jean fourastie

Nous présentons ici le premier chapitre de Machinisme et Bien-Être, publié en 1951 par Jean Fourastié ; la traduction anglaise figure ci-dessous.

 

 

 CHAPITRE PREMIER

SALAIRES ET POUVOIRS D'ACHAT

Si le cinéma avait existé avant le XVIIe siècle, la science économique aurait depuis longtemps franchi les étapes de la première enfance. Un film comme Farrebique donnera à nos petits-enfants une meilleure connaissance de la vie de nos paysans que mille ouvrages classiques d'« Histoire de France ». La photographie enregistre en effet non pas ce qui est exceptionnel, mais tout ce qui est dans le champ de l'objectif.

À tous ces hommes, à toutes ces femmes que les peintres ont fixés sur leurs toiles et qui nous livrent une part de leurs pensées, j'ai envie de poser les questions simples, qui leur auraient paru dépourvues d'intérêt, et qui sont pour nous la base de la recherche du déterminisme en histoire : « De quel mobilier disposez-vous? — Avez-vous des draps à votre lit? — Avez-vous des matelas de crin   ‑ Avez-vous des fourchettes et des cuillères ? — Combien avez-vous de couteaux? — Combien avez-vous de domestiques? — Combien d'heures vous .éclairez-vous l'hiver? — Avez-vous des vitres à vos fenêtres? » Mais les peintres et les chroniqueurs nous donnent rarement des réponses à ces questions, justement parce qu'elles auraient paru banales et naturelles.

La raison pour laquelle ces situations paraissent naturelles est qu'elles prévalaient pendant de longues durées et qu'elles n'étaient pas très différentes pour le petit-fils de ce qu'elles étaient pour le grand-père. Ce qui fait justement leur intérêt pour nous, c'est qu'elles sont des phénomènes d'évolution lente, qui, par suite, s'imposent comme en grande partie indépendants de l'action humaine, c'est-à-dire comme déterminés.

On comprend ainsi pourquoi l'histoire historisante (comme dit M. Lucien Febvre) foisonne et ne conduit que rarement à des conclusions scientifiques ; avant de prendre conscience de ce qui constitue réellement le déterminisme historique, l'homme s'attache tout naturellement à ce qui frappe mon imagination, à ce qui est justement l'imprévisible et, l'aléatoire. L'effort de notre génération est de trouver dans la banalité quotidienne la matière essentielle de la science historique.

Cette mentalité « historisante » de l'homme explique que l'histoire ait presque entièrement vécu jusqu'à ce jour, ou tout à fait en dehors de la réalité économique, ou sur des idées fausses touchant cette réalité. En effet, ou bien l'historien prenait pour la moyenne ce qui était exceptionnel et décrit par le chroniqueur parce qu'exceptionnel ; ou bien il ignorait complètement cette moyenne. C'est pourquoi, par exemple, en matière de niveau de vie, le Français d'aujourd'hui conçoit son ancêtre dînant comme Louis XIV le jour de l'inauguration du château de Vaux.

Cependant, quelques documents précis suggèrent une tout autre réalité.

Le texte célèbre de La Bruyère a été enterré sous les dissertations des professeurs de littérature et des historiens politiques. Il fut entendu que La Bruyère n'était jamais sorti des salons dorés et qu'il connaissait évidemment beaucoup moins bien que nous les paysans de sa campagne. Mais Vauban écrit en 1698, dans son Projet de Dixme Royale : « La vie errante que je mène depuis quarante ans et plus, m'ayant donné occasion de voir et visiter plusieurs fois, et de plusieurs façons, la plus grande partie des Provinces de ce Royaume... j'ai souvent eu occasion de donner carrière à mes réflexions, et de remarquer le bon et le mauvais des Païs, d'en examiner l'état et la situation, et celuy des Peuples, dont la pauvreté ayant souvent excité ma compassion, m'a donné lieu d'en rechercher la cause... Il est certain que ce mal est poussé à l'excès, et que si on n'y remédie, le menu Peuple tombera dans une extrémité dont il ne se relèvera jamais ; les grands chemins de la Campagne et les rues des Villes et des Bourgs étans pleins de Mandiants, que la faim et la nudité chassent de chez eux.

« Par toutes les recherches que j'ay pû faire, depuis plusieurs années que je my applique, j'ay fort bien remarqué, que, dans ces derniers temps, près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement, que des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l'aumône à celle-là, parce qu'eux-mêmes sont réduits, à très-peu de chose près, à cette malheureuse condition ; des quatre autres parties qui restent, trois sont fort malaisées, et embarrassées de dettes et de procès ; et que dans la dixième, où je mets tous les Gens d'Epée, de Robe, Ecclésiastiques et Laïques, toute la Noblesse haute, la Noblesse distinguée, et les Gens en Charge militaire et civile, les bons Marchands, les Bourgeois rentez et les plus accommodez, on ne peut pas compter sur cent mille Familles ; et je ne croirois pas mentir, quand je dirois qu'il n'y en a pas dix mille petites ou grandes, qu'on puisse dire fort à leur aise[1].

 « La cherté du sel le rend si rare, qu'elle cause une espèce de famine dans le royaume; le menu Peuple ne peut faire aucune salaison de viande pour son usage, faute de sel. Il n'y a point de ménage qui ne puisse nourrir un cochon, ce qu'il ne fait pas parce qu'il n'a pas de quoi avoir pour le saler. Ils ne salent leur pot qu'à demi, et souvent point du tout[2]

« Au reste, tout ce que j'en dis n'est point pris sur des observations fabuleuses et faites à vue de Païs, mais sur des Visites et des Dénombrements exacts et bien recherchez, auxquels j'ay fait travailler deux ou trois années de suite[3] »

Un ouvrage technique de l'époque, Le Mouvement physiocratique (t. I, p. 485, et t. II, p. 448), décrit minutieusement les instruments de travail des paysans de 1730 et leur nourriture. La grossière charrue sans roues oblige les paysans « à labourer couchés presque comme des bêtes. Pour la tirer, ils n'ont que de petits ânes et on en voit qui attèlent en même temps leur femme presque nue ». Ils se nourrissent « d'un pain de seigle dont on n'ôte pas le son, qui est lourd et noir comme du plomb. Les enfants eux-mêmes mangent de ce pain, aussi une fille de quatre ans a le ventre gros comme une femme enceinte ». Le duc de Nemours, qui a écrit ce livre, n'avait, semble-t-il, aucun intérêt à noircir les faits.

Le problème de l'évolution historique du niveau de vie des peuples est ainsi posé. Trois ordres de recherches permettent de le préciser. Dans ce chapitre, nous aborderons l'étude des revenus et des salaires nominaux et l'étude du pouvoir d'achat de ces salaires nominaux. Les statistiques de consommation par tête permettront ensuite de contrôler ces deux premières enquêtes.

SECTION I : Revenus et salaires nominaux

Parmi tous les prix des biens et des services économiques, les salaires sont les mieux connus ; par contre, les revenus autres que les salaires sont à peu près insaisissables autrement que dans des cas très particuliers. Heureusement, les salaires de certaines catégories de hauts emplois administratifs sont un bon indice du revenu des classes bourgeoises, par suite de la facilité d'émigration de ces emplois vers les postes de commandement des grandes entreprises privées. Les traitements des conseillers d'État, des présidents de Chambre au Conseil d'État et à la Cour des Comptes, des inspecteurs des Finances, etc., permettaient à leurs titulaires de vivre « bourgeoisement ».

*

Dire que les salaires figurent parmi les prix les mieux connus, n'implique nullement que leur connaissance soit précise. Ici encore, la banalité apparente du taux des salaires a conduit les historiens à en noter fort peu souvent la valeur. Cependant la très grande généralité du phénomène fait qu'on en trouve trace dans une foule de documents tels que comptabilités, bordereaux, actes notariés, etc. Mais c'est le hasard qui nous a conservé ces documents ; il faut user d'une sérieuse critique pour retirer des indications valables de ces éléments disparates. La plus ancienne série statistique de salaires moyens remonte à 1806; elle a été calculée par la Statistique Générale de la France et elle est relative à certaines catégories d'ouvriers professionnels à Paris. Aucune moyenne statistique de salaires d'ouvriers de province n'a été calculée avant 1844. C'est à cette date que commence en effet la plus ancienne moyenne d'un ensemble bien défini de travailleurs de province  : celui des ouvriers occupés dans les mines de combustibles. François Simiand a remonté cet indice dans le temps jusqu'à 1789, à l'aide de données fournies aux enquêtes de 1884 et de 1901 par les Compagnies d'Anzin et d'Aniche.

Les traitements des fonctionnaires, dont la fixité était relativement grande à cette époque, ont pu être retrouvés pour plusieurs emplois jusqu'en 1800. Sous l'Ancien Régime, toute recherche de cet ordre est impossible, par suite de l'extrême variété des rétributions; les cumuls d'emplois étaient la règle et les traitements étaient établis en fonction même de ces cumuls. Ainsi les principales charges recevaient des traitements différents selon la personnalité de leur titulaire et les autres fonctions qu'il exerçait. Dans l'état actuel des recherches, ce serait un effort considérable que d’essayer de donner une idée, même approximative, des traitements des fonctionnaires et des officiers avant 1789.

On ne disposé donc, pour les époques antérieures à 1800, d'aucune moyenne statistique scientifiquement calculée, pour quelque catégorie de salariés que ce soit. Toutefois, il est possible de se faire une idée assez précise du salaire des ouvriers de qualification courante. D'Avenel a publié sur les salaires une masse considérable de documents, malheureusement à peu près inutilisable en raison de l'effort systématique qu'il a accompli pour transformer la monnaie de l'époque en francs de 1900 ou de 1914. Les taux de conversion qu'il a adoptés sont basés sur le contenu en argent de la livre tournoi ; les moyennes par durée de 25 ans qu'il a calculées, conduisent à des résultats très discutables. Le remarquable ouvrage de l'abbé Hanauer est également très difficile à utiliser, pour la même raison : il faut sans cesse, pour retrouver la valeur des moyennes en monnaie originale, défaire ce que l'auteur a eu tant de peine à faire. Toutefois, la stabilité relative des salaires permet de dégager des ordres de grandeur, et des certitudes sortent ainsi de ces études et d'un grand nombre d'autres enquêtes et de documents originaux.

Un autre résultat intéressant des statistiques de d'Avenel et d'Hanauer est une indication sur la hiérarchie des salaires les uns par rapport aux autres. On trouvera dans le grand ouvrage de d'Avenel, t. II, p. 274, un tableau donnant depuis 1200 jusqu'en 1888, les salaires des journaliers agricoles nourris et non nourris et de quelques autres catégories de salariés. Il y apparaît que les journaliers agricoles ont gagné pendant des siècles près de moitié moins que les ouvriers qualifiés. De même les salaires des femmes ont été constamment inférieurs d'au moins 25 % à ceux des hommes. De 1476 à 1890, le salaire des femmes reste inférieur à celui des hommes dans la proportion de 60 à 100 sauf pendant les années 1626 et 1675 (taux de 71 et de 68), et de 1726 à 1750 (taux de 66).

Le salaire du journalier non nourri des campagnes est maintenant assez bien connu. Abordé par Jean Jaurès (Histoire socialiste), puis par Paul Louis (Histoire de la classe ouvrière en France), ce salaire a été étudié par Ernest Labrousse (Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle) et par divers ouvrages plus particuliers.

Les résultats généraux des études sur les salaires nominaux peuvent être résumés dans les tableaux suivants :

Tableau I. - Evolution du salaire horaire du manœuvre non spécialisé des villes autres que Paris, depuis 1725. Ce tableau, dont on trouvera les sources et les méthodes de calcul dans notre brochure, Prix de vente et Prix de revient[4], peut être tenu pour valable avec une approximation de 20%.

 

Les chiffres antérieurs à 1870 sont des maxima, c'est-à-dire que les valeurs observées sont, dans 90 % des cas, inférieures aux valeurs données dans le tableau.

Tableau II. — Le tableau donne les traitements annuels de certaines catégories de fonctionnaires, d'après les travaux de Mlle Brutin[5]

NOTES DU TABLEAU II

1. Jusqu'en 1930 : Recueil des lois et décrets concernant le Conseil d'Etat, Imprimerie Nationale, 1932. A partir de 1930, renseignements fournis par le ministère des Finances.

2. et 3. Jusqu'en 1860: « Enquête aux Archives nationales. Dossier F.4. 2848 à 2880. « États de traitement de fonctionnaires de 1789 à 1849 » et renseignements recueillis dans Paul Dupont,   Insuffisance des traitements en général et de la nécessité d'une prompte organisation de nos administrations publiques », Paris, 1859, et « Un dernier mot sur les traitements, leur insuffisance et la nécessité d'un règlement général pour toutes les administrations centrales », Paris, 1860.

De 1860 à 1911 : « Tableau par ministère des échelles ou taux de traitements, remises et indemnités, fixés pour les fonctionnaires, agents et sous-agents et ouvriers de 1'Etat rémunérés au mois » (Annexe J. O. du 11 octobre 1811, p. 1489)

De 1911 à 1930 : « Echelle des traitements de fonctionnaires » (1915 à 1921; 1921 à 1931, 3 fascicules in-4°; S. G. F.). A partir de 1930 : renseignements fournis par le ministère des Finances.

4, Jusqu'en 1913: Renseignements fournis par l'administration du Collège de France; à partir de 1913, renseignements, recueillis au Conservatoire des Arts et Métiers.

NOTA. — Jusqu'en 1930, les traitements indiqués, correspondent à des traitements budgétaires bruts. A partir de 1930, les chiffres ont été établis à l'aide de documents communiqués par le ministère des Finances et les calculs effectués pour un fonctionnaire marié, père de deux enfants, à Paris (compte tenu du supplément familial de traitements, de l'indemnité de résidence, des allocations familiales et de salaire unique, déduction faite des retenues opérées au titre de la retraite, de la sécurité sociale et de l'impôt cédulaire [jusqu'en 1948 inclus]).

 

Tableau III. Le tableau III permet de suivre les variations de l'éventail des salaires et de constater que les différents salaires sont en perpétuel mouvement les uns par rapport aux autres. Le salaire du conseiller d'Etat a été multiplié par moins de 40 de 1800 à 1948; le salaire du professeur au Collège de France, par 100; le salaire moyen du garçon de bureau de ministère, par 220 ; les salaires horaires du manœuvre des villes de province, par plus de 400. Les salaires des hommes sans instruction professionnelle sont montés à 80 % de ceux des ouvriers qualifiés (contre 50 % en moyenne, on l'a dit, avant 1800). Le salaire des femmes s'est également relevé par rapport à celui des hommes pour n'en différer que par quelque 20 %.

Les allocations familiales sont en outre, à l'heure actuelle, un puissant facteur de rapprochement des revenus des différentes catégories de salariés, du fait que ces allocations ne sont pas proportionnelles aux traitements, mais sont les mêmes du haut en bas de la hiérarchie. J'ai publié dans le Grand Espoir du XXe siècle des chiffres qui montrent que le Premier Président de la Cour des Comptes, s'il est supposé père de deux enfants à charge, ne gagne plus par heure de travail que 4,5 fois ce que gagne son garçon de bureau, alors que l'écart entre ces deux catégories de fonctionnaires était en 1800 de l'ordre de 50. Les traitements annuels étaient en effet à l'époque de 1 000 francs pour le gardien de bureau et de 35 000 francs pour le Premier Président. De plus, le gardien de bureau était astreint à plus de 3 000 heures de travail, contre moins de 2 000 pour le haut fonctionnaire.

Il n'est pas douteux que l'éventail des revenus n'ait été beaucoup plus large encore sous l'Ancien Régime. Pour donner une idée des traitements des classes dirigeantes au XVIe siècle, on peut donner trois exemples. Le premier est relatif aux appointements et honoraires de Colbert. En tant que superintendant des bâtiments, il ne gagnait que 24 000 livres par an; mais à tout moment il recevait des traitements accessoires, des gratifications et des « satisfecit », qui portent toujours aux alentours de 100 000 livres ses gains totaux annuels en provenance du Trésor public. Il a en outre la liberté de traiter des affaires privées, dont on ne connaît pas les comptes, mais qui sont considérables. En ne faisant état que des 100 000 livres de traitement public, Colbert gagnait par an 500 fois le salaire moyen du manœuvre. En 1949, le salaire horaire du manœuvre étant de l'ordre de 75 francs, le coefficient 500 donnerait 37 000 fr. de l'heure et 100 millions par an. Pour obtenir ce traitement net d'impôt général sur le revenu, je laisse au lecteur le soin de calculer ce que devrait être le traitement brut d'aujourd'hui.

Un deuxième exemple confirme l'énormité des inégalités de revenu dans la civilisation traditionnelle. Les honoraires du chirurgien Félix, qui opéra Louis XIV d'une fistule en 1686, furent de 300 000 livres; le médecin Daguin en reçut 100 000; la manne s'étendit à divers auxiliaires et le Trésor royal paya au total 572 000 livres, soit près de 10 millions de salaires horaires (800 millions de francs actuels). Il est vrai que Félix avait dû, avant d'opérer le roi, expérimenter son procédé sur un bon nombre de patients. Outre ces honoraires royaux, Félix bénéficia d'une considération européenne.  En revanche, si l'opération n'avait pas réussi, les coups de bâton auraient fort bien pu remplacer les livres tournois[6].

Enfin, on peut donner comme troisième indice de l'ampleur de l'éventail des salaires sous l'Ancien Régime, les appointements cités par Vauban pour les quatre intendants d'armée et les 140 commissaires des guerres. Chaque intendant reçoit 24 000 livres, soit environ 450 000 salaires horaires de journalier; chaque commissaire reçoit 5 100 livres, soit environ 100 000 salaires horaires[7].

En ce qui concerne la régularité du salaire, il faut toujours penser aux graves incidences du chômage. Dès 1830, les phénomènes de crise, au sens moderne du terme, se manifestent durement. Voici comment Levasseur décrit les crises économiques entre 1830 et 1837 à Sedan, ville que cependant tous les observateurs du temps s'accordent à considérer comme une des villes où la population ouvrière est la plus heureuse À Sedan, d'après un rapport adressé par le maire au ministre, avant la crise de 1831, les ouvriers de la draperie, au nombre de 12 500, avaient gagné en moyenne 2,50 fr. par jour; la crise de 1830-31 avait réduit le nombre à 5 000 et le salaire à 1,50 fr.; l'un et l'autre se relevèrent à 10 000, puis à 11 000 et à 2 fr. et 2 ,25 fr. à partir de 1832 ; il y avait eu de nouveau une baisse en 1835 à 9 000 ouvriers et à 1,50 fr.; ensuite un léger relèvement (10 000 ouvriers occupés à 2 francs par jour) ; mais pendant la crise il n'y en avait plus que 7 000 dans les ateliers, embauchés au prix de 2 francs, et ne gagnant en réalité que 1,50 fr. parce qu'ils ne faisaient que des trois-quarts de journée ; les femmes gagnaient seulement 0,60 à 0,75 fr. La charité municipale et privée soulageait, mais toujours très incomplètement, l'indigence momentanée de la classe ouvrière[8]

 Ces graves perturbations dans le volume de l'emploi et dans la durée du travail se sont manifestées constamment depuis lors. Elles ne doivent jamais être perdues de vue lorsque l'on étudie les revenus de l'ensemble de la classe ouvrière. Ce phénomène fondamental du chômage ouvrier sera étudié au chapitre IV.

 

SOURCES DU TABLEAU III

Colonne 1. — D'après moyenne des salaires horaires moyens de certaines catégories d'ouvriers de la Région parisienne (Annuaire S. G. F. 1946, p. 223. Depuis : Bull. trim. S. G. F., oct.-déc. 1948).

Colonne 2. — D'après salaire horaire de la moyenne ouvrier charpentier et ouvrier menuisier à Paris (Annuaire S. G. F. 1946, p. 225. Depuis : Bull. trim. S. G. F., oct.-déc. 48).

Colonne 3. — De 1920 à 1945, d'après salaire horaire moyen du manœuvre ordinaire de la métallurgie, renseignements fournis par le Groupe des Industries métallurgiques et connexes de la région parisienne. (Annuaire S. G. F. 1946, p. 226). Pour 1948 : d'après salaire du manœuvre ordinaire de l'industrie des métaux dans la région parisienne (Bull. trim. S. G. F., oct-déc. 48).

Colonne 4. — De 1820 à 1850, d'après la moyenne du salaire moyen journalier de l'ouvrier charpentier-menuisier en province (Chevalier, Les salaires au XIXe siècle). De 1870 à 1945, d'après la, moyenne des salaires horaires moyens de 32 catégories d'ouvriers dans les chefs-lieux de canton autres que Paris, d'après les Conseils de Prud'hommes (Annuaire S. G. F. 1946, p. 225). Pour 1948: Bull. trim. S. G. F., oct.-déc. 1948.

Colonne 5. — De 1890 à 1945: d'après le salaire horaire moyen du journalier dans les chefs-lieux autres que Paris, d'après les Conseils de Prud'hommes (Annuaire S. G. F. 1946, p. 225). Pour 1948: d'après salaire horaire moyen du manœuvre ordinaire de l'industrie des métaux dans les chefs-lieux (Bull. trim. S. G. F., oct.-déc. 1948).

Colonne 6. — De 1840 à 1930 : d'après moyenne des salaires moyens journaliers des ouvriers occupés dans les mines de combustibles minéraux. Statistique de l'industrie minérale et circulaire du Comité Central des Houillères (Annuaire S. G. F. 1946, p. 227). De 1940 à 1948 : d'après les chiffres donnés par le Bull. trim. S. G. F., oct.-déc. 1948.

Nora. — Les indices reproduits aux 6 premières colonnes du tableau III correspondent à des salaires annuels calculés sur la base de 300 jours ouvrables (de 11 heures jusqu'en 1850, de 10 heures de 1850 à 1910, de 9 heures de 1910 à 1920, de 8 heures 30 de 1920 à 1930, de 8 heures depuis 1930). Ces salaires annuels sont bruts jusqu'en 1930. A partir de cette date, on les a calculés pour un père de famille ayant deux enfants à charge, en tenant compte des allocations familiales et de la prime de salaire unique d'une part, des prélèvements au titre de la sécurité sociale (estimés à 2 % du salaire brut en 1940 et 1945; à 6 % en 1948) d'autre part, mais sans tenir compte des retenues effectuées au titre de l'impôt cédulaire.

Colonnes 7 et suivantes. — Les indices reproduits correspondent aux chiffres donnés au Tableau II concernant les traitements annuels de certaines catégories de fonctionnaires (cf. la note du Tableau II).

 

NOTE SUR LES SOURCES DES SALAIRES NOMINAUX

On trouve de très bonnes études sur les salaires nominaux dans Simiand (Le salaire, l'évolution sociale et la monnaie) et dans Labrousse (Esquisse du mouvement général des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle). Parmi les sources originales on doit citer comme fondamentaux les ouvrages de Villermé, de l'abbé Hanauer et de Reybaud. Voici quelques renseignements concrets sur les salaires des filatures en 1835, 1836, d'après Villermé :

Dans les filatures de Mulhouse, la moyenne du salaire journalier des adultes est de 1,57 ; à Sainte-Marie-aux-Mines, un manœuvre gagne en moyenne 8 à 11 francs par semaine; un enfant 1,50 à 4 francs.

A Lille les hommes professionnels de petite spécialité gagnent de 1,5 à 2 francs par jour; dans les grandes spécialités, les plus payés sont les chaudronniers 4,50 et 5 francs), ils ne représentent qu'une infime fraction de la classe ouvrière.

Les fileurs (professionnels) gagnent :

— à Lille de 2,5 à 3,5 francs par jour,

 — à Saint-Quentin : 1,5 à 3 francs,

— à Calais : 1,5 à 3 francs,

— à Rouen : 1,25 à 2 francs,

‑- à Darnetal et à Elbeuf : 1,75 à 2 francs,

 — à Tarare : 1,40 à 1,60 franc,

 — à Lyon : 1 à 3 francs.

Flora Tristian confirme ces valeurs; elle note :

— à Montpellier : 1,75 à 3 francs.

— à Carcassonne : 1,5 à 2 francs.

Les femmes ne dépassent nulle part 1,50 à 2 francs; la moyenne est de 1 franc par jour ; les enfants gagnent de 0,50 (voire 0,25) à 1 franc.

Ces enquêtes donnent une idée des difficultés que rencontre la détermination d'un salaire moyen, surtout à l'échelle nationale. La division classique entre Paris et le reste de la France, pour nécessaire qu'elle soit, est nettement insuffisante pour suivre la réalité des conditions économiques où se trouve la classe ouvrière française.

Depuis environ un siècle, la Statistique Générale de la France, en utilisant des organismes régionaux et locaux, tels que les Conseils de Prud'hommes, publie régulièrement d'excellentes enquêtes sur les salaires. On dispose maintenant de nombreuses séries, sûres et homogènes depuis de longues années.

Toutefois, l'économiste qui utilise les séries statistiques de salaires doit toujours se rappeler les nombreux éléments qui prennent toujours place entre le salaire moyen en monnaie et la réalité des revenus effectifs des travailleurs ; au cours de la période 1940-48, par exemple, les coopératives d'entreprises, les cantines, les distributions directes au personnel de produits fabriqués par l'entreprise et contingentés, ont joué un rôle notable dans la rétribution des travailleurs; mais de tels « avantages en nature » ont existé et existeront probablement toujours ; ils entraînent souvent de grandes inégalités entre travailleurs dont le salaire monétaire est identique. Enfin et surtout, les « accessoires du salaire », tels que les allocations familiales, les taux progressifs des heures supplémentaires, les contributions sociales à la charge des patrons, les caisses de retraites, introduisent, entre le salaire horaire statistique et le salaire effectif, des différences croissantes, dont il est absolument indispensable de tenir compte, mais qui ne se prêtent que difficilement au calcul et à la mesure numérique.

 

SECTION II : Le pouvoir d'achat du salaire

L'étude du salaire monétaire nominal ne donne à elle seule aucune idée du niveau de vie des salariés. Si en effet, depuis Louis XIV jusqu'à 1949, le salaire horaire moyen du manœuvre, de province, passant de 1 sou et 6 deniers (7 centimes et demi) à environ 80 francs, a été ainsi multiplié par 1 000 environ, les prix des diverses consommations ont également, en général, beaucoup augmenté.

Le pouvoir d'achat est apprécié par la comparaison du salaire nominal et du prix des consommations qu'autorise ce salaire nominal. On appelle aussi salaire réel ce rapport du salaire nominal au prix de la consommation correspondante.

Mais ici se présente la difficulté centrale de l'étude du niveau de vie : la nature même de la consommation varie avec le volume du salaire réel. Par exemple, un salarié qui gagne le double d'un autre salarié, dans un même lieu, en un même temps, est loin d'acquérir en moyenne deux fois plus de pain, deux fois plus de pommes de terre, etc. ; par contre, il dépense plus du double en habillement, logement et consommations diverses non alimentaires. Si les évolutions dans le temps des prix de toutes les consommations étaient parallèles, c'est-à-dire si, lorsque le prix du pain se trouve multiplié par 10, les prix des pommes de terre, des vêtements, des livres et de toutes les autres marchandises et services se trouvaient avoir également décuplé, le problème de la structure de la consommation ne se poserait pas. Mais c'est le propre même de la vie économique d'engendrer des disparités incessantes entre les prix. À court terme, ce sont essentiellement les défauts d'adaptation de la production à la consommation qui entraînent les mouvements des prix les uns par rapport aux autres : par exemple, si pour une raison quelconque, et pendant plusieurs mois, les disponibilités en pommes de terre sont supérieures aux besoins, sans qu'il y ait en même temps trop de blé ou trop de viande, le prix des pommes de terre s'effondre par rapport aux autres prix. Mais à long terme, c'est le prix de revient qui commande 1'évolution des prix de vente et, par suite, les mouvements séculaires des prix sont commandés par le progrès technique.

Par conséquent, si l'on mesurait le pouvoir d'achat d'un salaire par rapport à la consommation d'un produit ou d'un service dont la production ne s'est accompagnée d'aucun progrès, on enregistrerait une stagnation totale du niveau de vie : avec un sou et six deniers, l'ouvrier de 1680 pouvait aller aussi souvent chez le barbier que l'ouvrier actuel avec ses 80 francs.

Par contre, si l'on mesurait le pouvoir d'achat par rapport à un produit à progrès technique intense, on enregistrerait une prodigieuse amélioration du niveau de vie. Par exemple, le prix d'une glace de quatre mètres carrés n'a pas même sextuplé en monnaie courante depuis 1702 : elle coûtait 2 750 livres à l'époque, elle coûte maintenant 15 000 francs. Le pouvoir d'achat du salaire mesuré par rapport à ce produit est donc environ 200 fois plus fort en 1949 qu'en 1702. Ces exemples confirment qu'il est impossible d'apprécier le pouvoir d'achat sans préciser en même temps la nature des consommations.

 

LES QUATRE GRANDS TYPES DE CONSOMMATION

Or les consommations observées dans le monde contemporain sont très diversifiées et sont elles-mêmes en perpétuelle évolution. On peut les ramener à quatre grands types, qui sont, par ordre de revenu croissant :

1) Les consommations à prépondérance de méteil; 2) les consommations à prépondérance de pain de froment; 3) les consommations à prépondérance de dépenses alimentaires variées; 4) les consommations à prépondérance non alimentaire.

Historiquement, les trois premiers types de consommation correspondent aux nourritures nationales moyennes de la France de 1700, de la France de 1830, de la France actuelle. Enfin les consommations du 4e type commencent à l'heure actuelle à devenir prépondérantes dans certaines nations comme les Etats-Unis, la Suède et les Dominions britanniques.

A. Les consommations à prépondérance de méteil

Jean Jaurès[9], dans son Histoire socialiste, écrit que le salaire journalier moyen du travailleur non professionnel représentait sous l'Ancien Régime à peu près 10 livres de pain de blé. Le journalier de 1750 gagnait en effet au plus 1 franc par, jour en moyenne. À supposer que le setier de blé (240 livres) valût alors 25 francs — chiffre qui est effectivement une moyenne classique à l'époque — cela représente moins de 10 livres de blé et par conséquent aussi moins de 10 livres de pain.

Mais ce journalier avait en moyenne trois enfants ; il ne travaillait en moyenne que 290 jours par an et le travail intermittent de sa femme représentait à peine une soixantaine de livres tournois, entièrement absorbées par l'habillement (sans parler des ustensiles de cuisine, des impôts et du loyer); les 290 francs du salaire annuel du chef de famille permettaient d'acheter en année moyenne 2 800 livres de pain de blé, soit 560 livres par personne et par an; soit encore près d'une livre et demie par personne et par jour. Le kilo de pain de blé fournit 2 380 calories, dont 2 040 sous forme de glucides et 60 seulement sous forme de lipides. Une livre et demie de pain représente donc 1 800 calories, dont 120 sous forme de lipides. Nous sommes loin des 4 300 calories (dont 770 lipides) qui sont maintenant admises comme nécessaires à la nourriture de la « catégorie moyenne » des travailleurs physiques. Pour atteindre les 2 900 calories nécessaires en moyenne à un membre de la famille, il faudrait ajouter à 750 grammes de pain un peu plus d'un litre et demi de très bon lait; or le prix d'un litre de lait était en général supérieur au prix d'un kilogramme de pain.; de sorte que l'on peut dire que le salaire moyen de 1750 était de l'ordre du tiers du minimum vital physiologique alimentaire (cf. Tableau IV).

Mais si le salaire de 0,80 à 1 franc par jour a été très stable pendant tout le cours du XVIIIe siècle et si, par conséquent, l'appréciation du revenu d'une famille ouvrière à 350 francs par an peut être considérée comme une limite maxima de la réalité effective, le prix du pain était au contraire extrêmement instable. Le tableau suivant (Tableau V) qui est extrait du premier livre de M. Labrousse, montre quelles étaient les variations d'une année à l'autre du prix de cette denrée essentielle. Plus encore que le précédent, c'est un tel tableau qu'il faut avoir présent à l'esprit pour comprendre les caractères fondamentaux du niveau de vie de l'homme moyen avant le récent essor du progrès technique[10]

 La subsistance même de l'humanité était liée à la production des céréales ; il était impossible de stocker ; d'abord pour des raisons techniques, mais surtout parce qu'on avait peu conscience de la nécessité de stocker (les stockeurs, agissant en tant qu'accapareurs, étaient justement tenus pour responsables des famines). Ainsi les circonstances atmosphériques faisaient brusquement passer une région de la suffisance à la disette. Aucun transport d'une région à l'autre ne pouvait pratiquement égaliser les ressources. En 1757, le setier de blé veut 13,5 à Auch et 24 à Alençon; mais en 1759, le blé est plus cher à Auch (20,7) qu'à Alençon (20,5). En 1764, Alençon enregistre le prix le plus faible qui soit donné pour ces quarante années (12,35), mais six ans plus tard, il enregistre l'un des plus élevés (34,40). Les années 1768, 1769, 1770, 1771, sont dures pour tout le royaume, mais c'est en 1772 que la généralité d'Amiens passe par le maximum de la crise (33,75), alors que pour les autres généralités la détente est déjà commencée. Sept ans plus tard, en 1780, le blé à Amiens a baissé de plus de moitié (il est à 15,15); il remonte ensuite jusqu'à 33,75 en 1789.

Si l'on réfléchit qu'il s'agit là de moyennes annuelles et que les mouvements saisonniers et journaliers ont encore beaucoup plus d'ampleur, on peut se faire quelque idée de l'instabilité des conditions économiques traditionnelles[11].
L'ampleur de ces mouvements fait du prix du blé la variable essentielle du niveau de vie du peuple, dans ces circonstances économiques. Le revenu réel d'une livre et demie de pain par personne et par jour eût été en effet, malgré son insuffisance physiologique, nettement moins pénible qu'une situation faisant passer en quelques années de près de trois livres à moins d'une seule. Les époques de blé cher étaient des époques d'affreuses misères sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

La situation de l'homme moyen dans la période traditionnelle de l'humanité, c'est-à-dire antérieure à 1800, peut donc être résumée de la manière suivante : le pouvoir d'achat des classes ouvrières dépendant essentiellement de la situation atmosphérique, le niveau de vie par tête et par jour d'une famille ouvrière oscillait d'un maximum de l'ordre de deux livres et demie à trois livres de blé dans les meilleures années, à. un minimum extrêmement faible, qui, en plein XVIIIe siècle encore, s'est abaissé souvent au-dessous d'une livre de pain. Pour apprécier la valeur de ce niveau de vie, il suffit de se rappeler que, toute précision sur la répartition de ces calories en protides, glucides, etc., étant négligée, deux livres et demie de pain représentent 3 000 calories, soit presque exactement le minimum physiologique moyen par tête dans une famille de 5 personnes. On peut apprécier à une année sur quatre au XVIIIe siècle et à une sur cinq au XVIIe siècle, le nombre des années où cette ration se trouvait atteinte. Le déficit moyen des autres années peut être apprécié, on le voit, à une fraction aussi forte que la moitié ou les deux tiers des besoins.

*

Ainsi, dans les économies du type qui prévalait en France et pratiquement dans le monde entier avant 1800, la consommation alimentaire par tête, et donc la production nationale moyenne par habitant, étaient inférieures au minimum physiologique. Il est essentiel de se rendre compte que dans ces conditions la consommation, et par conséquent la production, devaient être essentiellement constituées par des céréales ; en effet, toute production importante de viande se trouve alors nécessairement exclue, parce que, à nombre de calories égal, la production de viande exige une superficie agricole de 5 à 10 fois plus forte que la production de céréales. Supposons par exemple que, dans un état donné de la technique et avec un nombre donné d'heures de travail, un hectare d'une terre donnée produise dix quintaux de blé (c'est un rendement maximum avant 1800 pour les très bonnes terres et les très bonnes aimées), cette récolte fournit 2 400 000 calories. La même terre utilisée à la production laitière ne donnerait pas plus de 550 000 calories ; dans la production de viande de veau, elle donnerait moins encore (170 000 calories). La même terre permet donc de nourrir, à 2 500 calories par jour : 2,7 personnes si elle est cultivée en céréales; 0,6 si elle est utilisée à la production de lait; 0,2 si elle est utilisée à l'élevage de bovins. Ces chiffres sont évidemment approximatifs, mais leur ordre de grandeur est certain. Il est admirable que les historiens aient prétendu et prétendent encore décrire et expliquer l'évolution économique contemporaine sans avoir mis en évidence un déterminisme aussi simple et aussi important pour l'homme[12]

Ces différences dans les rendements en calories à l'hectare se retrouvent évidemment en partie dans les différences de rendement (ou productivité) par tête de travailleur, quoique la main-d’œuvre soit moins importante pour un hectare en céréales que pour un hectare en élevage. Mais ce qui est prépondérant dans les économies primitives, c'est la rareté des terres, par suite de la densité de la population. Avec ses 25 millions d'habitants et ses 35 millions d'hectares cultivables, la France de 1700 ne pouvait orienter sa production autrement que vers les céréales. En effet, pour donner 600 livres de blé par tête et par an à une population de 20 millions d'hommes, il fallait une récolte de 6 millions de tonnes de blé. Avec un rendement moyen de 6 quintaux à l'hectare, cette production exige 10 millions d'hectares. Etant donné que, avec la technique de l'époque, une terre moyenne devait être laissée au moins une année sur trois en jachère, que la seconde année elle ne produisait que de pauvres récoltes de légumes, on voit que la superficie annuellement ensemencée en blé ne pouvait guère dépasser ces dix millions d'hectares. Si donc on avait voulu produire massivement des calories plus nobles, telles que lait, viande, fruits, le déficit alimentaire aurait été encore plus grand qu'il n'était[13].

On comprend de même pourquoi les populations denses relativement à la technique qu'elles mettent en œuvre (France de 1750, pays balkaniques, Indes et Chine d'aujourd'hui, Italie et Espagne) doivent se contenter presque exclusivement de céréales, blé, maïs, riz. Lorsque, comme c'est le cas dans la France de 1750, la pénurie alimentaire devient suffisamment forte, l'homme est même amené à porter son effort principal sur les céréales que nous appelons aujourd'hui secondaires (orge, seigle, avoine, sarrasin). Ces céréales donnent en effet un nombre de calories à l'hectare légèrement plus fort que le blé[14].

Les Français de l'époque n'avaient, pas plus que les Hindous ou les Chinois d'aujourd'hui, aucune idée du nombre de calories que produisent un quintal de blé, de riz, de seigle ou d'orge. Ils avaient cependant adopté ou ils adoptent encore les cultures permettant une densité maxima de population: Ce déterminisme s'impose par le mécanisme des prix. Le rendement à l'hectare en hectolitres est nettement plus élevé pour les céréales secondaires que pour le blé, surtout dans les terres médiocres ; ainsi les céréales secondaires sont toujours normalement moins chères que le blé. C'est pourquoi le pain fait avec ces céréales secondaires, quoique nettement moins nourrissant et surtout moins agréable et moins aisé à digérer, paraissait cependant au consommateur plus avantageux. Les rendements à l'hectare atteignaient en seigle, pour les mauvaises terres, les mêmes taux que pour les bonnes terres en blé ; quant à l'orge, le rendement moyen par rapport au blé était à ces époques dans le rapport de 9 à 6. C'est pourquoi lors des années de disette et de blé cher, la demande se portait sur l'orge, le seigle et le sarrasin ; les prix de ces céréales secondaires augmentaient plus encore que le prix du blé, ainsi que l'a constaté et mis en évidence C. E. Labrousse[15]. Il en résultait un déplacement de la production et un accroissement de la superficie ensemencée en céréales secondaires, au détriment des superficies cultivées en froment.

*

Ces faits font comprendre que le niveau de vie du type 1700 impliquait une prépondérance dans les consommations non pas seulement de la nourriture par rapport à toutes les autres dépenses, non pas seulement du blé par rapport à toutes les autres consommations, mais bien la prépondérance du méteil, mélange de blé et d'autres céréales en proportion variable, mais voisine en général de 1/2 de froment pour 1/2 d'autres céréales. Vauban, dans La Dîme Royale, évalue ainsi la dépense moyenne d'une famille de quatre personnes dont le chef est ouvrier agricole :

— Un tiers de minot de sel (soit un boisseau) (17 kilos)                                               8 livres 16 sous

— 10 setiers de méteil (1 200 kg)                                                                              60 livres

‑ Loyer, entretien et autres nourritures                                                                       15 livres 4 sous

 — Impôt                                                                                     6 livres au maximum 3 livres au minimum

Total                                                                                                                                   90 livres environ.

Dans ce budget type, la ration de méteil, étant de 2 400 livres par an pour 4 personnes, donne moins de deux livres de méteil par tête et par jour (livre royale de Paris). Cette ration correspond à 400 g de pain de blé et à 400 g de pain de seigle, soit à quelque 1.500 calories. La part du coût de ce méteil dans ce budget ouvrier est de 60 sur 90, soit 68 %[16].

On a étudié au commencement de ce paragraphe le pouvoir d'achat du journalier de 1750, le prix du blé étant supposé être de 25 francs le setier de Paris, prix moyen de la longue période. Vers 1789, Lavoisier décrit une situation pratiquement identique : « J'ai conclu, après de longs calculs, et d'après de longs renseignements qui m'ont été fournis par les curés de campagne, que dans des familles les plus indigentes, chaque individu n'avait que 60 à 70 livres à dépenser par an, hommes, femmes et enfants de tous âges compris; et que les familles qui ne vivent que de pain et de laitage, qui sont propriétaires d'une vache que les enfants mènent paître à la corde le long des chemins et des haies, dépensaient même encore moins[17] » La situation ainsi ne diffère guère de celle qu'expose Vauban puisque, entre 1698 et 1790, le prix moyen à moyen terme du setier de blé est passé de 7 livres à 25.

B. Du méteil au frigidaire

Dans les études relatives à la situation des classes ouvrières, le méteil n'est plus cité après 1800. Après cette date, en effet, en France, le pain blanc, le froment, apparaissent toujours explicitement désignés comme tels. Mais de plus pourcentage du budget total qui est absorbé par l'achat de pain décroît constamment de 1800 à nos jours.

Dans la période antérieure à 1830, la dépense de pain est toujours supérieure à la moitié de la dépense totale de nourriture ; elle se situe entre la moitié et le tiers de la dépense totale des familles ouvrières. Le baron de Morogues[18] évalue pour la période 1825-1832 la consommation de pain à 19 onces par personne (presque exactement 600 grammes) dans les campagnes, et à 16 onces dans les villes. Cette consommation de pain requiert une dépense de 303 francs dans les campagnes et de 296 francs dans les villes, pour une famille de 5 personnes et pour une année. Or, le baron de Morogues évalue le revenu annuel de la famille ouvrière « dans l'aisance » à 600 francs dans les campagnes, et 860 dans les villes. La part du pain dans le budget est donc de 35 % dans les villes et 50 % à la campagne; mais l'auteur précise qu'il s'agit d'ouvriers qui se, trouvent « au-dessus du besoin ». Il faut, pour arriver au revenu de 620 francs, 300 journées du chef de famille à 1,25 fr,  200 journées de sa femme à 75 centimes et 250 journées de l'aîné de ses enfants à 38 centimes.

À partir de 1830, la place du pain dans les dépenses ouvrières ne cesse de décroître. Dans le budget de Villermé, le pain représente encore plus du quart de la dépense totale pour l'ouvrier célibataire, et plus de 35 % pour les familles ouvrières. De nos jours, la place du pain dans le budget ouvrier est tombée aux alentours de 3%. Encore faut-il noter que le prix du pain s'entend maintenant comme acheté au détail dans les boulangeries des villes, tandis qu'autrefois, il s'agissait du blé pris à la ferme, le pain étant fait par des moyens ménagers. D'ailleurs l'écart entre le prix du kilo de pain et le prix du kilo de blé était presque nul avant 1800. Au contraire, cet écart s'est peu à peu accentué avec le développement des services commerciaux; cela tient au fait que les services commerciaux de distribution n'ont pu jusqu'à présent bénéficier d'un progrès technique égal à celui de la production du blé. Au contraire, le nombre d'heures de travail nécessaire pour distribuer le pain dans une ville a plutôt augmenté par suite du développement même des agglomérations urbaines. À l'heure actuelle (1949), le kilo de pain vaut 35 francs et le kilo de blé 26. L'écart entre les deux prix, qui était nul en 1880, est donc maintenant de 30 %.

Dans le budget d'un ouvrier ou d'une dactylographe de New-York,, le pain et les autres céréales interviennent pour moins de 1 %; 9/10 des dépenses de nourriture sont consacrés  à l'achat de calories nobles (viande, lait, fruits). Les dépenses cumulées de farineux et féculents n'atteignent pas le cinquième des dépenses relatives à l'équipement ménager. Schématiquement : le frigidaire, l'automobile et la machine à laver ont pris ou sont en train de prendre dans le budget ouvrier la place du pain quotidien.

 

C. Evolution de la notion de minimum vital

Par suite de ces transformations, la notion de minimum vital est en pleine évolution depuis 150 ans. Quand Vauban, Turgot, Arthur Young… parlent d'un ouvrier dans l'aisance, ils veulent parler d'un ouvrier qui mange du pain à sa suffisance. Le minimum vital est pour eux le revenu qui permet d'acheter 3 livres de blé par jour et par personne, ou leur équivalent. Ils se réfèrent donc implicitement au minimum vital physiologique. Les dépenses de logement et d'habillement leur paraissent négligeables à côté des dépenses de nourriture, car il ne leur vient pas à l'idée que les classes ouvrières puissent avoir des besoins essentiels autres que la nourriture. Ils admettent que des travaux supplémentaires permettront de payer les quelques marmites et écuelles de terre qui constituent l'équipement ménager. L'habillement, dont on dira plus loin l'extrême misère, est fourni par quelques dépenses exceptionnelles, au hasard des « bonnes années ». Quant au logement, il est payé en général par des prestations en nature; la faiblesse de sa valeur monétaire égale d'ailleurs son extrême pauvreté.

À partir de 1830 au contraire, les sociologues font intervenir dans la notion de minimum vital un minimum physiologique de plus en plus largement calculé et surtout laissant une place de plus en plus large aux calories nobles. Ensuite, ils font intervenir, d'une manière sans cesse croissante, des dépenses d'éclairage et de chauffage, d'habillement et enfin, depuis 1920, de spectacle et de vacances.

Le tableau VI décrit 3 types caractéristiques de minimum vital, celui de Vauban (1698), celui de Villermé (1831) et une formule généralement admise par les syndicats ouvriers en 1949. En étudiant ces 3 types, de minimum vital, le lecteur prendra conscience des transformations profondes des conditions économiques depuis 250 ans.

 

NOTE GÉNÉRALE DU TABLEAU VI

Vauban a procédé au dénombrement de l'élection de Vézelay en 1695. A l'aide des substantiels renseignements qu'il fournit, malheureusement toujours confus, quelquefois contradictoires, et malgré tout incomplets, j'ai dressé l'état suivant donnant la répartition de la population active par grandes catégories professionnelles (VAUBAN, Dixme Royale, éd. Coornaert, p. 274 sq.). Ce tableau appelle un commentaire détaillé, qui a été discuté au cours de plusieurs 'conférences à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, mais qui ne peut être reproduit ici à cause de son caractère technique.

Sur ces 12 710 personnes, les 7/8, soit 11 200, sont dans le plus grand dénuement. Vauban (p. 279) décrit leur situation : « Le Commun du Peuple en boit rarement (du vin), ne mange pas trois fois de la viande en un an et use peu de sel; ce qui se prouve par le débit qui s'en fait. Car si douze personnes du commun peuvent ou doivent consommer un minot de sel par an pour le pot et la salière seullement, vingt deux mil cinq cens personnes qu'il y a dans cette Election en devroient consommer à proportion dix huit cens soixante et quinze ; au lieu de quoi, ils n'en consomment pas quinze cens; ce qui se prouve par les extraits du grenier à sel. Il ne faut donc pas s'étonner, si des peuples si mal nourris ont si peu de force. A quoi il faut ajouter que ce qu'ils souffrent de la nudité y contribue beaucoup; les trois quarts n'estans vestus, hiver et esté, que de toille à demi pourrie, et dechirée, et chaussez de sabots, dans lesquels ils ont le pied nud toute l'année.

« Que si quelqu'un d'eux a des souliers, il ne les met que les jours de feste et dimanches; l'extrême pauvreté où ils sont réduits (car ils ne possèdent pas un pouce de terre) retombe par contrecoup sur les Bourgeois des  Villes, et de la Campagne, qui sont un peu aisez, et sur la noblesse, et le clergé, parce que prenant leurs terres à Bail de metairie, il faut que le Maistre qui veut avoir un nouveau mêtaier commence par le degager, et païer ses debtes, garnir sa metairie de bestiaux, et le nourrir lui et sa famille, une année d'avance, à ses dépens ; et comme ce mêtaïer n'a, pour l'ordinaire, pas de bien qui puisse repondre de sa conduitte, il fait ce qu'il lui plaist et se met souvent peu en peine qui paiera ses debtes ; ce qui est très incommode pour tous ceux qui ont des fonds de terre,  qui ne reçoivent jamais la valeur de leur revenu, et essuient souvent de grandes pertes, par les frequentes banqueroutes de ces gens-la.

« Le Pauvre Peuple y est encore accablé d'une autre façon par les prests de bleds, et d'argent, que les aisez leur font dans leurs besoins, au moïen desquels, ils exercent une grosse usure sur eux, soûs le nom de presens qu'ils se font donner après les termes de leur créance échûs pour éviter la contrainte ; lequel terme n'étant alongé que de trois ou quatre mois, il faut un autre present au bout de ce temps-là, ou essuies le sergent, qui ne manque pas de faire maison nette. Beaucoup d'autres vexations de ces pauvres gens demeurent au bout de ma plume, pour n'offenser personne.

« Comme on ne peut guère pousser la misère plus loing, elle ne manque pas aussi de produire les effets qui lui sont ordinaires, qui sont : Premierement, de rendre les peuples foibles et mal sains, speciallement les enfans, dont il en meurt beaucoup par deffaut de bonne nourriture ; Secondement les hommes faineants, et decouragez, comme gens persuadez que du fruit de leur travail, il n'y aura que la moindre et la plus mauvaise partie qui tourne à leur proffit; Troisièmement, menteurs, larrons, gens de mauvaise foi ; toûjours prests à jurer faux, pourveu qu'on les paie, et à s'enivrer, sitost qu'ils peuvent avoir dequoi. Voilà le caractere du Bas-peuple, qui, cependant, des huit parties fait la septiesme. (Remarques qui méritent considération) » (p. 281).

Ces 11 200 miséreux sont sans doute à peu près les suivants : 7 800 artisans et manœuvriers sur 8 100; 950 valets et servantes sur 1 150; 50 membres du clergé sur 200; 2 400 laboureurs tenanciers sur 2 700. Ces 12 700 travailleurs correspondent à environ 19 700 personnes ayant pour vivre moins de 120 livres par an et par famille de 4 personnes. (On sait que 120 livres représentent pour Vauban le « minimum vital » qui sépare en somme la misère de la pauvreté.)

Une bonne moitié de ces 19 700 miséreux a moins de 90 livres par an et par famille de 4 personnes. Enfin, 1 800 à 2 000 personnes sur ces dernières 9 850, n'atteignent des revenus inférieurs à 50 ou 60 livres par famille et par an, qu'en recourant à la mendicité. La charité avait donc à ces époques, dans la vie économique, un rôle bien plus grand que de nos jours.

Ce qu'il semble essentiel de retenir dans cette enquête, c'est que, sous l'ancien régime, les 7/8 de la population active avaient un revenu de l'ordre de grandeur du salaire du manœuvre non spécialisé, tandis que, de nos jours, le pourcentage de population active qui gagne des revenus de cet ordre de grandeur est de l'ordre du 1/8 : la proportion est inversée. Le salaire du manœuvre non spécialisé était en 1700 très voisin du salaire moyen ; il est en 1950, malgré la fermeture de l'éventail des salaires, à peine la moitié du salaire moyen.

 Pour donner à ces chiffres toute leur valeur, il faut retenir ceci : le minimum vital pour Vauban et pour Villermé ne représente pas une situation réalisable, mais un idéal, pratiquement difficile à atteindre, qui, s'il était réalisé, supprimerait tout problème social. C'est après avoir constaté que le revenu moyen par famille est de 550 francs par an que Vauban indique qu'un revenu de 750 francs[19] serait nécessaire pour que la, famille se trouve « dans l'aisance ». De même, Villermé constate qu'une famille ouvrière sur deux n'atteint pas le budget-type, budget qu'il déclare suffisant, parce que, dit-il, les familles ouvrières qui l'obtiennent se déclarent satisfaites de leur sort[20].  Au contraire, la notion de minimum vital implique en 1949 cette idée fondamentale qu'aucun salarié ne doit, en 1949, recevoir un salaire inférieur à celui qui permet de payer les consommations indiquées. En d'autres, termes, le minimum vital de Vauban est supérieur à la moyenne effectivement observée dans la nation ; le minimum vital de Villermé est à peu près égal au revenu moyen observé dans la nation. Les tableaux VVII[21] et VIII illustrent ces faits.

(Voir les calculs effectués par Jean Fourastié pour aboutir à ce tableau dans l’édition originale)

L'échelle approximative est la suivante : niveau de vie moyen du salarié en 1698 = minimum vital de Vauban = 1,4 ; minimum vital de Villermé = niveau de vie moyen de la nation en 1831 (salariés et non-salariés) = 2,2 ; minimum vital 1949 = 6 ; niveau de vie moyen de la nation en 1949 = 12.

 

 

 

Note du tableau X

La famille d'un salarié de ce rang (chef de bureau dans une administration centrale de ministère, colonel dans l'armée) bénéficiait en 1831 d'un revenu plus de 6 fois supérieur au minimum vital et au revenu moyen national de l'époque; elle ne bénéficie plus en 1949 (allocations familiales comprises) que d'un revenu moins de 2 fois supérieur au minimum vital 1949, à peine supérieur aux disponibilités nationales pour 5 têtes.

Les chiffres de ce tableau ne sont donnés qu'à titre d'indication du sens général de l'évolution.

Si le niveau de vie et le pouvoir d'achat des salariés manœuvres s'est beaucoup amélioré depuis 1830 (tableau IX et tableau VI), il n'en est nullement de même des porteurs de salaires élevés (tableau X). Il résulte en effet du tableau X que, pour conserver le volume global de sa consommation de 1830, le chef de bureau ou le colonel, père de trois enfants, devrait toucher 1 700 000 fr., alors qu'il touche 900 000 fr. Avec ce traitement, ces salariés ont dû réduire dans la proportion moyenne du double au simple tous les postes de leur budget ; ils ont toutefois, partie de gré, partie de force, maintenu et même un peu accru le poste « divers », auquel l'évolution technique aboutit nécessairement à sacrifier les autres (transports, vacances et voyages). Il faut noter la réduction drastique du poste « domesticité »; le budget de 8 000 fr. de 1831 comportait normalement trois serviteurs; le budget globalement équivalent (1 700 000 en 1949) n'en comporte déjà plus qu'un seul (une bonne à tout faire). Le budget réel (9 000 fr.) ne permet plus de rétribuer que 1 000 heures de femme de ménage à 60 fr. l'heure.

La distorsion des situations faites aux porteurs, de gros salaires et aux porteurs de petits salaires, provient évidemment des distorsions dans l'évolution des salaires nominaux (tableau III). De 1830 à 1848, le salaire annuel du manœuvre de province est passé d'un indice de l'ordre de 40 à l'indice 19 500, tandis que les traitements maxima des chefs de bureau et des colonels ne s'élevaient que de 66 à 4 650.

Ainsi, en France, l'amélioration du pouvoir d'achat des petits salaires tient en partie à la réduction du pouvoir d'achat des salaires élevés (en très faible partie d'ailleurs, par suite de l'énorme disproportion dans les nombres de salariés de ces deux catégories). Il n'en est pas de même aux États-Unis, où le pouvoir d'achat des petits salaires s'est accru plus encore qu'en France, mais sans réduction des niveaux de vie élevés. L'éventail des salaires s'est aussi fermé sensiblement aux États-Unis, mais sans qu'aucun pouvoir d'achat se trouve réduit : personne n'a cessé de progresser, les « petits » ont seulement progressé plus vite que les « gros ». Au contraire, en France, « gros » (si l'on peut s'exprimer ainsi en parlant des fonctionnaires de rang égal à celui de chef de bureau) ont « maigri » de moitié.

Nous avons dit plus haut que la situation des employés et chefs de service des entreprises privées a évolué de la même manière que celle des fonctionnaires publics.

 

*

Quelles conclusions peut-on tirer de ces observations ? La plus sûre est que le pouvoir d'achat d'un salaire doit, pour avoir toute sa signification scientifique, être mesuré par l'énumération même des consommations qui sont permises en moyenne aux détenteurs de ces salaires. Ceci montre qu'il est impossible d'apprécier sérieusement, le pouvoir d'achat avant de connaître la structure du budget de dépense des salariés dont on veut mesurer le pouvoir d'achat.

Il serait cependant absurde de pousser le souci d'exactitude jusqu'au point où il interdit toute action. Il ne faut donc être trop difficile ni sur le nombre des enquêtes réalisées, ni sur la manière dont elles sont conduites, ni sur la valeur représentative des moyennes. Il ne faut pas se lasser de demander de telles enquêtes et d'en préciser les méthodes. Mais inversement, il faut être indulgent pour leurs résultats. Ici comme partout en matière scientifique, une mesure comportant des erreurs probables de l'ordre de 20 % vaut mieux que pas de mesure du tout.

Cela étant, l'évolution du pouvoir d'achat et par conséquent du niveau de vie, à long terme, se mesure par la comparaison des consommations statistiques moyennes, aux dates considérées, des porteurs de salaires, ou de revenu. Par exemple, le tableau IX mesure la différence des pouvoirs d'achat d'un salaire de 450 francs en 1831 et de 161 500 francs en 1949 : ces salaires correspondent en 1831 à 1,50 fr. par jour ouvrable, chiffre voisin de la moyenne des salaires des manœuvres parisiens; le salaire de 161.000 francs correspond à peu près exactement en juin 1949 à 50 semaines de travail plus deux semaines de congés payés au taux horaire de 70 francs, qui est le taux moyen d'un manœuvre dans la métallurgie en province. Le salaire de 1831 correspond donc à 3 600 heures de travail; celui de 1949 à 2 250 heures de travail.

Le tableau X retrace, à l'aide de données beaucoup moins sûres, l'évolution du pouvoir d'achat d'un porteur de salaire très élevé, 8 000 francs en 1831. Le tableau montre que pour payer en 1949 les mêmes consommations qui coûtaient 8 000 francs au total en 1831, il faudrait 1 700 000 francs : mais en fait une famille de 5 personnes qui dispose à l'heure actuelle de 1 700 000 francs nets d'impôts, ne consomme pas les mêmes choses qu'elle aurait consommées en 1831 avec 8 000 francs de revenu. Si elle a maintenu à peu près le même volume de consommation en matière d'alimentation et de logement, elle a réduit considérablement la place donnée dans son budget à l'éclairage, au chauffage, à l'habillement. Par contre, elle a préféré augmenter beaucoup ses dépenses diverses et réduire sa domesticité, par suite de la considérable distorsion des prix de ces deux catégories de dépenses ; elle a réduit son personnel domestique de trois personnes à une seule, par contre elle a doublé la part assignée dans le budget aux dépenses diverses et à l'entretien. Ces distorsions dans la structure des budgets qui ne sont pas moins visibles dans le budget ouvrier que dans le budget « bourgeois », seront étudiées plus loin. Pour apprécier ici le progrès du pouvoir d'achat des hauts salaires, il faut se rappeler en étudiant le tableau, que le salaire de 8 000 francs était en 1831 celui d'un chef de bureau de Ministère, tandis qu'un travailleur de ce rang, ayant trois enfants, loin d'atteindre 1 700 000 francs à l'heure actuelle, gagne environ 900 000 francs. Cependant, si ce fonctionnaire avait bénéficié de la même augmentation de salaires que le manœuvre, il gagnerait environ 3 200 000 francs ; les salariés de haut rang ont donc vu diminuer leur pouvoir d'achat global et en valeur absolue (de 1,7 à 0,9) et en valeur relative (de 3,2 à 0,9).

L'étude de l'évolution à long terme du niveau de vie doit donc recourir à l'énumération au moins approximative des biens et des services consommés ; la distorsion des prix entraîne en effet de lourdes erreurs dès que l'on prétend rapporter le revenu au coût d'un produit déterminé; et la distorsion de la structure des budgets entraîne elle-même de fortes erreurs, si l'on rapporte le revenu au coût d'une consommation complexe mais fixe. Par contre, dans les études des évolutions à court terme du pouvoir d'achat et du niveau de vie, il est évident que l'on peut se référer à une consommation type (fixe). Par exemple, l'on pourra légitimement adopter pour consommation type du manœuvre français à Paris de 1947 à 1950, les éléments décrits au tableau VI. On aura ainsi un indice mensuel, dont le numérateur sera le salaire mensuel courant du manœuvre et le dénominateur le coût des consommations indiquées au cours du mois considéré. Mais prolonger cet indice au-delà de quelques années serait aboutir à de grosses erreurs. De même, ce serait une erreur très grave de penser que l'indice calculé pour le manœuvre vaut également pour les salaires très élevés ; en effet le coût des consommations des budgets aisés ne varie pas parallèlement à celui des consommations ouvrières. Ce problème sera repris plus loin. On peut noter dès maintenant le principe général fondamental ; le budget ouvrier étant à l'heure actuelle encore en France à prédominance alimentaire, est dominé essentiellement par les prix de détail de l'alimentation ; au contraire les budgets riches sont à prédominance de services et de produits du luxe. À court terme il peut n'y avoir aucun parallélisme entre les fluctuations de prix des biens alimentaires et des biens tertiaires. De plus et surtout, à long terme, les produits alimentaires étant influencés plus vivement que les autres par le progrès technique, ont tendance à baisser par rapport à eux. Ainsi, toutes choses égales d'ailleurs, l'indice du niveau de vie des classes aisées et des pays riches a tendance, à rythme de progrès technique égal, à s'élever moins vite que l'indice du niveau de vie des classes pauvres et des pays pauvres. Cette loi économique fondamentale est un facteur d'égalisation sociale, dans la Nation d'abord, puis à très long terme dans le monde entier.

Les considérations qui précèdent, pour simples qu'elles nous puissent paraître au point de vue rationnel, montrent les difficultés de l'étude des pouvoirs d'achat et des niveaux de vie. Les dénombrements et les essais de mesure qui figurent aux tableaux I à X ci-dessus, ne sont donnés que pour servir de base à la discussion et à titre d'exemple des méthodes qui semblent pouvoir être adoptées en la matière. L'auteur sera reconnaissant à ses lecteurs qui lui révéleraient des erreurs ou des omissions, en se référant à des sources précises et solides. Les futures éditions de ce livre donneront ainsi des résultats plus scientifiquement sûrs.

Mais avant d'entreprendre une telle étude, il fallait avoir une idée claire de l'évolution de la notion de minimum vital, et de la signification économique de ces évolutions. Or ces faits n'avaient pratiquement aucune place dans la science économique ; ils n'étaient traités que par des hommes d'action préoccupés de résoudre au jour le jour des problèmes urgents. L'étude du niveau de vie exige également des enquêtes sérieuses sur les dépenses des familles, selon le montant nominal du revenu, le nombre d'enfants, la classe sociale, le niveau de l'enseignement, la profession, etc. Or ces enquêtes n'ont été faites que très rarement; on doit noter toutefois celles de Halbwachs et de Delpech (voir bibliographie). Pendant de longues années, aucun organisme autre que l'Académie des Sciences Morales et Politiques n'avait en France les moyens matériels d'en prendre l'initiative; or, après avoir, en 1831, provoqué la belle enquête de Villermé, l'Institut a ensuite complètement failli à cette tâche. Les efforts de Le Play, si remarquables dans leur esprit, ne pouvaient aboutir et n'ont abouti en fait, faute de crédits et de continuité, qu'à quelques centaines de monographies assez disparates. La Statistique générale de la France ne disposait d'aucun des moyens nécessaires... Les recherches en matière de niveau de vie doivent former le cœur même de la science économique ; elles sont pourtant restées jusqu'à ces toutes dernières années du domaine du chercheur isolé. C'est pourquoi les données les plus solides pour l'étude de l'évolution à long terme sont encore des observations et des études disparates, telles que descriptions de voyageurs, recensements des productions nationales de certains pays, appréciations des consommations par tête, enquêtes statistiques, dénombrement de certains produits manufacturés (automobiles, bicyclettes, postes de radio...).

Ce sont de tels indices qu'il nous reste à étudier.

 



[1]  Préface de l'ouvrage, p. 2, 3 et 4 de l'édition in-12 de 1707.  Edition Coornaert, p. 6.

[2] Ed. Coornaert, p. 83.

[3] Ed. Coornaert, p. 135.

 [4] La méthode comptable dans la science économique : Prix de vente et prix: de revient. Cours autographie de l'Ecole pratique des hautes études (2e série); Domat-Montchrestien, éd. 1949.

[5] Même source, Cours de 1950. Des sondages effectués dans des sociétés d'assurances (notamment grâce aux travaux de M. G. Aubert) et dans des banques ont permis de constater un parallélisme à peu près parfait des traitements publics et des traitements privés de ces établissements financiers. Cf. notre cours de l'année 1949-50 au Conservatoire des Arts et Métiers, et G. Aubert, Remarques sur l'assurance incendie, 1949 (Thèse présentée au cycle supérieur de l'Ecole Nationale d'Assurances, C. N. A. M., autographiée).

 [6] Cf. Le Roi, Récit de la grande opération faite au Roi en 1686 (Versailles., 1851).

[7] Noter qu'il ne s'agit là que des traitements réglementaires; il est certain qu'à ces rémunérations s'ajoutaient des gratifications notables. Source de chiffres : VAUBAN, Projet de Capitation, éd. Coornaert du Projet d'une dixme royale, p. 258. Le texte porte un zéro de trop au nombre qui mesure les appointements des intendants : cette faute d'impression est rendue manifeste par le calcul qui suit et qui donne la capitation au denier quinze. Je n'ai pas recherché si cette erreur d'impression est due à Vauban lui-même ou à l'un de ses éditeurs successifs.

[8] I. LEVASSEUR (Histoire des classes ouvrières... II).

[9] Cette appréciation de Jaurès s'appuie sur un grand nombre de sources incontestables. Pendant des dizaines d'années continues du XIIIe siècle, le salaire journalier de l’ouvrier non nourri fut un peu inférieur au vingtième du prix moyen du setier de blé. Quand la moyenne décennale du prix du setier de blé est de 25 livres tournois, le salaire est de 18 à 20 sous tournois. Le setier de blé pesait à. Paris 240 livres-poids, dans certaines provinces un peu moins et jusqu'à 210. En seigle, le setier pesait de 195 à 200 livres. Le salaire journalier est, exprimé en sous, très voisin du prix du setier de seigle exprimé en livres tournois. Cf. Essai sur les monnaies (1746), p. 37; Philosophie rurale (1763), p. 185. Ces deux ouvrages anonymes sont cités par Villermé, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers, p. 16 et 33. Cf. également Meuvret, L'histoire des prix des céréales en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle (Mélanges d'histoire sociale, 1944). Villermé cite également l'étude de Turgot concluant que le journalier limousin peut acheter avec son salaire 3 setiers de seigle par an en temps de disette; mais en temps normal, son salaire journalier est de 10 sous et le setier de seigle, mesure de Paris, coûte 10 livres; le salaire journalier représente donc, en temps normal, le 1/20° d'un setier de seigle, c'est-à-dire 5 à 6 kg de seigle.

L'ordre de grandeur de ces chiffres est confirmé par toutes les études récentes; cf. notamment C. E. Labrousse (op. cit.).

Cette constance en longue période du rapport du prix moyen des céréales au salaire journalier est le fait fondamental de l'économie traditionnelle. Ce déterminisme, maintenant rompu, était lié, on le comprendra plus loin, à la stagnation de la technique et à la constance de la productivité du travail agricole.

[10] . M. MEUVRET (Histoire des prix des céréales...), a fait remarquer à juste titre que les moyennes devraient être calculées sur l’année de récolte et non sur l'année de calendrier

[11] Cf. MEUVRET, « Les crises de subsistance et la démographie de la France d'ancien régime », Revue Population, 1946).

[12] On compte que, pour obtenir 1 kg des denrées suivantes, il faut sacrifier l'équivalent en fourrages, féculents ou céréales, des quantités suivantes de blé : — Porcs : 6 kg (c'est-à-dire que pour obtenir un kilo de viande de porc, ii faut avoir fourni à ce porc, quand il était vivant, une nourriture équivalant à 6 kg de blé). — Bovins : 12 kg. — Lait : 1,3 kg. Or un kilo de viande ne donne pas en moyenne plus de 1 800 à 2 000 calories, un litre de lait donne 670 calories. Un kilo de blé à 85 % d'extraction donne en pain 2 400 calories.

NOTE. : Je n'ai trouvé ces données essentielles dans aucun livre; je ne me suis arrêté à ces chiffres, évidemment approximatifs, qu'après études avec diverses personnes compétentes, et notamment avec M. Coutin, chargé de mission pour les questions agricoles au Commissariat général au Plan.

[13] Le calcul que donne Vauban du rapport de la lieue carrée confirme ce qui précède (cf. éd. Coornaert, p. 10 et 173). Vauban, qui rend le système fiscal responsable de tous les malheurs de la France, et par conséquent n'aperçoit nullement le problème des rendements et des techniques de production, estime que si la France était prospère, elle pourrait nourrir de 21 à 24 millions d'habitants sur le pied de 720 livres de blé par tête. Or, en 1700, la population de la France n'était que de 20 millions d'habitants nourris à 650 livres de blé par tête. On voit combien était mince la marge existant alors entre « prospérité » et misère.

 Sur le rythme des cultures et des jachères, cf. par exemple Vauban, éd. Coornaert, p. 135.

[14] . En 1815, date des plus anciennes statistiques françaises évaluant les surfaces cultivées, la superficie cultivée en céréales atteignait 11 millions d'hectares, dont 4,6 en blé et 2,6 en seigle.

[15] Cf. notamment Esquisse.. t. I, p. 173. On comprendra plus loin que la relative constance à long ternie du rapport prix du blé/prix du seigle est due à stabilité du  rapport productivité du seigle/ productivité du blé. La valeur moyenne de ces deux rapports est en effet de l'ordre de 3/2 et a peu varié depuis le plus lointain passé connu.

On comprend aussi pourquoi le rapport prix de la viande/prix du ,blé est d'autant plus faible que le pays est plus pauvre : le blé cher chasse la viande. Pendant la disette française de 1940-46, la taxation du blé à des cours trop bas a privé la France de ce réflexe élémentaire et par conséquent nous n'avons pas eu assez de pain tout en n'ayant pas, bien entendu, assez de viande.

[16] « Je suppose que, des trois cens soixante-cinq jours qui font l'année, il en puisse travailler utilement cent quatre-vingts et qu'il puisse gagner neuf sols par jour. C'est beaucoup, car il est certain, qu'excepté le temps de la Moisson et des Vendanges, la plûpart ne gagnent pas plus de huit sols par jour l'un portant l'autre; mais passons neuf sols, ce seroit donc quatre-vingt-cinq livres dix sols, passons quatre-vingt-dix livres ; desquelles il faut ôter ce qu'il doit payer, suivant la derniere ou plus forte Augmentation, dans les temps que l'Etat sera dans un grand besoin, c'est-à-dire le trentiéme de son gain qui est trois livres, ce qui doublé fera six livres, et pour le Sel de quatre personnes, dont je suppose sa famille composée, comme celle du Tisserand, sur le pied de trente livres le Minot, huit livres seize sols, ces deux sommes ensemble porteront celle de quatorze livres seize sols laquelle ôtée de quatre-vingt-dix livres, restera soixante-et-quinze livres quatre sols.

« Comme je suppose cette famille, ainsi que celle du Tisserand, composée de quatre personnes, il ne faut pas moins de dix septiers de Bled mesure de Paris pour leur nourriture. Ce Bled moitié froment, moitié seigle, le froment estimé à sept livres, et le seigle à cinq livres par commune année, viendra pour prix commun à six livres le septier mêlé de l'un et de l'autre, lequel multiplié par dix, fera soixante livres, qui ôtez de soixante-quinze livres quatre sols, restera quinze livres quatre sols sur quoy il faut que ce Manœuvrier paye le loüage, ou les réparations de sa maison, l'achat de quelques meubles, quand ce ne seroit que de quelques écuelles de terre ; des habits et du linge ; et qu'il fournisse à tous les besoins de sa famille pendant une année.

« Mais ces quinze livres quatre sols ne le meneront pas fort loin à moins que son industrie, ou quelque Commerce particulier, ne remplisse les vuides du temps qu'il ne travaillera pas, et que sa femme ne contribua de quelque chose à la dépense par le travail de sa Quenouille, par la Coûture, par le Tricotage de quelque paire de Bas, ou par la façon d'un peu de Dentelle selon le Païs; par la culture aussi d'un petit Jardin; par la nourriture de quelques Volailles, et peut-être d'une Vache, d'un Cochon ou d'une Chèvre pour les plus accomodez, qui donneront un peu de lait; au moyen de quoy il puisse acheter quelque morceau de lard, et un peu de beurre ou d'huile pour se faire du potage. Et, si ou n'y ajoûte la culture de quelque petite piece de terre, il sera difficile qu'il puisse subsister ; ou du moins il sera réduit luy et sa famille à faire une trés-misérable chere. Et si au lieu de deux enfants il en a quatre, ce sera encore pis, jusqu'à ce qu'ils soient en âge de gagner leur vie. Ainsi de quelque façon qu'on prenne la chose, il est certain qu'il aura toûjburs bien de la peine a attraper le bout de son année. D'où il est manifeste que pour peu qu'il soit surchargé il faut qu'il succombe : ce qui fait voir combien il est important de le ménager. » VAUBAN, Projet d'une Dixme Royale, éd. Coornaert, p. 79 à 81.

[17] Résultat d'un ouvrage intitulé : De la richesse territoriale du royaume de France, édition originale, imprimée par ordre de l'Assemblée Constituante, p. 14

[18] DE MOROGUES, De la misère des ouvriers et de la marche à suivre pour y remédier, chap. III. Villermé reproduit un long passage de l'étude du baron de Morogues (t. II, p. 28 et sq.) ; on pourra s'y reporter, l'original étant difficile à trouver dans les bibliothèques.

[19] Les valeurs données sont exprimées ici en francs de 1831, afin de permettre les comparaisons du tableau VII.

[20] Cf. notamment Tableau de l'état physique et moral..., t. I, p. 145.

[21] J'avais dressé le tableau ci-dessus à l'exception du chiffre du revenu national effectif en 1831 que je recherchais encore et qui me paraissait avoir été de l'ordre de 10 milliards, quand, poursuivant la lecture de Villermé, j'ai trouvé au tome II, p. 344, des développements qui confirment l'ordre de grandeur de ces chiffres. Villermé entrevoit le problème tel qu'il est posé ici et qui est le problème central du niveau de vie d'un peuple.

Il résulte des développements de Villermé que le « minimum vital » de 250 fr. par tête en 1831 était en réalité le revenu moyen par habitant dans la nation, ce qui implique, statistiquement, que 1 habitant sur 2 ne l'atteignait pas. Au contraire, le minimum vital actuel (type 1949), qui est de 640 fr. 1831 et de 90 000 fr. mai 1949 (par tête de population) est notablement inférieur au revenu moyen par habitant (disponibilités nationales par tête), qui est de l'ordre de 200 000 fr. de mai 1949.

Ainsi le minimum vital type 1831 était en 1831 du même ordre de grandeur que le revenu effectif moyen, tandis que le minimum vital type 1949 est, en 1949, inférieur d'environ moitié au revenu effectif moyen.

Le tableau VIII montre combien il eût été impossible de donner à chaque Français de 1831 le minimum vital de 1949, puisqu'il eût fallu pour cela une production nationale de 20 milliards de francs, alors que cette production n'était que de 8. Encore ce calcul suppose-t-il qu'aucun citoyen ne consomme plus que le minimum vital.