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Voici le chapitre III de Machinisme et Bien-être de Jean Fourastié, dans la partie consacrée au niveau de vie

 

 

CHAPITRE III

LE NIVEAU DE VIE DANS LE MONDE

Les chapitres qui précèdent ont montré les améliorations sensibles du niveau de vie que le progrès technique a rendues possibles en France depuis deux siècles. La question se pose maintenant de connaître la situation des autres pays du monde; la France occupe-t-elle une situation privilégiée? Les progrès du pouvoir d'achat des salaires se sont-ils manifestés dans d'autres pays, et dans quelle mesure ?

La réponse à cette simple question eût été difficile voici seulement quinze ou vingt ans. La science économique négligeait ce grand problème; cette science, qui est pour nous essentiellement la science du niveau de vie des hommes, était encore jusqu'à ces toutes dernières années, et est encore pour la plupart des économistes, la science du mouvement des richesses, selon la définition d'Adam Smith. L'étude du niveau de vie des peuples était donc considérée comme un domaine secondaire de l'Economie Politique, abandonné aux sociologues et aux statisticiens, sinon aux anecdotiers.

C'est au département économique de la Société des Nations que revient le mérite d'avoir mis en évidence l'intérêt scientifique et humain des études comparées des niveaux de vie des divers peuples du monde. Mais c'est à M. Colin Clark que revient incontestablement l'honneur d'avoir, en 1940, dans The Conditions of Economic Progress, dressé un tableau d'ensemble des niveaux de vie enregistrés dans le monde actuel, et posé le problème fondamental des causes et des conditions des disparités observées. Même s'il n'a pas aperçu toutes ces conditions, et même s'il a pu se tromper sur quelques-unes de ces causes, l'importance du livre de M. Colin Clark restera majeure dans l'histoire de la science économique. En proposant d'autres explications que celles de M. Clark, et même en critiquant beaucoup de ses principes, nous ne faisons que prospecter les terres qu'il a parcourues en pionnier.

Depuis 1940, d'ailleurs, les mesures statistiques du niveau de vie, du revenu national réel par habitant et du pouvoir d'achat des salaires se sont multipliées. Ces mesures permettent de répondre sans hésitation à la question posée au début de ce chapitre sur la situation de la France dans l'ensemble des nations : beaucoup de nations ont à l'heure actuelle un niveau de vie très supérieur à celui de la France; beaucoup ont un niveau de vie très inférieur.

Un grand nombre de nations (Inde, Chine, etc.) ont un niveau de vie peu différent de la France de 1800; un grand nombre ont un niveau de vie double ou triple de la France de 1950. Tout se passe comme si les nations s'échelonnaient sur la route du temps. L'évolution qu'a subie la France depuis 1750, toutes les nations la subissent; mais les unes parcourent la courbe montante avec une grande vitesse, et les autres avec une grande lenteur; plusieurs peuples sont ainsi en avance sur la France; la plupart restent en retard. Ainsi les différences de vitesse d'une même évolution dans le temps entraînent à une époque donnée des disparités dans l'espace.

Ces faits apparaîtront nettement clans les quatre sections qui suivent et qui décrivent successivement les quatre aspects fondamentaux du problème du niveau de vie des peuples : l'alimentation; le revenu global moyen par tête; le salaire réel ; les indices apparents de la consommation.

 

SECTION I : L'alimentation des peuples dans le monde actuel

La moitié du monde d'aujourd'hui est encore à l'âge du méteil. Les deux tiers des humains actuellement vivants sont sous-alimentés. Ces faits incontestables résultent de toutes les enquêtes contemporaines, et notamment des travaux concordants des divers experts de la F. A. O. (Organisation des Nations Unies pour l'agriculture et l'alimentation) [1]

La ration alimentaire moyenne d'une population normale, c'est-à-dire comportant à la fois des enfants, des adultes et des vieillards, est, on l'a déjà écrit ci-dessus, de 2 700 à 2 800 calories par tête. Or la production agricole du pays et les importations possibles ne fournissent que moins de 2 250 calories par tête dans d'immenses régions groupant plus de la moitié du globe (la presque totalité de l'Asie, une grande partie de l'Afrique, plusieurs territoires de l'Amérique Centrale et de l'Amérique du Sud). Trois dixièmes seulement des humains disposent de plus de 2 750 calories : ce sont les grandes nations occidentales, l'U. R. S. S. et les dominions britanniques. La situation générale peut donc être résumée dans le tableau suivant :

 

Les experts de la F. O. A. ont évalué ainsi qu'il suit (tableau XVII) les consommations alimentaires moyennes des peuples qui ont bien voulu fournir les statistiques de base. (Les chiffres fournis par la F. A. O. ont été arrondis).

 

Si l'on se rappelle que 2 000 calories correspondent à environ 850 grammes de blé par tête et par jour, on voit que les deux peuples les plus nombreux de la terre, les Chinois et les Hindous, se trouvent, quant à l'alimentation, dans une situation très voisine de la France de Louis XIV.

Les disparités des niveaux de vie dans le monde actuel sont donc considérables; les disparités moyennes dépassent en ampleur les disparités d'individu à individu dans une même nation : il n'y a pas 200 000 Français qui soient à l'heure actuelle aussi peu nourris que la moyenne des 700 millions d'Asiatiques. La nourriture quotidienne d'un Chinois ou d'un Hindou moyen, coûterait à l'heure actuelle en France 30 francs, soit le salaire de vingt minutes de travail de manœuvre. Autrement dit, chaque manœuvre français pourrait s'assurer la nourriture moyenne d'un Hindou en travaillant seulement 120 heures par an. Inversement, si un Français accepte de travailler gratuitement pour un Chinois 120 heures par an, il peut doubler la ration alimentaire de ce Chinois; et si ce Français acceptait de se limiter à une telle ration, il pourrait prendre en charge, en travaillant 2 400 heures par an, 19 Chinois; de sorte que, toute réserve étant faite sur les transferts réels, les 21 millions de travailleurs français pourraient doubler la ration alimentaire de 400 millions de Chinois, et l'égalité des niveaux de vie des deux peuples se trouverait réalisée sur la base de 1,7 kg de céréales, les Français travaillant gratuitement 19 heures sur 20 au profit des Chinois.

Cet exemple est destiné à mettre en évidence les extraordinaires différences qui se sont instituées dans les niveaux de vie des peuples du monde. L'étude du revenu réel par tête confirme ces disparités.

 

SECTION II : Le revenu national par tête

La meilleure appréciation du niveau de vie moyen d'une population est évidemment celle qui résulte de l'appréciation du revenu national par tête d'habitant.

Quoique la mesure du revenu national nominal (c'est-à-dire apprécié en monnaie courante du pays) ait fait de grands progrès depuis 1940[2], cette mesure comporte encore, on le conçoit aisément, une large part d’arbitraire et d'imprécision. De plus, les conversions nécessaires pour passer du revenu national nominal au revenu national réel (c'est-à-dire apprécié en volume effectif de consommation) sont nécessairement génératrices de sensibles erreurs. Les faits mis en évidence dans les chapitres précédents du présent livre montrent en effet que la structure de la consommation varie avec le volume même de cette consommation, de plus les prix des diverses consommations sont bien loin d'évoluer parallèlement dans le temps, et par suite de rester proportionnels dans l'espace; aussi est-il impossible de parvenir à la notion d'une unité de consommation qui serait valable à la fois dans le temps et dans l'espace; aussi est-il a fortiori impossible de fixer d'année en année et pour chaque nation le prix, en monnaie courante, d'une unité de consommation qui soit comparable d'un pays à l'autre et d'une époque à l'autre.

La notion de revenu réel s'évanouit donc dans la mesure où l'on s'efforce de la préciser. Mais il n'en résulte pas qu'elle n'ait aucun sens à un ordre de grandeur donné (de même la loi de Mariotte a un sens à 10 %o près, et n'en a plus aucun à 1%o). Il est donc possible de mettre en évidence les mouvements de grande ampleur du revenu réel en rapportant le revenu nominal aux prix d'un ensemble fixe de biens de consommation courante, choisis autant que possible comme représentatifs des consommations moyennes des peuples considérés aux époques considérées[3].

Nous examinerons d'abord les ordres de grandeur des évaluations données par M. Colin Clark pour les 50 dernières années; nous donnerons ensuite des indications sur l'évolution récente du niveau de vie réel dans différentes nations, tant à partir des travaux de l'O. N. U. qu'à l'aide des recherches des économistes contemporains tels que M. Kuznets.

 

1 — Les disparités du revenu national réel par tête dans le monde actuel

M. Colin Clark a converti le revenu national nominal par tête d'un très grand nombre de pays (évalué par les économistes ou statisticiens nationaux) en unités internationales de pouvoir d'achat « constant », en appréciant les prix d'un ensemble défini de consommation, dans chaque pays et à chaque époque. Il aboutit ainsi à une table d'équivalence des monnaies telle que la suivante :

1$ U. S. A. 1934 = 15 fr français 1934 ; 17 francs français de 1935 ; 30 francs français de 1936

Inversement, à partir d'une telle table, peut-il fournir une évaluation du revenu national réel de tous les pays du monde et pour les années considérées en dollars U. S. A. de 1934. En fait, M. Colin Clark a choisi pour unité de référence le pouvoir d'achat moyen du dollar des U. S. A. au cours de la période 1925-1934. Quelles que soient les graves réserves qui doivent être faites sur cette manière de convertir les monnaies[4], en prenant pour base un ensemble de consommations qui, pour avoir une réalité objective dans une population, peut n'en avoir aucune dans une autre, il est certain qu'en première approximation les calculs ainsi effectués doivent être instructifs. Et cela d'autant plus que la méthode de M. Clark défavorise les pays riches par rapport aux pays pauvres, car dans ces pays l'écart entre les prix de consommations de luxe (viande) par rapport aux consommations de base (céréales) est plus faible que dans les pays riches. (Ainsi, dans la France de 1750 la livre de viande moyenne ne dépassait pas le triple du pain, tandis que dans la France actuelle la viande vaut au moins 6 à 8 fois son poids de pain; ce phénomène est d'ailleurs aisé à expliquer). Quoiqu'il soit rationnellement impossible de dire qu'un peuple a un niveau de vie double d'un autre puisque aucun peuple ne consomme en réalité et à la fois deux fois plus de céréales, deux fois plus de lait, deux fois plus de légumes, deux fois plus de viande, etc., qu'un autre, nous pouvons donc tirer des chiffres de M. Clark une image grossière mais suggestive représentée par l'échelonnement des chiffres suivants (tableau XVIII).

Les chiffres de ce tableau confirment l'ampleur des écarts observés dans le niveau de vie des peuples du monde. De la Chine aux Etats-Unis, l'écart dépasse celui de 1 à 12. Il apparaîtrait de 1 à 30 s'il était mesuré par rapport à une consommation de riz ou de blé; à plus forte raison encore, si le pouvoir d'achat était mesuré par rapport à un produit manufacturé, tel que bicyclette, poste de radio, automobile ou moteur électrique, la disparité entre la Chine et les Etats-Unis apparaîtrait-elle considérable, de l'ordre de grandeur de 1 à 50, 80 ou 100. Inversement, par rapport à des consommations telles que coiffeur, barbier, frais de justice ou médicaux, objets de fabrication artisanale, les disparités apparaîtraient presque nulles, et souvent même à l'avantage du Chinois; mais ce sont là précisément des services ou des biens que le Chinois ne peut guère consommer car tout son revenu est absorbé par sa nourriture, et peu importe que ces services soient bon marché puisqu'en fait ils sont hors de la portée de la masse du peuple.

Ces remarques montrent à la fois ce qu'il y a d'arbitraire dans les chiffres de M. Colin Clark, et ce qu'ils ont de représentatif. En termes scientifiques, on ne peut guère les traduire que par une proposition telle que la suivante : les enquêtes statistiques sur le revenu national réel confirment les études relatives à la seule alimentation : les différences qui existent à l'heure actuelle entre les nations sont telles que dans certains pays le peuple ne peut manger à sa faim, de sorte que presque tout son revenu est absorbé par la consommation de céréales, tandis que, dans d'autres pays, non seulement l'homme moyen consomme d'autres aliments, mais encore une foule d'autres produits et services; de sorte que les céréales qui constituent plus de 80 % du budget moyen d'un Chinois, n'absorbent plus que 4 % du budget moyen d'un Français et 2 % du budget moyen d'un Américain.

 

2. — L'évolution à court terme du revenu national réel

Les faits qui précèdent ne laissent, je pense, aucun doute sur le fait fondamental de l'évolution économique contemporaine : l'accroissement à long terme du niveau de vie des peuples. Sans doute certains peuples (les Indes, la Chine) ont-ils à peine commencé cette évolution, à cause surtout de leur énorme expansion démographique; mais dans la totalité des nations de civilisation chrétienne, le mouvement a pris son essor avant 1900; les vitesses d'amélioration sont très différentes; le sens général est partout le même. Mais il est bien évident que le mouvement s'opère sans aucune régularité, et que, souvent même, le court terme enregistre des régressions par rapport au mouvement de longue durée. De ces régressions, les unes sont dues aux crises économiques (et plus spécialement au sous-emploi, c'est-à-dire au chômage), partiel ou total, qu'entraînent ces crises. Les autres, beaucoup plus graves, sont dues aux guerres et aux révolutions.

Les tableaux suivants, établis à l'aidé des chiffres fournis par le Bureau de Statistique des Nations Unies [5], montrent la régression due à la crise de 1929, puis, en Allemagne et dans la plupart des pays d'Europe, celle due à la guerre de 1940. Dans le premier tableau (tableau XIX) on peut apprécier le revenu national réel à partir du revenu national nominal par simple référence à l'indice des prix de détail; ce qui revient à se référer à une consommation-type ayant dans chaque nation la structure de l'indice des prix de détail. Dans le second tableau (tableau XX), les évaluations à prix constants ont été faites par les statisticiens mêmes qui, dans chaque nation, ont évalué le revenu national [6]. On n'a pas introduit de corrections relatives au nombre d'habitants, ces corrections étant ici, à court terme, négligeables.

 

 

Les chiffres montrent que les régressions dues à la crise de 1929 ont pu atteindre l'ordre de grandeur de 25 %; les régressions dues à la guerre sont beaucoup plus amples; la Hongrie accuse en 1945 une chute supérieure à 50 % par rapport à 1939.

Dans la Review of Economic Progress qu'il édite à Brisbane, M. Colin Clark a donné[7] une évaluation du revenu réel par tête de travailleur et par heure. D'après ces évaluations, le revenu réel est passé par un minimum en France en 1945 avec 0,20 unité $ 1925-34 contre 0,38 en 1939. Pour cette même année 1948, le revenu est tombé à 0,10 en Italie (contre 0,20 en 1938) et à 0,07 en Hongrie (contre 0,17 en 1939). Les chiffres les plus élevés qui figurent sur ce tableau sont de 1,19 unité $ 1925-34 (U. S. A., 1947); 1,07 Nouvelle-Zélande 1947; 0,96 Canada 1947. Les plus faibles pour les années postérieures à 1930 sont : 0,03 pour la Chine; 0,09 pour l'Inde; 0,07 pour la Hongrie (1945).

L'ordre de, grandeur de ces valeurs est confirmé par les mesures statistiques réalisées dans chaque pays, puisque M. C. Clark, comme les économistes de l'O. N. U., ne fait que s'appuyer sur les données fournies par chaque nation; ces données sont d'ailleurs plus ou moins élaborées selon les nations, et leur contenu diffère sensiblement selon les conceptions que se font les différents statisticiens de la notion de revenu national[8] L'ampleur des disparités et le sens du mouvement n'en sont pas moins sûrs. Les résultats relatifs au revenu national réel par habitant sont de plus confirmés par les études du salaire réel dans les différents pays.

 

SECTION III : Le salaire réel et le pouvoir d'achat des travailleurs salariés

L'étude du salaire réel est, nous l'avons vu, complexe. Aux difficultés tenant à la durée du travail, à la qualification de l'ouvrier et à la nature des consommations, s'ajoutent, sur le plan international, les difficultés tenant à la nature et à. la structure des professions, aux méthodes de travail, aux structures coutumières du salaire (accessoires, treizième mois, allocations familiales, allocations sociales, fiscalité, etc.), aux traditions, au genre de vie.

Nous ne reprendrons pas ici les principes que nous avons développés dans La Civilisation de 1960 [9], sur les distinctions fondamentales entre salaire horaire, salaire journalier, salaire annuel. Nous ne reprendrons pas non plus ici les comparaisons basées sur le prix d'un quintal de blé, comparaisons qui mettent en évidence de grandes disparités de nation à nation[10].

Par contre il est intéressant de donner sur les salaires réels d'autres renseignements moins connus ou inédits, qui confirment d'ailleurs nos conclusions antérieures.

Dès 1926, la Revue Internationale du Travail [11] publiait une très remarquable série de renseignements sur les salaires observés dans douze grandes villes du monde, et sur les prix, dans chacune de ces villes, des « paniers de provisions » des familles ouvrières. Comme ces « paniers de provisions » ne sont pas composés de la même manière dans les différents pays, l'enquête a porté sur cinq types de « paniers de provisions ». François Simiand avait préparé un article sur cette enquête, article qui n'a pas été achevé, du moins notre connaissance. Nous publions ici le graphique établi par Fr. Simiand d'après les chiffres fournis par la Revue[12].

De Milan à Philadelphie, l'écart est de l'ordre de 1 à 3,5. Le panier du type Grande-Bretagne (panier d'un ouvrier relativement riche) coûte (relativement) plus cher que ceux des autres pays plus pauvres et moins cher que ceux des autres pays plus riches. L'écart entre les prix des divers paniers n'est d'ailleurs pas considérable, sauf en Australie, où il atteint 30 %.

 

À une date plus récente, M. Lehoulier a publié dans le Bulletin de la Statistique Générale de la France, une excellente étude sur les salaires hebdomadaires réels dans divers pays [13]. M. Lehoulier a établi la moyenne des salaires hebdomadaires dans les différentes nations, pour 6 professions bien déterminées de 6 industries (mines de charbon, travail des métaux, bâtiment, bois, textile, imprimerie). Il a ensuite rapporté ces salaires nominaux aux prix d'un certain nombre de denrées alimentaires, prises en quantités définies.

Les résultats obtenus par M. Lehoulier sont résumés dans le tableau suivant (tableau XXI) qui rapporte les pouvoirs d'achat à celui de l'ouvrier français de 1914, pris pour base 100.

On notera d'abord l'écart entre les Etats-Unis et les autres nations; Angleterre et Suède forment un second groupe encore très favorisé par rapport au troisième : France, Allemagne, Italie. On notera ensuite que, si les quatre premières nations ont gagné de 20 à 30 % entre 1914 et 1938, les trois autres ont ou bien gagné assez peu (France 15 %) ou bien perdu (Italie plus de 10 %). Enfin, il faut remarquer que l'importante progression des Etats-Unis s'accompagne d'une très vive sensibilité aux crises; de 1929 à 1932, le pouvoir d'achat de l'ouvrier américain est tombé de l'indice 271 à l'indice 182, soit de 30 %. Cette régression est plus forte que celle qui est enregistrée par le revenu national réel; cela tient essentiellement à ce que l'indice de M. Lehoulier est relatif à des industries fortement touchées par la crise; un indice des salaires des employés de commerce aurait donné une chute un peu moins forte. Quelle que soit d'ailleurs la valeur exacte de la régression, il apparaît hors de doute que les graves régressions à court terme se trouvent associées aux vives progressions à long terme; les économies les plus progressives apparaissent les plus fragiles. Il faut se rappeler toutefois qu'au plus bas de la dépression de 1932, l'indice du pouvoir d'achat de l'ouvrier américain se trouve encore à l'indice 182 contre un maximum de 120 pour l'ouvrier français (en 1935).

M. Dessirier a publié dans plusieurs livraisons de La Conjoncture économique et financière [14], une série d'études sur les salaires réels de divers peuples. M. Dessirier fixe lui-même à 10, 15 et parfois 20 % les erreurs possibles de ses évaluations. Les calculs de M. Dessirier confirment les résultats de M. Lehoulier; ils portent de plus sur une série d'autres nations. Sur la base France 1913 = 100, les indices auraient atteint les  ordres de grandeur suivants en 1939 et 1944 :

 

Il faut remarquer que tous les salaires retenus pour les calculs ci-dessus sont des salaires à plein temps, sans déduction aucune pour chômage partiel ou total; le revenu national par tête tient par contre automatiquement compte du chômage enregistré dans la nation. Enfin, tous les calculs ci-dessus, qu'ils soient de Fr. Simiand, de M. C. Clark ou de MM. Lehoulier et Dessirier, sont basés sur des consommations essentiellement alimentaires. Nous avons suffisamment insisté sur ce point pour que le lecteur se souvienne que l'on parviendrait à de tout autres chiffres si l'on se référait successivement à des consommations d'objets manufacturés, de vêtements, à des loyers, à des services, etc. Il est cependant certain que les consommations d'aliments, « les paniers de provisions », donnent une image vivante, et manifestement valable socialement, des faits[15]. Le rapprochement du revenu réel moyen par tête et du salaire réel moyen s'impose; il a été fait par M. H. Brousse[16]. Les résultats concordent assez bien; ils permettent d'aboutir aux échelles suivantes pour la période 1925-34 :

 

On peut voir dans ce tableau à la fois la confirmation des disparités qui existent de pays à pays, et la marque du fait que c'est le pouvoir d'achat des salaires qui détermine, au moins approximativement, et au moins dans les pays où l'industrie est développée, le niveau de vie moyen de la nation.

 

SECTION IV : Autres indices du niveau de vie

Les évaluations qui précèdent peuvent être encore « recoupées » par une foule d'indices de consommations apparentes.

Ces divers indices confirment dans leur ensemble les faits déjà mis en évidence dans les deux précédentes sections de ce chapitre. A peine un tiers du genre humain actuellement vivant se trouve avoir un niveau de vie qui dépasse la simple satisfaction des stricts besoins alimentaires; les deux autres tiers en sont encore au stade végétatif.

La France appartient au premier tiers; mais quels que soient les progrès accomplis par elle depuis deux cents ans, elle est loin de figurer en tête du mouvement; parmi les nations qui forment ce premier tiers, et qui s'échelonnent elles-mêmes sensiblement des Etats-Unis d'une part, à l'U. R. S. S. d'autre part, à peine peut-on dire qu'elle occupe une situation moyenne, et sans doute est-elle plus voisine de l'U. R. S. S. que des Etats-Unis.

Mais le résultat le plus frappant de cette enquête est évidemment qu'il existe en 1950, sur la terre, des nations dont le niveau de vie est resté pratiquement le même qu'au cours des siècles de la période traditionnelle, tandis que d'autres ont transformé leurs conditions de vie. Le monde actuel présente simultanément des peuples qui n'ont guère évolué depuis 500 ou 2 000 ans, et d'autres qui sont en pleine mutation, en pleine marche vers un nouvel état de l'humanité.

Quelles sont les causes de ces progrès ? Pourquoi certains peuples ont-ils été capables d'acquérir et de garder une position de pionniers ? Pourquoi les autres sont-ils à peine capables ou même incapables de les imiter ? Quel est l'élément moteur de l’évolution économique contemporaine ?

On a l'habitude de donner du niveau de vie des populations des indices arbitraires, mais qui parlent assez bien à l'imagination. On connaît en effet, soit par les douanes, soit par les recensements fiscaux, soit, par des dénombrements directs, toute une série de faits matériels qui sont incontestablement liés au niveau de vie et au pouvoir d'achat des peuples.

Le tableau XXII donne quelques relevés de cette nature. Les chiffres appelleraient bien des commentaires et des critiques; les uns sont représentatifs et donnent une mesure exacte des phénomènes; d'autres sont très discutables. Tels qu'ils sont, ils font cependant apparaître quelques ordres de grandeur incontestés.

 

Les quatre premières colonnes du tableau donnent des évaluations des consommations-types de peuples riches : sucre, tabac; thé, café, cacao; oranges, mandarines, bananes. Encore faut-il tenir compte de la longitude du pays (Espagne, Italie). La consommation de sucre est l'une des plus caractéristiques. On a vu plus haut que les Français de 1880 consommaient 8,6 kg de sucre par an et par tête; c'est la consommation actuelle de l'Italie. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et les Dominions approchent de 50 kg par an et par tête; soit le double de la France de 1938. Au cours des années d'occupation et d'après-guerre, la France a été rationnée à 6 kg par tête et par an.

Parmi les indices relatifs aux produits manufacturés, les plus frappants sont ceux des postes de radio et les automobiles. Le nombre des appareils de radio pour 1 000 habitants est deux fois plus élevé aux Etats-Unis qu'en France; il est près de 20 fois plus élevé en France qu'en Bulgarie, et 40 fois plus élevé en Bulgarie qu'aux Indes.

Aux Etats-Unis, les automobiles sont aussi nombreuses que les postes de radio; il en est de même dans les Dominions britanniques. Partout ailleurs, les automobiles sont de 2 à 5 fois moins nombreuses que les appareils de radio.



[1] Dans le même sens, cf. C. Clark, The Conditions of Economic Progress ; O. N. U., Enquête mondiale sur l'alimentation, 1946; O. N. U., Programmes européens de remise en état et d'amélioration de l'agriculture, 1948 ; International Emergency Food Council, Reports of the Secretary General to the Meetings 4 of the Council.

[2] Les chiffres de 1934/38 semblent valables à 10% près ; ceux de 1946/48 sont beaucoup moins sûrs.

[3] Cf. les études de M. Dumontier et notamment son Cours d’observation économique, Presses Universitaires de France, 1950.

[4] Voir ci-dessus, pages précédentes.

[5] Statistiques du Revenu National, 1948.

[6] En France, MM. Dumontier, Froment et Gavanier, au Commissariat Général au Plan

[7] Vol. I, number 4, avril 1949. A noter que, dès la première ligne de ce texte, M. Clark précise qu'il continue à confondre productivité et revenu par tête et par unité de temps.

[8] Voir notamment les Statistiques du Revenu National, op. cit.; Observation économique, par J. Dumontier, op. cit.; National product since 1899, by S. Kuznets. L'U. R. S. S. ne publiant pratiquement aucune statistique de production, de salaire, de prix ou de population, les évaluations données par M. Clark pour ce pays ne peuvent être que très discutables; elles sont de 0,15 en 1935-36; 0,18 en 1940; 0,14 en 1947.

[9] La Civilisation de 1960, p. 44 sq.

[10] Ibid.

[11] Juillet 1926.

[12] Nous remercions ici M. Georges Luftalla, à qui Fr. Simiand a confié ses archives, de nous avoir communiqué les travaux inédits du grand économiste sur le niveau de vie, et d'avoir autorisé la reproduction de ce graphique.

[13] Bulletin de la S. G. F., juin-septembre 1944.

[14] Notamment La Conjoncture économique et financière, oct. 1946.

[15] Le Bulletin de l’U. S. Bureau of Labor Statistics a publié au début de 1950 une évaluation des pouvoirs d'achat en biens alimentaires d'une heure de salaire, sur la base Etats-Unis = 100; les calculs sont relatifs au dernier semestre de 1949. Les écarts seraient de 109 (Australie) à 18 (U. R. S. S.); la France aurait l'indice 35. Ni la Chine, ni l'Inde ne figurent sur ce tableau.

L'étude indique également « combien de temps un ouvrier doit travailler pour se procurer tel produit ». On constate que l'écart entre pays riches et pays pauvres est plus faible pour les produits alimentaires que pour les produits manufacturés, et plus faible pour le logement et les services que pour les produits alimentaires.

[16] Le niveau de vie en France, par H. Brousse (Coll. Que sais-je ?), p. 25.