s’est abaissé souvent au-dessous d’une livre de pain. Pour apprécier la valeur de ce niveau de vie, il suffit de se rappeler que, toute précision sur la répartition de ces calories en protides, glucides étant négligée, 2,5 livres de pain représentent 3 000 calories, soit presque exactement le minimum physiologique moyen par tête dans une famille de cinq personnes. On peut apprécier à une année sur quatre au XVIIIe siècle, et à une sur cinq au XVIIe siècle, le nombre des années où cette ration se trouvait atteinte. Le déficit moyen des autres années peut être apprécié, on le voit, à une fraction aussi forte que la moitié ou deux tiers des besoins.

ll est essentiel de se rendre compte que, dans ces conditions, la consommation, et par conséquent la production importante de viande se trouve nécessairement exclue, parce que, à nombre de calories égal, la production de viande exige une superficie agricole de cinq fois plus forte que la production de céréales.

Supposons par exemple que, dans un état donné de la technique et avec un nombre donné d'heures de travail, un hectare d'une terre donnée produise 10 quintaux de blé (c'est rendement maximum avant 1800 pour les très bonnes terres et les très bonnes années). Cette récolte fournit 2 400 000 calories. La même terre utilisée à la production laitière ne donnerait pas plus de 550 000 calories ; dans la production de viande de veau, elle donnerait 170 000 calories. La même terre permet donc de nourrir, à 2 500 calories par jour : 2,7 personnes si elle est cultivée en céréales ; 0,6 si elle est utilisée à la production de lait ; 0,2 si elle est utilisée à l’élevage de bovins[3]. Il est surprenant que les historiens aient prétendu et prétendent encore décrire l’évolution économique contemporaine sans avoir mis en évidence un déterminisme aussi simple et aussi important pour l'homme.

Ces différences dans les rendements en calories à l'hectare se retrouvent évidemment en partie dans les différences de rendement (ou productivité) par tête de travailleur, quoique la main d'œuvre soit plus importante pour un hectare en céréales que pour un hectare en élevage. Mais ce qui est prépondérant dans les économies primitives, c'est la rareté des terres, par suite de la densité de la population. Avec ses 25 millions d'habitants et ses 35 millions d'hectares cultivables, la France de 1750 ne pouvait orienter sa production autrement que vers les céréales. En effet, pour donner 600 livres de blé par tête et par an à une population de 20 millions d'hommes, il fallait une récolte de 6 millions de tonnes de blé. Avec un rendement moyen de 6 quintaux à l'hectare, cette production exige 10 millions d'hectares. Etant donné que, avec la technique de l'époque, une terre moyenne devait être laissée au moins une année sur trois en jachère et que la seconde année elle ne produisait que de pauvres récoltes de légumes, on voit que la superficie annuellement ensemencée en blé ne pouvait guère dépasser ces 10 millions d'hectares. Si donc on avait voulu produire massivement des calories plus nobles, telle que lait, viande, fruits, le déficit alimentaire aurait été encore plus grand qu'il n'était[4].

On comprend de même pourquoi les populations denses relativement à la technique qu'elles mettent en œuvre (France de 1750, pays balkaniques, Indes et Chine de 1950, Italie et Espagne d'hier) doivent se contenter presque exclusivement de céréales, blé, maïs, riz.

Les Français de l'époque n'avaient, pas plus que les Hindous ou les Chinois de 1950, aucune idée du nombre de calories que produisent un quintal de blé, de riz, de seigle ou d'orge. Ils avaient cependant adopté ou ils adoptent encore des cultures permettant une densité maxima de population. Ce déterminisme s'impose par le mécanisme des prix. Le rendement l'hectare en hectolitres est nettement plus élevé pour les céréales secondaires (orge, seigle, avoine), que pour le blé, surtout dans les terres médiocres ; ainsi les céréales secondaires sont toujours moins chères que le blé. C'est pourquoi le pain fait avec ces céréales secondaires, quoique nettement moins nourrissant et surtout moins agréable et moins aisé à digérer, paraissait cependant au consommateur plus avantageux. Les rendements à l'hectare atteignaient en seigle, pour les mauvaises terres, les mêmes taux que pour les bonnes terres en blé[5] ; quant à l'orge, le rendement moyen par rapport au blé était à ces époques dans le rapport de 9 à 6. C'est pourquoi, lors des années de disette et de blé cher, la demande se portait sur l'orge, le seigle et le sarrasin ; les prix de ces céréales secondaires augmentaient plus encore que le prix du blé, ainsi que l'a mis en évidence M.C.E. Labrousse[6]. Il en résultait un déplacement de la production et un accroissement de la superficie ensemencée en céréales secondaires, au détriment des superficies cultivées en froment.

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Ces faits font comprendre que le niveau de vie du type 1700 impliquait une prépondérance dans les consommations non pas seulement de la nourriture par rapport à toutes les autres dépenses, non pas seulement du blé par rapport à toutes les autres consommations, mais bien la prépondérance du méteil, mélange de blé et d'autres céréales en proportion variable mais voisine en général de moitié de froment pour moitié d'autres céréales. Vauban, dans la Dixme royale, évalue ainsi la dépense moyenne d'une famille de quatre personnes dont le chef est ouvrier agricole :

Un tiers de minot de sel (soit un boisseau) (17 kilos)                     8 livres 16 sous

10 setiers de méteil (soit de 1 100 à 1 200 kg)                                    60 livres

Loyer, entretien et autres nourritures                                          15 livres 4 sous.

Impôt                                                                                    6 livres au maximum, 3 livres au minium

Total                                                                                               90 livres environ

Dans ce budget-type, la ration de méteil, étant de 2 200 à 2 400 livres par an pour quatre personnes, donne moins de deux livres de méteil par tête et par jour (livre royale de Paris). Cette ration correspond à 400 g. de pain de blé et à 400 g. de pain de seigle, soit à quelque 1 500 calories. La part du coût de ce méteil dans ce budget ouvrier est de 67 %. Vers 1700 Vauban écrivait :

"Je suppose que, des trois cens soixante-cinq jours qui font l'année, il en puisse travailler utilement cent quatre-vingts et qu'il puisse gagner neuf sols par jour. C'est beaucoup, car il est certain, qu'excepté le temps de la Moisson et des Vendanges, la plupart ne gagnent pas plus de huit sols par jour, l’un portant l’autre ; mais passons neuf sols, ce serait quatre-vingt-cinq livres dix sols ; passons quatre-vingt-dix livres ; desquelles il faut ôter ce qu’il doit payer, suivant la dernière ou plus forte Augmentation, dans le temps que l’Etat sera dans un grand besoin, c'est à- dire le trentième de son gain qui est trois livres, ce qui doublé fera six livres, et pour le Sel de quatre personnes, dont je suppose sa famille composée, celle du Tisserand, sur le pied de trente livres le Minot, huit livres seize sols, ces deux sommes ensemble porteront celle de quatorze livres seize sols, laquelle ôtée de quatre-vingt-dix livres, restera soixante-et-quinze livres quatre sols.

"Comme je suppose cette famille, ainsi que celle du Tisserand, composée de quatre personnes, il ne faut pas moins de dix septiers de Bled mesure de Paris pour leur nourriture. Ce Bled moitié froment, moitié seigle, le froment estimé à sept livres et le seigle à cinq livres par commune années, viendra pour prix commun à six livres le septier mêlé de l’un et de l’autre, lequel multiplié par dix, fera soixante livres, qui ôtez de soixante-quinze livres quatre sols, restera quinze livres quatre sols sur quoi il faut que ce Manœuvrier paye le loüage, ou les réparations de sa maison, l’achat de quelques meubles, quand ce ne seroit que de quelques écuelles de terre ; des habits et du linge ; et qu'il fournisse à tous les besoins de sa famille pendant une année.

"Mais ces quinze livres quatre sois ne le mèneront pas fort loin à moins que son industrie, ou quelque Commerce particulier, ne remplisse les vuides du temps qu'il ne travaillera pas, et que sa femme ne contribue de quelque chose à la dépense par le travail de sa Quenouille, par la Coûture, par le Tricotage de quelque paire de Bas, ou par la façon d'un peu de Dentelle selon le Païs ; par la culture aussi d'un petit Jardin ; par la nourriture de quelques Volailles, et peut-être d’une Vache, d'un Cochon et d'une Chèvre pour les plus accomodez, qui donneront un peu de lait ; au moyen de quoy il puisse acheter quelque morceau de lard, et un peu de beurre ou d’huile pour se faire du potage. Et, si l’on n’y ajoûte la culture de quelque petite pièce de terre, il sera difficile qu’il puisse subsister ; ou du moins il sera réduit lui et sa famille à faire une très-misérable chere. Et si au lieu de deux enfants il en a quatre, ce sera encore pis, jusqu'à ce qu'ils soient en âge de gagner leur vie. Ainsi de quelque façon qu'on prenne la chose, il est certain qu'il aura toujours bien de la peine à attraper le bout de son année. D'où il est manifeste que pour peu qu'il soit surchargé il faut qu'il succombe ; ce qui fait voir combien il est important de le ménager[7]".

Vers 1789, Lavoisier décrit une situation pratiquement identique "J'ai conclu, après de longs calculs, et d'après de longs renseignements qui m'ont été fournis par les curés de campagne, que dans des familles les plus indigentes, chaque individu n'avait que 60 à 90 livres à dépenser par an, hommes, femmes et enfants de tous âges compris ; et que les familles qui ne vivent que de pain et de laitage, qui sont propriétaires d'une vache que les enfants mènent paître à la corde le long des chemins et des haies, dépensaient même encore moins[8]."

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b) Du méteil au frigidaire

Dans les études relatives à la situation des classes ouvrières, le méteil n'est plus cité après 1800. Après cette date, en effet, en France, le pain blanc, le froment, apparaissent toujours explicitement désignés comme tels. Mais, de plus, le pourcentage du budget total relatif à l'achat de pain décroît constamment de 1800 à nos jours.

Dans la période antérieure à 1830, la dépense de pain est toujours supérieure à la moitié de la dépense totale de nourriture ; elle se situe entre la moitié et le tiers de la dépense totale des familles ouvrières. Le baron de Morogues [9] évalue pour la période 1825-1832 la consommation de pain à 19 onces par personne (environ 600 grammes) dans les campagnes, et à 16 onces dans les villes. Cette consommation de pain requiert une dépense de 303 francs dans les campagnes et de 296 francs dans les villes, pour une famille de cinq personnes et pour une année. Or, le baron de Morogues évalue le revenu annuel de la famille ouvrière "dans l'aisance" à 600 francs dans les campagnes, et 860 dans les villes. La part du pain dans le budget est donc de 35 % dans les villes et 50 % à la campagne ; mais l'auteur précise qu'il s'agit d'ouvriers qui se trouvent "au-dessus du besoin". Il faut, pour arriver au revenu de 620 francs, 300 journées du chef de famille à 1,25 fr., 200 journées de sa femme à 75 centimes et 250 journées de l'aîné de ses enfants à 38 centimes.

À partir de 1830, la place du pain dans les dépenses ouvrières ne cesse de décroître. Dans le budget de Villermé, le pain représente encore plus du quart de la dépense totale pour l'ouvrier célibataire et plus de 35 % pour les familles ouvrières. De nos jours (1950), la place du pain dans le budget ouvrier est tombée aux alentours de 3 %. Encore faut-il noter que le prix du pain s'entend maintenant comme acheté au détail dans les boulangeries des villes, tandis qu'autrefois il s'agissait du blé pris à la ferme, le pain étant fait par des moyens ménagers. L'écart entre le prix du kilo de pain et le prix du kilo de blé, qui était presque nul avant 1800, s'est peu à peu accentué avec le développement des services commerciaux. Cela tient au fait que les services commerciaux de distribution n'ont pu jusqu'à présent bénéficier d'un progrès technique égal à celui de la production du blé. Au contraire, le nombre d'heures de travail nécessaire pour distribuer le pain dans une ville a plutôt augmenté par suite du développement des agglomérations urbaines. À l’heure actuelle (1949), le kilo de pain vaut 35 francs et le kilo de blé 26. L'écart entre les deux prix, qui était nul en 1880, est maintenant de l'ordre de 30 à 50%.



[1] Cette appréciation de Jaurès s'appuie sur un grand nombre de sources incontestables. Pendant des dizaines d'années continues du XVIIIe siècle, le salaire journalier de l'ouvrier non nourri fut un peu intérieur au vingtième du prix moyen du setier de blé. Quand la moyenne décennale du prix du setier de blé est de 25 livres tournois, le salaire est de 18 à 20 sous tournois. Le setier est une mesure de capacité égale à 156 litres. Le poids d'un setier de blé dépend donc de la qualité de ce blé. Le setier de blé marchand pesait à Paris 240 livres-poids (240 livres-poids égalent 117,5 kg), dans certaines provinces un peu moins et jusqu'à 210. En seigle, le setier pesait de 195 à 220 livres ; à Paris 220. Le salaire journalier est, exprimé en sous, très voisin du prix du setier de seigle exprimé en livres tournois.

[2] Cf. M. Meuvret, « Les crises de subsistances et la démographie de la France d'ancien régime », Population, 1946.

[3] On compte que pour obtenir 1 kg des denrées suivantes, il faut sacrifier l’équivalent en fourrages, féculents ou céréales, des quantités suivantes de blé : porcs : 6 kg (c'est-à-dire que pour obtenir un kilo de viande de porc, il faut avoir fourni à ce porc, quand il était vivant, une nourriture équivalent à 6 kg de  blé) - Bovins 12 kg  - Lait : 1,3 kg. Or un kilo de viande ne donne pas en moyenne plus de 1 800 à 2 000 calories ; un litre de lait donne 670 calories. Un kilo de blé à 85 % d'extraction donne en pain 2 400 calories.

[4] Le calcul que donne Vauban du rapport de la lieue carrée confirme ce qui précède (cf. Vauban, La dixme royale, 1707, éd. Coornaert, p. 19 et 173). Vauban, qui rend le système fiscal responsable de tous les malheurs de la France, et par conséquent, n'aperçoit nullement le problème des rendements et des techniques de production, estime que si la France était prospère, elle pourrait nourrir de 21 à 24 millions d'habitants sur le pied de 720 livres de blé par tête. Or, en 1700, la population de la France était de 20 millions d'habitants nourris à 650 livres de blé par tête. On voit combien était mince la marge existant alors entre "prospérité" et misère.

Sur le rythme des cultures et des jachères, cf. par exemple, La dixme royale, p. 135.

[5] En 1815, date des plus anciennes statistiques françaises évaluant les surfaces cultivées, la superficie en céréales atteignait 11 millions d'hectares, dont 4,6 en blé et 2,6 en seigle.

[6] Cf. notamment : Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, 1933, t. 1, p. 173. La relative constance à long terme du rapport Prix du blé/prix du seigle est due à stabilité du rapport productivité du seigle/productivité du blé. La valeur moyenne de ces deux rapports est en effet de l'ordre de 3/2 et a peu varié depuis le plus lointain passé connu. Pour les vérifications statistiques de la constance de ces rapports, cf. notre ouvrage Documents pour l'histoire et la théorie des prix, tome I, p. 6 et 7. On comprend aussi pourquoi le rapport prix la viande/prix du blé est d'autant plus faible que le pays est plus pauvre : le blé cher chasse la viande. Pendant la disette française de 1940-46, la taxation blé à des cours trop bas a privé la France de ce réflexe élémentaire et nous n’avons pas eu assez de pain tout en n'ayant pas, bien entendu, assez de viande.

[7] Projet d'une Dixme royale, p. 79 à 81.

[8] Lavoisier, De la richesse territoriale du royaume de France, imprimé par ordre de l’Assemblée Constituante, p. 14.

[9] De Morogues, De la misère des ouvriers et de la marche à suivre pour y remédier, 1832 ; Villermé, dans Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, 1840, tome II, p. 28, sq., le cite abondamment.