jean fourastie
Voici le chapitre IV de Machinisme et Bien-être de Jean Fourastié, dans la partie consacrée au niveau de vie.
Il faut améliorer le niveau de vie de ce peuple.
Jean Jaurès
Les résultats des trois chapitres précédents peuvent se ramener à deux faits essentiels :
1° Le niveau de vie moyen des populations de plusieurs grandes nations s'est sensiblement amélioré au cours des récents siècles, malgré la réduction de la durée du travail, et malgré l'accroissement de la densité de peuplement.
2° Cette amélioration dans le temps a engendré une disparité dans l'espace, du fait que les niveaux de vie des différents peuples du monde se sont améliorés avec des vitesses fort différentes.
Les disparités dans l'espace se ramènent ainsi à des évolutions dans le temps. Le problème essentiel du niveau de vie se ramène donc à rechercher comment l'amélioration dans le temps a pu se produire.
Les faits observés nous permettent de préciser le problème. Pendant une longue suite de siècles, le niveau de vie apparaît commandé par la densité de la population. M. Alfred Sauvy a mis en lumière le principe fondamental de l'optimum de population[1]. Au-dessous d'une certaine densité, la vie économique est inexistante ou précaire; mais dès que la population devient trop nombreuse sur un sol donné, son niveau de vie décroît, par suite du rendement décroissant du travail. Tel kilomètre carré de terre qui nourrit aisément par exemple 15 travailleurs et leur famille, en nourrit plus difficilement 20; dès que le nombre des êtres à nourrir atteint un chiffre plus élevé, supposons 25, la vie de la population devient plus difficile, même si les 25 hommes travaillent chacun plus durement que les 15 premiers. Alors, la moindre perturbation climatérique provoque la famine. La famine engendre la lutte pour l'existence, d'abord sous la forme sociale de la défense des riches contre les pauvres, ensuite sous la forme nationale de l'attaque par les peuples qui n'ont pas encore subi la famine de ceux qui viennent de la subir, qui la subissent ou qui sont près de la subir. L'histoire du Moyen Age et de l'Ancien Régime doit être éclairée par cet aperçu du déterminisme du niveau de vie. Sans qu'il soit question de nier l'action des faits purement humains et politiques, tels que les héritages et les querelles de familles royales, la sagesse ou l'absurdité des rois et des ministres, qui tiennent à l'autocinétisme des êtres vivants[2], il n'est pas douteux que le climat général de famine ait joué dans l'histoire un rôle déterminant, quoique souvent inaperçu des contemporains et des historiens.
Mais le problème qui se pose à nous est de rechercher comment ce déterminisme séculaire des famines a pu être brisé ; quelles causes, au sens scientifique du terme, ont pu intervenir pour engendrer, au moins dans quelques nations, un accroissement parallèle du nombre de la population et du niveau de vie, alors que les deux phénomènes étaient toujours restés jusque-là divergents, du moins dès que la population atteignait une certaine densité. Les mêmes causes doivent expliquer comment il a été possible de porter le niveau de vie moyen d'une population à des valeurs incomparablement supérieures aux plus élevées de celles qui ont pu être enregistrées dans le passé, du moins à notre connaissance.
Il est évident que la recherche de cette cause est d'un intérêt capital, non seulement pour la science économique, mais pour l'action politique, et par suite pour la vie même de l'humanité. Si nous pouvons identifier la cause de l'amélioration du niveau de vie, et si cette cause est au moins en partie dépendante de la volonté humaine, nous pourrons, en effet, en agissant sur elle, agir sur le niveau de vie lui-même. Nous connaîtrons les moyens d'améliorer le niveau de vie du peuple.
Le fait observé qui doit nous servir de point de départ, et que les développements précédents ont bien mis en lumière, est que le niveau de vie d'un peuple n'est rien d'autre que la production moyenne par tête. C'est donc en étudiant la production et ses facteurs que nous pourrons résoudre le problème. La prise en considération du facteur essentiel de la vie, le temps, conduit de la notion de production à la notion de productivité. On appelle en effet productivité la vitesse de la production.
L'étude de la productivité s'avérera pleinement satisfaisante pour expliquer l'évolution du niveau de vie moyen, les disparités dans l'espace et les différences observées selon les diverses formes de consommation. Il restera donc à examiner la répartition des niveaux effectifs de vie de part et d'autre du niveau moyen; cela nous conduira à étudier le rôle des rentes et profits et à montrer que ces rentes et ces profits ont eux-mêmes pour cause les phénomènes de productivité, en ce sens que les pays à faible productivité sont des pays à fortes rentes, et par suite à forte ouverture de « l'éventail » des revenus.
Le premier « théorème » du niveau de vie est que la consommation dans un ensemble économique fermé [3] ne peut durablement être supérieure à la production. Ce fait rationnellement évident est aussi et surtout expérimentalement démontré par les rapprochements que l'on peut faire, à toute époque et dans tous les pays, entre la consommation appréciée directement par des enquêtes ou par le pouvoir d'achat des salaires, et la production appréciée elle-même directement par le rendement des terres, par des recensements, etc. Par exemple, la consommation moyenne de la masse de la population française vers 1725-50 est appréciée, d'après le pouvoir d'achat du salaire à une livre et demie de pain, par tête et par jour. Cela représente pour le royaume une consommation annuelle de blé égale à 50 ou 55 millions de quintaux. Or, la superficie de la totalité du territoire cultivé, compte tenu des jachères, multipliée par le rendement moyen de l'époque, donne aussi 50 millions de quintaux. De même encore, on peut à tout moment rapprocher la production agricole de la consommation effective.
Plus généralement, lorsque nous avons étudié le niveau de vie des masses ouvrières françaises vers 1830, nous avons noté que le revenu national français était à cette époque de 8 milliards de francs, ce qui donne pour valeur du revenu national par tête la somme de 250 francs, ce qui correspond à peu près, nous l'avons vu, au minimum vital de l'époque. Mais si l'on avait voulu donner à chaque Français, dès 1831, le minimum vital de 1939, il aurait fallu brusquement porter le revenu national de la France de 8 à 20 milliards.
Il est donc impossible d'élever le niveau de vie moyen d'un peuple sans élever sa production. Si, en effet, on se borne à mieux répartir les revenus, on peut à la rigueur (mais nous verrons plus loin avec quelles difficultés), réduire les écarts des pouvoirs d'achat observés par rapport au niveau moyen, mais on ne peut pas relever ce niveau moyen. Par exemple, on peut théoriquement envisager que, par une répartition strictement égalitaire, on aurait pu, en 1830, donner à chaque Français le minimum vital de Villermé. Mais la stricte égalisation des revenus n'aurait pu faire davantage; et pour faire davantage, il faut en venir à agir sur la production. Réservant donc pour la section IV la question de cette répartition des niveaux de vie de part et d'autre de la moyenne, nous étudierons d'abord les facteurs qui déterminent cette moyenne.
Le deuxième déterminisme du niveau de vie est le suivant : non seulement la production globale détermine la consommation globale, mais encore la structure de la production détermine à court terme la structure de la consommation. En effet, dans une économie fermée, au cours d'une période où les stocks ne peuvent jouer un rôle appréciable, il est impossible de convertir rapidement une marchandise en une autre marchandise. Si, par exemple, il a été produit 1 000 quintaux de blé, la consommation de blé ne pourra pas excéder 1 000 quintaux avant la prochaine récolte; encore faudra-t-il, si l'on veut l'année suivante consommer plus de 1 000 quintaux, prendre les précautions nécessaires pour que davantage de terres soient emblavées en froment et, de plus, avoir la chance de bénéficier d'an climat favorable.
Ainsi donc, la structure de la production et la structure de la consommation sont-elles étroitement liées l'une à l'autre, et elles ne peuvent évoluer que conjointement et que par une action sur, la production, action qui exige du temps.
Plus précisément, le problème de l'évolution de la structure de la production est un problème de population active. En effet, si nous voulons augmenter la production de blé, il nous faut plus de laboureurs; si nous voulons augmenter la production industrielle, il faut augmenter le nombre des ouvriers; de même, si nous voulons plus de frigidaires, il faudra plus de fabricants de frigidaires.
Ainsi la structure de la consommation dépend de la structure de la population active. Et comme la structure de la consommation se modifie lorsque le niveau de vie s'accroît, l'accroissement du niveau de vie d'un peuple exige des migrations dans sa population active, c'est-à-dire des changements dans les effectifs des diverses professions[4].
Il apparaît ainsi que le niveau de vie moyen d'un peuple ne peut être élevé que si la production par tête est elle-même accrue. Et comme la structure de la consommation évolue à mesure que s'élève le niveau de vie, la structure de la production doit se modifier à mesure que la production par tête s'accroît.
Ces propositions exprimées en fonction du temps deviennent les suivantes : pour que le niveau de vie moyen d'un peuple puisse s'élever, il faut que la production globale de ce peuple par unité de temps s'accroisse, et que sa population active évolue de manière que la structure de la production s'adapte peu à peu à l'évolution de la structure de la consommation.
Si l'on appelle productivité la production par unité de temps, on voit que le niveau de vie ne peut s'élever que par un accroissement de productivité, à moins que la durée du travail ne soit accrue. Inversement, si la productivité du travail s'accroît dans un secteur quelconque de l'économie, la productivité des autres secteurs étant supposée rester constante, le niveau de vie doit s'élever puisque la production globale s'accroît. En effet, ou bien l'accroissement de productivité augmente la production dans un sens qui s'accorde avec l'évolution de la structure de la consommation croissante, et alors l'élévation du niveau de vie a lieu sans transfert de population active. Ou bien la production supplémentaire n'est pas absorbée aisément par la consommation, et alors il y a d'abord crise dans le secteur devenu excédentaire, puis transfert de population active de ce secteur vers un autre non saturé.
Ainsi, l'élévation du niveau de vie, l'accroissement de productivité et les transferts de population active sont trois phénomènes liés. À chaque structure de la population active, à chaque valeur de la productivité dans les différents secteurs correspond une valeur du niveau de vie moyen et une structure de la consommation moyenne; inversement, si l'on donne une valeur ou une structure de la consommation moyenne, il lui correspond une valeur de la productivité dans chacun des grands secteurs de la production et une répartition de la population active.
Bien entendu, ces propositions ne sont valables que pour des espaces économiques fermés et marquent seulement des tendances; on a vu, en effet, combien les différences de mœurs, de climat, etc., introduisent de disparités d'une nation à l'autre. D'autre part, l'évolution dans le temps est largement influencée dans les pays les plus en retard par certains des résultats acquis par les plus avancés, de sorte que, quoique la répartition de la population active soit à peu près la même dans l'Inde d'aujourd'hui que dans l'Europe de 1750, il n'en est pas moins vrai qu'il y a déjà dans l'Inde quelques réfrigérateurs et quelques automobiles, et par suite (paradoxalement) quelques électriciens et quelques garagistes
Le lien entre les trois phénomènes de niveau de vie, de population active et de productivité, étant ainsi reconnu, il n'est pas difficile d'apercevoir lequel de ces trois phénomènes joue le rôle de cause; en effet, le niveau de vie ne peut évidemment être qu'une résultante des deux autres; et, quant à la population active, elle ne peut commencer à évoluer d'un métier vers un autre, qu'à partir du moment où elle n'est pas en totalité absorbée par la production d'aliments. Le mécanisme de l'élévation du niveau de vie est donc le suivant : les sciences (sciences mathématiques d'abord, puis sciences physiques, enfin sciences biologiques et science de l'homme au travail) font apparaître des déterminismes; l'homme utilise peu à peu ces déterminismes qui accroissent son action sur les choses; le progrès scientifique engendre ainsi le progrès technique.
Le progrès technique ainsi défini, c'est-à-dire au sens très large du terme, permet d'accroître la productivité du travail, c'est-à-dire la production obtenue par unité de temps. Dès que la productivité est suffisante pour que l'homme soit à l'abri des famines, la population active entre en migration vive; sa répartition se modifie de manière que la structure de la production globale réponde aux demandes de la consommation croissante. Ce transfert de la population active ne se fait d'ailleurs qu'au prix de grandes souffrances pour les hommes, car, en régime libéral, le mouvement est imposé comme par un vice de constitution, sans que les hommes en aient compris les lois; c'est seulement par la ruine financière et le chômage que les hommes sont avertis que leur production est refusée par la collectivité.
Ce n'est pas le lieu d'approfondir ici toutes les parties de ce schéma, qui englobent la vie économique tout entière. Il importe seulement de marquer les liens qui existent entre niveau de vie et productivité, en montrant que non seulement il ne peut y avoir accroissement du niveau de vie moyen, sans accroissement de productivité, mais qu'inversement l'observation montre qu'il n'y a aucun accroissement du pouvoir d'achat du salaire en ce qui concerne les consommations qui ne bénéficient pas de progrès technique.
Le pouvoir d'achat est, nous l'avons vu, le rapport d'un revenu au prix de la consommation. Jusqu'ici, nous nous sommes plus particulièrement attachés à prendre pour dénominateur du rapport le prix d'une consommation globale, par exemple le coût du « minimum vital », ou de la consommation-type d'une famille ouvrière à une époque donnée. Nous avons déjà constaté que la valeur du niveau de vie dépend grandement de la structure de la consommation envisagée, par suite des disparités sensibles dans l'évolution des prix des diverses marchandises.
Il est maintenant nécessaire d'examiner de plus près les variations du pouvoir d'achat selon la nature de la consommation. Plus précisément, au lieu de mesurer le niveau de vie par rapport à une consommation globale, nous devons examiner les résultats auxquels on parvient lorsqu'on rapporte le revenu au prix d'une marchandise déterminée.
a) Evolution divergente dans le temps des prix des différents groupes de marchandises
La science économique classique s'est attachée essentiellement jusqu'à ce jour à l'étude du mouvement général des prix. Les travaux de Simiand, de Hauser, de d'Avenel, de l'abbé Hanauer et des économistes les plus récents, sont dominés par cette notion qu'il existe un niveau général des prix, de l'évolution duquel ils cherchent d'ailleurs vainement les causes dans le mouvement des métaux précieux, le crédit et les émissions de papier monnaie, et dans maint autre phénomène. Si un tel mouvement général des prix existait, il serait possible d'arriver à une notion absolue du pouvoir d'achat, en rapportant le salaire moyen à ce niveau général des prix. Mais les faits observés contredisent absolument l'existence d'un mouvement général des prix et plus exactement montrent qu'il y a autant de mouvements « généraux » des prix, que l'on établit d'indices des prix. En d'autres termes, la valeur même d'un indice des prix dépend des éléments qui constituent cet indice. Pour connaître réellement le mouvement général des prix, il faudrait donc constituer un indice ayant pour constituants la totalité des prix observés et observables dans la nation, ce qui est pratiquement impossible, donc sans aucun sens scientifique.
Or les études mêmes des économistes classiques montrent (à l'encontre de leur objectif), les divergences fondamentales que présentent les prix les uns par rapport aux autres. Dans ses travaux de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Recherches anciennes et nouvelles sur le mouvement général des prix du XVIe au XIXe siècle, François Simiand se heurte constamment à ces divergences, et c'est en vertu d'une idée préconçue extrêmement puissante qu'il continue à parler d'un « mouvement général des prix ». En fait, il suffit de jeter un coup d'œil sur les diagrammes publiés dans son livre pour observer qu'il n'existe aucun parallélisme entre les diverses catégories de marchandises. Le diagramme 5 (p. 112) dont les données sont reproduites au tableau XXIII, établit sans contestation possible la divergence absolue entre les prix des épices par exemple (indice 85) et les bois (indice 910). De l'an 1500 à 1875, le prix du bois a été multiplié par 9, les prix agricoles végétaux par 6, tandis que les prix des métaux n'ont été multipliés que par 2,7, ceux des produits fabriqués en textile par 2, et ceux des épices par 0,85[5].
Comment ne pas penser au progrès technique pour expliquer l'éventail qui se manifeste ainsi dans le mouvement général des prix? La baisse des prix des textiles débute avec la création des premières manufactures par Colbert; la baisse des épices est liée au progrès des voyages maritimes, au développement des établissements d'outre-mer; la baisse des prix des métaux est liée aux progrès dans l'extraction et le traitement des minerais. Le progrès technique agricole, non nul, mais très faible jusqu'en 1789, puisque la charrue à soc de fer n'était encore pratiquement pas employée en France au moment de la Révolution, s'est développé sensiblement après 1810, tandis que l'exploitation du bois ne bénéficiait jusqu'à nos jours que de l'amélioration des transports
Il est évident dès lors que si l'on mesure le pouvoir d'achat par rapport aux épices, par rapport aux produits fabriqués en textile ou par rapport au bois de chauffage, on trouve des nombres qui diffèrent dans le rapport de 1 à 10. La série de l'abbé Hanauer et de François Simiand ne comprend aucune catégorie « salaires » (ce qui est une lacune très grave; on ne comprend pas comment ces auteurs ont pensé pouvoir construire un indice général des prix en excluant ces prix essentiels). Mais s'ils avaient inclus un indice des salaires moyens du manœuvre, sa valeur, sur la base 1450 à 1500 = 100, aurait été pour 1850 à 1875 de l'ordre de 1 000. Ainsi l'évolution du niveau de vie entre ces deux dates revêtirait les valeurs suivantes : par rapport à la viande et aux autres produits agricoles 1,5; par rapport aux matériaux de construction et aux matières premières textiles : 2; par rapport aux métaux : 4 ; par rapport aux produits finis en textile : 5; par rapport aux épices : 12.
Ces faits confirment les remarques effectuées au chapitre II ci-dessus. L'amélioration du pouvoir d'achat apparaît ainsi fort variable, selon la consommation prise pour référence; l'amélioration est directement liée aux effets du progrès technique. Pour la commodité de l'exposé, nous appellerons. tertiaires les productions qui n'ont bénéficié que d'un progrès technique faible au cours des périodes envisagées. Par contre nous appellerons primaires ou secondaires les productions qui ont bénéficié d'un grand progrès technique, en réservant le terme primaire aux productions agricoles et le terme secondaire aux productions non agricoles[6]. Avec cette terminologie, nous pouvons formuler les propositions suivantes : le pouvoir d'achat et le niveau de vie moyen d'un peuple ne s'améliorent que par rapport aux consommations correspondant à des productions ayant -bénéficié d'une amélioration de la productivité du travail. Le pouvoir d'achat s'accroît donc peu par rapport aux consommations de biens tertiaires (à faible progrès technique); il s'améliore au contraire sensiblement par rapport aux biens primaires et secondaires (à grand progrès technique).
Mais ces conclusions générales se précisent et se renforcent si l'on s'attache à mesurer le niveau de vie, non plus seulement par rapport à un ensemble de consommations du même type, mais par rapport à un bien ou à un service considéré isolément, comme par exemple un quintal de blé, un décimètre carré de verre à vitre, une coupe de cheveux, etc.
b) L'évolution du pouvoir d'achat par rapport à des consommations spécifiques
À l'époque grecque, un trépied en fer valait plus qu'une femme et plus que quatre bœufs[7]. À l'époque carolingienne, « un bon cheval valait moins que son mors ». Ainsi l'action du progrès technique s'est fait sentir dès avant 1800! Le kilo de fer brut, métal si commun aujourd'hui, valait plusieurs centaines d'heures de travail au Moyen Âge. La baisse du prix du fer par rapport au salaire horaire commence à apparaître d'une manière évidente à partir des années 1560. Le parallélisme à long terme du prix du blé et des salaires (révélateur d'un déterminisme combien remarquable!) se maintient au contraire, on l'a vu, jusque vers 1800. Le nombre des produits qui, à partir de 1830, ont commencé à baisser sensiblement par rapport au salaire horaire est évidemment considérable. Il comprend presque tous les produits manufacturés. La tonne d'acier valait sur le marché mondial 80 dollars en 1873, elle tombe à 20 dollars en 1886 par suite de l'emploi du procédé Bessemer. Le kilo d'aluminium valait 80 francs-or en 1886 et 2,5 en 1910. Un mètre de laine mérinos se vendait à Reims 16 francs en 1816 et 1,45 fr. en 1883. Le nitrate du Chili revenait en France à 187 francs la tonne, le nitrate artificiel fut offert à 125 francs. Le kilo de sucre se vendait 5 francs en 1811, date à laquelle furent établies en France par Delessert les premières sucreries de betteraves. Il valait 0,60 fr. en 1910. De tels exemples peuvent être multipliés; ils ne prennent toute leur valeur que si l'on a présent à l'esprit l'accroissement, lent mais continuel, du salaire horaire entre 1810 (0,15) et 1910 (0,35), de sorte qu'il y a amélioration du pouvoir d'achat au cours de cette période non seulement par rapport à toutes les marchandises dont le prix en francs a baissé, mais par rapport à toutes consommations dont le prix ne s'est pas accru de plus du double. Plutôt que de multiplier les exemples, nous étudierons d'une manière un peu approfondie quelques évolutions-types de consommation, les uns ayant bénéficié d'un grand progrès technique, les autres n'ayant, bénéficié d'aucun progrès.
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Productivité et prix de vente
S'il faut 1 000 heures de travail d'homme pour produire une marchandise, elle ne se vendra pas durablement moins de 1 000 fois le salaire d'une heure d'ouvrier.
Comme il faut toujours un quart d'heure pour couper les cheveux d'un homme et 10 minutes pour « faire la barbe », les prix des coiffeurs et barbiers sont restés depuis 300 ans exactement parallèles aux salaires; le prix de la coupe de cheveux varie, selon le luxe de l'échoppe, entre les 2/3 et les 3/3 du salaire horaire des ouvriers coiffeurs.
Par contre, les accroissements de productivité entraînent des chutes souvent astronomiques des prix.
Le prix des vitres et des glaces
Un grain du collier de la reine Hatshopsitou a permis de fixer à 1400 avant Jésus-Christ la date la plus ancienne de l'histoire du verre. Les verriers qui sont représentés sur les murs de l'hypogée de Béni-Hasson, soufflent dans des cannes de même modèle que les verriers de 1900. Jusque vers 1690, les vitres étaient fabriquées par soufflage : il fallait d'abord opérer comme pour obtenir d'énormes bouteilles : on supprimait les deux extrémités et le cylindre qui restait alors était coupé suivant une génératrice, puis étendu à plat. Vers 1850, des progrès techniques notables ont été réalisés dans le transport des pièces en fusion et ont permis d'épargner le travail de ces malheureux enfants que les ouvriers appelaient « la viande à feu ». À partir de la fin du XVIIe siècle, on sut couler le verre, mais c'est seulement en 1902 que le Français Fourcault mit en usage un procédé vraiment industriel pour fabriquer le verre à vitre par étirage.
Les conditions de température, d'homogénéité, de transparence, étant draconiennes, on comprend combien, avant la mise en œuvre des techniques modernes, les échecs devaient être nombreux, dès qu'il s'agissait d'une pièce de grande surface. On comprend ainsi que les verres à vitre et les glaces soient restés jusqu'en 1900 infiniment plus chers, à poids égal, que les gobelets et les bouteilles.
En 1702, une seule glace de 4 m2 exigeait en moyenne 35 000 à 40 000 heures de travail. C'étaient alors les plus grandes que l'on pût produire; la glace exigeait encore plus de travail que la vitre; elle était polie au sable et à l'émeri, puis étamée.
Ce n'est qu'au XIIe siècle que l'on sut obtenir les conditions de température suffisantes pour réaliser des vitres ou vitraux transparents de quelques centimètres carrés. Auparavant) aucune maison ni aucune église, si riche soit-elle, n'avait de vitres. Il suffit pour le savoir d'étudier les peintures des vieux maîtres.
Le XIVe siècle est en ce qui concerne la maison, le siècle de transition. Auparavant, pas de vitres. Les fenêtres ne fermaient que par des volets pleins, des treillis de bois ou des toiles cirées; les Romains, dit-on, employaient dans les palais la corne ou la spéculaire, pierre translucide débitée en feuilles minces; on a également retrouvé de tels panneaux de corne dans quelques châteaux français; des feuilles de parchemin huilé furent également employées. Giotto, Fra Angelico et tous les peintres antérieurs à 1400 représentent les fenêtres sans aucun vitrail. Les célèbres madones Benois et Litta de Léonard de Vinci au musée de Léningrad, l'Annonciation de Cima de Conegliano du même musée, représentent encore des fenêtres sans aucune vitre, dans des intérieurs cependant riches.
La plus ancienne peinture que je connaisse représentant une fenêtre entièrement garnie de verre, est l'Annonciation d'un vieux maître inconnu, au musée de Bâle, datée par les experts à 1470. Mais il ne s'agit ni de vitres, ni de vitraux, ce sont de gros « cabochons » de verre, translucides mais non transparents, comme on en voit encore dans de vieilles maisons en Alsace.
La vitre reste si chère jusque vers 1600 que même les maisons les plus riches ne peuvent garnir de vitraux que la partie haute des fenêtres, le bas fermant seulement par un volet de bois plein, parfois évidé d'une petite ouverture en son centre. Cet équipement est visible sur des centaines de peintures des grands primitifs, italiens, français et flamands. L'une des plus intéressantes à cet égard est l'Annonciation du maître de Flémalle (vers 1428) (Collection de Mérode à Westerloo, Anvers) : on voit très distinctement sur ce tableau les vitrages du haut de la fenêtre; la partie basse est munie de treillages en bois, tandis que la partie médiane ne peut être close que par des volets de bois plein[8].
Grâce aux comptes de Colbert pour le château de Versailles, il est possible de connaître le prix courant des glaces lors de la construction du palais. Par marché sous seing privé passé le 2 janvier 1684 entre l'Administration des Bâtiments du Roi et les sieurs Pequot et Guymont, commis à la manufacture récemment établie, à Paris (qui devint la Société de Saint-Gobain), les prix suivants sont fixés pour les fournitures royales :
Glaces de 14 pouces 3 livres 4 sous 2 livres 85 sous
Celles de 17 5 livres 18 sous 4 livres 10 sous
…
Celles de 35 à 36 70 livres 10 sous 52 livres 17 sous 6 d.
Celles de 39 117 livres 90 livres
Celles de 41 à 42 188 141 livres
Celles de 44 à 45 470 livres 352 Livres.
On voit l'énorme différence de prix pour de faibles variations de surface. Le salaire horaire de l'ouvrier moyen était alors de l'ordre de 18 deniers. Louis XIV lui-même dut renoncer à choisir pour Versailles des glaces dépassant 45 pouces (1 m 44); chacune de ces glaces valait 352 livres, donc 5 000 salaires horaires de manœuvre, soit plus de 400 000 de nos francs. Dans la construction des beaux hôtels de l'époque, les glaces coûtent couramment autant que la charpente et la couverture; pour l'hôtel d'Avary, rue de Grenelle, construit en 1718, la dépense pour les glaces atteint 28 400 livres, contre 16 700 pour la couverture et 60 000 pour la charpente et toute la menuiserie.
Mais l'accroissement continu de la productivité abaisse sans cesse les prix de vente. La glace de 4 m2 qui se vend 2 750 livres. en 1702 (près de 40 000 salaires horaires de manœuvre) ne vaut plus que 1 245 fr. en 1845 (6 900 salaires horaires), 262 fr. en 1862 (1 000 salaires horaires). À partir de 1900, l'introduction de la technique de la table ronde met l'armoire à glace à la portée de l'ouvrier moyen; la glace de 4 m2 se vend en 1905, 60 francs, soit 200 salaires horaires de manœuvre; elle est aujourd'hui à quelque 13 000 francs. En 1567, les intendants du duc de Northumberland faisaient encore démonter les vitres du château pendant les absences du maître; mais en 1949, les vitres ne comptent plus dans le budget d'un ouvrier autrement que pour mémoire[9]
Ainsi mesuré en glaces de 4 m2, le pouvoir d'achat du manœuvre s'est amélioré dans la proportion de 1 à plus de 200. Les Comptes du château de Versailles nous permettent, à l'inverse, de mesurer l'évolution du pouvoir d'achat par rapport à un service qui n'a bénéficié d'aucun progrès technique jusqu'à ces toutes dernières années : celui qui consiste à faire cirer 10 m2 de plancher. Pour faire cirer 10 m2 de plancher en 1685, il fallait 3 sous (soit environ 2 salaires horaires de manœuvre); il faut à l'heure actuelle, par des procédés non mécaniques, 160 francs, soit également 2 salaires horaires de manœuvre. La stagnation du pouvoir d'achat est donc absolue en fait, comme on pouvait s'y attendre rationnellement.
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On comprend ainsi que l'évolution économique enregistre la réduction progressive des prix des marchandises à grand progrès technique par rapport aux prix des marchandises à progrès technique plus faible ou nul. Une marchandise ou un service qui n'a bénéficié d'aucun progrès technique depuis 1700 doit coûter aujourd'hui autant de salaires horaires que sous Louis XIV.
On doit alors se demander si les disparités des niveaux de vie que l'on constate à l'heure actuelle entre les différents pays du monde n'ont pas pour origine, et par conséquent pour cause, une différence d'intensité dans les progrès techniques réalisés dans ces pays. Dès lors en effet qu'il est prouvé que l'évolution du niveau de vie a pour cause essentielle le progrès technique, il apparaît que les différents pays du monde, n'étant pas parvenus au même point sur la route du progrès technique, doivent présenter entre eux des disparités sensibles de prix.
En effet, il est connu que dans un pays comme les Etats-Unis, le progrès technique est beaucoup plus développé qu'en France et que, par contre, des pays comme la Chine en sont encore à peu près au point où se trouvait la France vers 1850.
Si cette hypothèse, que les disparités des prix dans le monde sont dues au progrès technique, est exacte, on doit vérifier que les marchandises ou les services sans progrès technique ou à progrès technique très faible (biens ou services tertiaires), coûtent le même prix dans tous les pays, c'est-à-dire que le prix d'un tel bien ou d'un tel service, divisé par le salaire horaire du lieu où il est produit, donne le même chiffre ou des chiffres voisins, dans tous les pays. Au contraire, le prix des marchandises à grand progrès technique (secondaires ou primaires), doivent présenter des différences d'autant plus fortes que les pays comparés sont parvenus à des phases plus différentes de la révolution industrielle.
Ces conclusions sont entièrement vérifiées dans le monde actuel. Vers la fin de 1947, le salaire horaire était de l'ordre de 1 $ aux Etats-Unis et de 60 fr. en France; un frigidaire de 150 dm3 (secondaire) valait 150 $ aux Etats-Unis, soit 150 salaires horaires, et 60 000 fr. en France, soit 1 000 salaires horaires. Au contraire, une coupe de cheveux (tertiaire) valait 1 $ aux Etats-Unis, soit 1 salaire horaire, et 60 fr. en France, soit aussi 1 salaire horaire
Le cours des changes introduit dans ces prix réels une perturbation qui les rend en apparence anarchiques. En effet, le cours des changes est un cours moyen, destiné à permettre un approximatif équilibre de la balance des comptes. Ce cours des changes n'équilibre donc les taux des salaires horaires qu'entre les pays où le progrès technique a atteint un même degré de développement moyen. Entre des pays à niveaux techniques très différents, comme la France et les Etats-Unis, le cours des changes fait apparaître les salaires horaires comme très élevés dans les pays riches et très bas dans les pays pauvres, ce qui permet d'échanger des produits coûtant trois ou quatre heures de travail contre des produits ne demandant dans les pays riches qu'une heure de travail. Ainsi, au cours actuel du change officiel (1 $ = 350 fr.), le salaire horaire moyen du manœuvre de l'industrie apparaît de 350 fr. aux Etats-Unis et de 60 fr. en France. Avec un tel cours des, changes, nous pouvons entrer en concurrence sur, le marché mondial avec les producteurs américains, pour tous les produits pour lesquels notre productivité est supérieure au 1/6 de la productivité américaine. Mais il résulte de cela que les produits et services tertiaires apparaissent très chers aux Etats-Unis par rapport à ce qu'ils sont en France.
Le tableau XXIV ci-après, qui compare les prix d'après les cours officiels des changes dans les villes de Paris, Le Caire et New-York, montre que dans les pays à faible progrès technique, le tertiaire est moins cher que dans les pays à grand progrès technique, et qu'au contraire les produits secondaires sont beaucoup plus chers au Caire qu'à New-York. Ainsi se trouve expliqué le phénomène majeur de la disparité des prix dans le monde actuel.
De même, il résulte directement de ce qui précède que le pouvoir d'achat du salaire horaire du manœuvre, exprimé en biens tertiaires, est le même dans tous les pays du monde, et est fixe dans le temps. L'amélioration et les disparités du pouvoir d'achat ne se manifestent que par rapport aux biens ou services primaires et secondaires[10] .
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Le lien de cause à effet qui existe entre le progrès technique, la productivité du travail et le niveau de vie moyen d'un peuple, apparaît ainsi clairement. Si un objet se vend à une certaine époque 200 salaires horaires et à une autre époque 50 salaires horaires, c'est très probablement parce qu'à la première époque son coût de fabrication était voisin de 200 salaires horaires et à la seconde époque voisin de 50. De même, si un objet se vend dans un pays 200 salaires horaires et dans un autre 50, c'est que sa fabrication et sa distribution absorbent 200 heures de travail moyen dans le premier pays et 50 dans le second. Ainsi se trouve posé le problème des prix de revient.
Le prix de revient diffère du prix de vente d'une quantité variable qui peut être importante lorsqu'elle est positive et qui peut exceptionnellement aussi devenir faiblement négative : les rentes et profits. Il est tout à fait manifeste que ces rentes et profits ne peuvent expliquer des différences aussi considérables que celle de 210 à 1 que nous avons observée pour le prix des glaces. Il apparaît ainsi que dans beaucoup de cas le phénomène «progrès technique » est largement prépondérant devant le phénomène « rentes et profits ». Mais il n'en est pas toujours ainsi. De plus, ces mêmes rentes et profits jouent un rôle extrêmement important dans la répartition effective des niveaux de vie réels de part et d'autre de la moyenne nationale. Il importe donc d'examiner ce problème.
Il a été dit plus haut que les documents connus marquent objectivement une tendance à la fermeture en France de l'éventail des revenus. Cette tendance est confirmée par l'observation de pays arriérés comme la Chine et l'Inde[11].
Il est intéressant de marquer comment le progrès technique détruit ainsi les rentes et profits traditionnels. L'exemple de la terre le montrera aisément.
Examinons l'exemple d'un territoire où le commerce extérieur joue un rôle négligeable et schématisons l'histoire de la formation des rentes, puis de leur disparition.
1) Dans un état arriéré de la technique, au cours de la période traditionnelle, les premiers occupants du pays occupent les meilleures terres. Supposons ainsi que 100 000 habitants cultivent 100 000 hectares. Ils vivent aisément, leur nourriture est très large; ils prolifèrent. Les rentes n'existent pas.
2) Leurs enfants puinés vont occuper les terres voisines des premières, moins bonnes. Comme ils ne peuvent en un an cultiver plus de terres que leurs frères (au contraire, car la terre est moins bonne), leur productivité par tête tombe comme le rendement même de l'hectare. Ainsi les aînés bénéficient d'une rente par rapport aux cadets.
3) A mesure que la population s'accroît, le phénomène s'accentue. Les bonnes terres sont alors très recherchées, leurs propriétaires peuvent les louer moyennant une rente... Du pouvoir économique de propriété et de rente naît le pouvoir politique et cet état social que l'on appelle en termes marxistes « l'exploitation de l'homme par l'homme ».
4) Plus le pays est peuplé et plus la technique est arriérée, plus il faut cultiver de mauvaises terres. La terre pierreuse et montueuse du Causse est alors cultivée en même temps que la merveilleuse « rivière » du Lot; la première donne 1 lorsque la seconde donne 5. Le propriétaire de la rivière la loue facilement 3 ou 3,5. Il devient baron et construit le château qui maintient le serf chétif dans le respect du contrat passé. Le serf sait d'ailleurs qu'il ne trouvera nulle part ailleurs meilleur revenu. Le régime est politiquement stable.
5) Une famine, une épidémie vient réduire la population. Les hommes de tel Causse sont morts, la terre y donne 2 ou 3; les serfs de la vallée désertent et occupent ces terres libres. Les rentes des propriétaires de mauvaises terres s'annulent; celles des propriétaires de bonnes terres se réduisent. Mais la population augmentant ensuite, un nouveau cycle recommence[12].
6) Supposons alors qu'un progrès technique intervienne qui double le rendement moyen des terres; si la population ne double pas, une grave crise agricole commence. Pour schématiser, supposons la population constante : plus de la moitié des cultures deviennent inutiles. Le paysan propriétaire des mauvaises terres, ruiné, cherche du travail dans l'industrie. Mais la rente des propriétaires des bonnes terres tombe d'autant.
Pour marquer la limite, si 100 000 hectares donnaient suffisamment de produits pour nourrir 40 millions de Français, seuls les 100 000 meilleurs hectares de France auraient une valeur; encore cette valeur serait-elle très faible, car le rendement de la terre marginale (le 100 001e hectare) serait très voisin du rendement du meilleur hectare.
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Ce schéma explique la dévalorisation de la terre française, qui est observable dans toutes les régions de France depuis 1880. Au cours du XVIIIe siècle, le mouvement général du prix de la terre est passé par un maximum vers 1880, qui correspond à la date à partir de laquelle le phénomène « progrès technique » l'a emporté sur le phénomène « accroissement de la population ». À l'heure actuelle, le prix réel de la bonne terre française de culture, c'est-à-dire le prix d'un hectare exprimé en salaires horaires de manœuvre, est 4 à 6 fois plus faible qu'en 1880[13].
Ce mécanisme explique également les faits constatés par Simiand et Colson, mais dont ils n'ont pas compris la cause : le revenu des propriétés foncières non bâties atteignait en 1850 dix milliards d'heures de travail, contre quinze en 1880 et seulement cinq en 1925.
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Le mécanisme est le même en ce qui concerne les profits industriels. Tant que le progrès de productivité reste limité à une fraction de la production nécessaire au pays, il engendre des rentes au profit des producteurs dont la productivité a progressé. Le prix de vente tend toujours à se fixer au-dessus du prix de revient du producteur le moins « productif » dont la production est nécessaire pour satisfaire la demande. Mais le progrès technique tend à long terme à annuler les rentes, en accroissant la productivité même de ce producteur marginal, et surtout en développant la production des producteurs les mieux équipés. Tout progrès de productivité crée une rente au profit de celui qui le met en œuvre, mais annule les rentes des productions périmées
A long terme, l'effet est inéluctable. Mais, à court terme, il peut être retardé par la volonté des producteurs, dans les cas très fréquents de concurrence imparfaite. Ou bien les producteurs peuvent s'entendre pour maintenir les prix de vente comme si aucun progrès technique n'avait été mis en œuvre, ou bien le prix se maintient par le malthusianisme tacite des producteurs, parfois même des commerçants qui vendent la marchandise au public. Plusieurs de ces cas étant étudiés dans un autre travail[14], notamment celui de la rayonne entre 1914 et 1929, nous n'y reviendrons pas ici. En général, c'est une crise économique qui oblige les vendeurs à renoncer à leur accord explicite ou tacite. La crise n'est donc pas, comme le croient les économistes classiques, la cause de la baisse des prix, mais seulement l'occasion : s'il n'y avait pas eu progrès de productivité, il n'y aurait, malgré la crise, aucune baisse durable du prix de vente.
Les tableaux XXV à XXX explicitent les considérations qui précèdent.
Au tableau XXV, les chiffres sont en milliards de francs courants, sauf la colonne 2, calculée par référence à la colonne 6, et naturellement, cette colonne 6 elle-même. On notera que vers 1929 la valeur réelle de la terre française (valeur réelle, c'est-à-dire exprimée en salaires horaires de manœuvre) n'atteignait pas le quart du chiffre de 1879-81. Les maisons et châteaux étaient tombés en 1924-25 à 70 % de leur valeur de 1851 et à 40 % de leur valeur de 1889. Seules les usines et les valeurs mobilières avaient accru leur valeur réelle de 1851 à 1925; mais ces catégories mêmes ont subi une chute sensible depuis leur maximum, atteint vers 1912.
Ces faits, à peine aperçus par les économistes, étaient attribués « à la dévaluation ». Mais ils étaient sensibles dès 1912 et ils se manifestent aussi aux U. S. A. Ils sont en réalité, à notre sens, la conséquence directe de l'action du progrès technique sur les rentes et profits.
Les sources du tableau XXVI sont les mêmes que celles du tableau précédent. Le capital privé est la somme des propriétés foncières, bâties ou non, et des valeurs mobilières. Il est symptomatique que la valeur réelle du capital privé ait été dès 1910 inférieure à celle de 1879-80. La valeur de la propriété non bâtie est égale :
- en 1812-15 à environ 6 à 7 fois le Revenu National
- en 1851 à environ 4 fois le Revenu National
- en 1880 à environ 3 fois le Revenu National
- en 1900 à environ 2 fois le Revenu National
- en 1913 à environ 1,3 fois le Revenu National
- en 1929 à environ 0,8 fois le Revenu National
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Ces faits expliquent qu'en régime capitaliste ce sont les pays les plus pauvres qui engendrent les plus grandes fortunes individuelles. Même s'il y avait autant de riches que de pauvres, on ne rendrait pas « moyen » le niveau de vie du pauvre en partageant également les revenus totaux entre les citoyens. Car la consommation alimentaire totale d'un riche et d'un pauvre est de 300 000 + 120 000 = 420 000, dont la moyenne est 210 000 (alors qu'il faudrait 270 000). Par contre, la consommation (donc aussi la production) de divers est de 1 800 000 + 20 000 = 1 820 000, dont la moyenne est de 910 000, alors qu'un budget « moyen » de 1 million requiert seulement 300 000 de divers. Il y a. donc trop de divers et pas assez de nourriture (cf. tableau XXVII).
Ainsi, pour rendre moyen le revenu d'une population composée de deux classes égales en nombre, l'une riche et l'autre pauvre, il faut non seulement égaliser les revenus, mais modifier la structure de la production et notamment obtenir plus de biens alimentaires. Or cela n'est pas toujours possible. En particulier, cela était impossible en France avant 1800. Dans les cas où cela est possible, cela implique toujours un transfert de population active, donc beaucoup de temps, et accessoirement des investissements, donc de l'épargne, et la formation technique des travailleurs.
Les problèmes économiques sont des problèmes de population active.
La production moyenne de riz par tête dans un pays est de 500 g. Si l'on exile le maharadja et si l'on partage son revenu entre les 100 000 pauvres, le revenu nominal monétaire de chacun de ceux-ci double : mais la production de riz n'augmente pas, et ainsi la consommation de riz reste de 500 g. par tête. Le prix du riz double.
C'est sur la profession des individus auxquels le maharadja donnait un travail autre qu'agricole, en leur achetant leur production, qu'il faut agir pour relever le niveau de vie des 100 000 pauvres hindous, à condition qu'il y ait assez de terre pour cela...
La production nationale totale serait de toute manière beaucoup diminuée; pour un très faible accroissement de la production agricole, on aurait en effet un effondrement de la production secondaire et tertiaire qui aurait, ensuite, de graves répercussions sur la production primaire même. D'où la stabilité des régimes de fortes rentes dans les pays très pauvres.
La seule solution pratique au problème est donc le relèvement de la productivité : c'est une solution à long terme. Il faut avoir le courage de dire qu'à court terme, il n'y a pas de solution : la disparition du maharadja est en elle-même impuissante à relever le niveau de vie du pauvre hindou.
Le tableau XXIX met en évidence la relation fondamentale qui existe entre la structure du budget des masses ouvrières et la structure de la production nationale, donc de la population active. Il est impossible d'augmenter la consommation du peuple en produits manufacturés, logements, etc., sans modifier la structure de la production. Inversement on peut déduire le niveau moyen d'une population vivant sans commerce extérieur de la seule répartition de sa population active.
Les divergences qui sont constatées entre la structure du budget ouvrier et la structure de la production nationale tiennent évidemment à la consommation des classes aisées. Mais, du fait que les classes ouvrières forment la masse de la nation, ces divergences ne sont, et ne peuvent être, que faibles; elles devraient même être nulles dans un état socialiste.
Les divergences qui sont constatées entre la structure du revenu national et la structure de la population active tiennent aux disparités des salaires et revenus moyens dans les différentes professions (l'agriculture est en général la plus défavorisée, le tertiaire est au contraire favorisé). Ici encore, plus un pays est voisin du socialisme et plus les divergences doivent être faibles.
La relation fondamentale, exprimée par le tableau XXIX, entre niveau de vie, production nationale et structure professionnelle, s'exerce par l'intervention d'une cause commune à tous ces phénomènes, le progrès technique; elle constitue le déterminisme essentiel de la vie économique, déterminisme qui s'exerce aussi bien en régime libéral qu'en régime dirigiste, et en régime capitaliste comme en régime collectiviste; ce déterminisme s'étend bien évidemment aux manifestations secondaires de la vie économique : prix, salaires, fiscalité, etc. Les chiffres de ce tableau montrent que le problème du pouvoir d'achat ne peut être résolu par la seule modification de la répartition du revenu. En effet, même si une révolution sociale avait triomphé en 1830, et même si elle avait réussi sans désorganiser la production, à égaliser les revenus de tous les Français, elle n'aurait eu aucun résultat durable si elle n'avait provoqué une nouvelle répartition de la population active pour adapter la production à la nouvelle structure de la consommation. Il est évident de plus qu'elle n'eût pu assurer le niveau de vie qui est considéré tout juste comme un minimum en 1949.
En effet, pour donner 7,3 kg de sucre à chaque habitant (quantité, considérée à l'heure actuelle comme ration du minimum vital), il aurait fallu produire 237 mille tonnes de sucre, alors que l'on en produisait 75. Il en est de même pour toutes les consommations, à la seule exception des consommations classiques des peuples pauvres : blé, pommes de terre, orge et seigle, qui eussent été en faible excédent.
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Les hommes de l'époque traditionnelle avaient acquis peu à peu une conscience assez claire de ce déterminisme qui lie la consommation à la production, et la structure de la consommation à la structure de la production, et donc en définitive le volume de la consommation à la productivité et à la structure de la population active. En effet, les huit dixièmes au moins de la population ne consommaient rien d'autre que le produit même de leur travail, ou du moins une partie de ce produit. Le progrès technique a voilé ce déterminisme en dissociant le travail de la consommation : les ouvriers qui fabriquent des automobiles ne mangent pas des automobiles, mais du pain, de la viande, etc. Je produis des livres, des cours et des conférences, et je consomme aussi du pain, de la viande, etc. L'homme en est venu ainsi à considérer sa consommation comme indépendante de son propre travail, et ainsi la consommation comme indépendante de la production; seul le salaire parait déterminer le pouvoir d'achat, alors que modifier l'échelle des salaires revient seulement à modifier l'étalon monétaire[15]
« Faites-moi, je vous prie, l'amitié de me dire combien il y a d'animaux à deux mains et à deux pieds en France.
LE GÉOMÈTRE. « On prétend qu'il y en a environ vingt millions, et je veux bien adopter ce calcul très probable, en attendant qu'on le vérifie, ce qui serait très aisé, et qu'on n'a pas encor fait, parce qu'on ne s'avise jamais de tout.
L'HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. « Combien croyez-vous que le territoire de France contienne d'arpens ?
LE GÉOMÈTRE. « Cent trente millions, dont presque la moitié est en chemins, en villes, villages, landes, bruyères, marais, sables, terres stériles, couvens inutiles, jardins de plaisance plus agréables qu'utiles, terrains incultes, mauvais terrains mal cultivés. On pourrait réduire les terres d'un bon rapport à soixante et quinze millions d'arpens quarrés; mais comptons-en quatre-vingt millions; on ne saurait trop faire pour sa patrie.
L'HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. « Combien croyez-vous que chaque arpent rapporte l'un dans l'autre, année commune, en bleds, en semence de toute espèce, vins, étangs, bois, métaux, bestiaux, fruits, laines, soies, lait, huile, tous frais faits, sans compter l'impôt ?
LE GÉOMÈTRE. « Mais, s'ils produisent chacun vingt-cinq livres, c'est beaucoup; cependant, mettons trente livres, pour ne pas décourager nos concitoyens. Il y a des arpens qui produisent des valeurs renaissantes estimées trois cent livres; il y en a qui produisent trois livres. La moyenne proportionnelle entre trois et trois cent est trente : car vous voyez bien que trois est à trente comme trente est à trois cent. Il est vrai que s'il y avait beaucoup d'arpens à trois livres et très peu à trois cent livres, notre compte ne s'y trouverait pas; mais, encor une fois, je ne veux point chicaner.
L'HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. « Eh bien, monsieur, combien les quatre-vingt millions d'arpens donneront-ils de revenu, estimé en argent ?
LÉ GÉOMÈTRE. « Le compte est tout fait cela produit par an deux milliards quatre cent millions de livres numéraires au cours de ce jour. »
L'HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. « J'entends. Mais vous m'avez dit que nous sommes vingt millions d'habitans, hommes et femmes, vieillards et enfans; combien pour chacun, s'il vous plaît ?
LE GÉOMÈTRE. « Cent vingt livres, ou quarante écus.
HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. « Vous avez deviné tout juste mon revenu : j'ai quatre arpens qui, en comptant les années de repos mêlées avec les années de produit, me valent cent vingt livres; c'est peu de chose. Quoi ! si chacun avait une portion égale comme dans l'âge d'or, chacun n'aurait que cinq louis d'or par an ?
LE. GÉOMÈTRE. « Pas davantage, suivant notre calcul, que j'ai un peu enflé. Tel est l'état de la nature humaine. La vie et la fortune sont bien bornées; on ne vit, à Paris l'un portant l'autre que vingt-deux à vingt-trois ans; l'un portant l'autre, on n'a tout au plus que cent vingt livres par an à dépenser; c'est-à-dire que votre nourriture, votre vêtement, votre logement, vos meubles, sont représentés par la somme de cent vingt livres.
L 'HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. « ... Si nous nous avisions de faire le double d'enfans de ce que nous en faisons, si notre patrie était peuplée du double, si nous avions quarante millions d'habitans au lieu de vingt, qu'arriverait-il?
LE GÉOMÈTRE. « Il arriverait que chacun n'aurait à dépenser que vingt écus l'un portant l'autre, ou qu'il faudrait que la terre rendît le double de ce qu’elle rend; ou qu'il y aurait le double de pauvres; ou qu'il faudrait avoir le double d'industrie et gagner le double sur l'étranger, ou envoyer la moitié de la nation en Amérique; ou que la moitié de la nation mangeât l'autre.
L'HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. « Contentons-nous donc de nos vingt millions d'hommes et de nos cent vingt livres par tête, réparties comme il plaît à Dieu; mais cette situation est triste, et votre siècle de fer est bien dur.
LE GÉOMÈTRE. « Il n'y a aucune nation qui soit mieux; et il en est beaucoup qui sont plus mal. Croyez-vous qu'il y ait dans le Nord de quoi donner la valeur de cent vingt livres à chaque habitant ? S'ils avaient eu l'équivalent, les Huns, les Goths, les Vandales, et les Francs n'auraient pas déserté leur patrie pour aller s'établir ailleurs, le fer et la flamme à la main.
L'HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. « Si je vous laissais dire, vous me persuaderiez bientôt que, je suis heureux avec mes cent vingt francs.
LE GÉOMÈTRE. « Si vous pensiez être heureux, en ce cas vous le seriez. »
Si l'on étudie les statistiques des niveaux de vie en période de crise, c'est-à-dire si on rapproche par exemple les salaires horaires des prix des consommations principales, on trouve des répercussions faibles. Le pouvoir d'achat du salaire varie peu en période de crise. Par contre, si au lieu de parler du salaire réel, on parle du revenu moyen réel de l'ensemble de la population, on constate un abaissement sensible du niveau de vie moyen de la nation.
Par conséquent les salaires ne baissent pas plus que les prix et souvent nettement moins. Par contre, le revenu global moyen baisse sensiblement.
Pourquoi baisse-t-il plus que le salaire moyen ? Pour deux raisons importantes. La première est que les crises de l'époque moderne se traduisent essentiellement par le chômage et qu'ainsi un très grand nombre de salariés perdent leur emploi ou ne sont plus employés à temps complet; c'est la caractéristique fondamentale des crises de l'époque actuelle d'engendrer un chômage très grave.
La secondes est que les profits des entrepreneurs et les rentes de conjoncture subissent un véritable effondrement. Cet effondrement est dû à la mévente des stocks et à la chute des prix de vente. Par conséquent les salariés qui ne perdent pas leur emploi; quoique leur salaire se soit abaissé, conservent un pouvoir d'achat qui n'est pas très différent de celui qu'ils avaient auparavant, parce que les prix ont aussi eux-mêmes baissé. Mais les chômeurs perdent leur salaire et, dans des économies libérales du XIXe siècle, ils n'avaient rien à la place. Dans les économies évoluées actuelles, les chômeurs reçoivent des indemnités ou des secours, et cependant leur niveau de vie s'abaisse considérablement.
Parallèlement les profits s'abaissent aussi en période de crise davantage que les salaires; c'est d'ailleurs par le processus de la baisse des profits que le chômage intervient. C'est parce que les entrepreneurs voient leurs affaires péricliter, se limiter, leurs ventes se faire plus difficilement, qu'ils licencient du personnel et continuent à vivre au ralenti. Et il, peut se faire que l'entreprise soit entièrement périmée et que l'affaire soit condamnée à disparaître. La crise ne trouve donc de remède que dans les transferts de population active.
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Les faits qui apparaissent prépondérants pour la recherche des causes scientifiques de l'amélioration du niveau de vie sont en conclusion les suivantes :
1° L'amélioration se manifeste sensiblement depuis 150 à 200 ans dans tous les pays du monde, mais selon des rythmes très différents. Comme l'a écrit Karl Marx : « Le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle l'image de leur propre avenir[16] »
Cette circonstance place l'économiste dans des conditions méthodologiques proches de l'expérimentation : là où l'accroissement du niveau de vie est le plus rapide, là agissent certainement avec le plus de force les causes du mouvement.
2° L'amélioration, dans un pays donné, se manifeste fort irrégulièrement selon les consommations. Par rapport à certaines consommations aucune amélioration n'est enregistrée; par rapport à d'autres consommations, l'amélioration atteint en 150 ans des taux de l'ordre de 1 à 200.
Ces deux faits doivent suffire à identifier les causes scientifiques de l'amélioration du niveau de vie[17]. Ils permettent en confrontant des évolutions fort différentes (par exemple, depuis 1890, la bicyclette d'une part, la tapisserie de l'autre) de révéler le facteur déterminent, qui existe là et n'existe pas ici[18].
L'analyse expérimentale ainsi conduite fait apparaître le progrès technique comme la cause prépondérante de l'amélioration du niveau de vie du peuple et du pouvoir d'achat des masses ouvrières. Et plus exactement le progrès technique en tant qu'il accroît la productivité du travail humain. Il est facile en effet de constater et de vérifier par l'observation des faits, que tous les produits qui ont permis une amélioration du pouvoir d'achat ont bénéficié aussi d'un accroissement de productivité (vitres, glaces, éclairage, transports, bicyclettes, etc., produits manufacturés et produits agricoles en général); tandis que les consommations qui n'ont donné lieu qu'à une amélioration faible ou nulle du pouvoir d'achat (services en général, prix de pension dans les hôpitaux, prix de l'enseignement, coupes de cheveux, tapisserie, reliure, objets d'art, haute couture, objets de collection, etc.) n'ont été l'objet d'aucun accroissement de productivité à la production.
Ces faits expérimentaux sont aisés à comprendre rationnellement. La productivité étant le rapport de la production au temps de travail direct et indirect nécessaire pour obtenir cette production, elle n'est rien d'autre que l'inverse du prix de revient exprimé en heures de travail[19]. Si donc la productivité est constante, le prix de revient est proportionnel aux salaires
Par conséquent, à productivité constante, l'amélioration du pouvoir d'achat ne peut être obtenue que par une réduction de l'écart entre les prix de revient et les prix de vente. Mais pour tous les grands produits et services de consommation courante, cet écart s'avère négligeable en comparaison des gains possibles par l'accroissement de la productivité. Sur aucun grand produit ou service, en effet, les profits et rentes ne dépassent à l'heure actuelle en France quelque 20 % du prix de vente; et ils sont le plus souvent de l'ordre de 2 à 5 %. Or les gains possibles par l'accroissement de la productivité sont sur ces produits et depuis 100 ans de l'ordre de 100, 200, 300 et jusqu'à 10 000 %. Les phénomènes de productivité sont donc, à moyen terme comme à long terme, prépondérants par rapport aux phénomènes de profits, en ce qui concerne l'amélioration du niveau de vie des masses[20]. Ainsi, parmi les facteurs qui déterminent la valeur d'une marchandise (travail, rareté, besoins, profits, plus-value, etc.) le facteur travail s'avère en fait prépondérant pour un grand nombre de consommations essentielles.
Il serait évidemment absurde d'en conclure que le problème des profits ne se pose pas. D'abord, même lorsqu'ils sont faibles en valeur relative, ils peuvent être considérables en valeur absolue. Ensuite ils peuvent être faibles par rapport aux gains de productivité tout en étant forts par rapport aux prix de revient. Enfin, pour un très grand nombre de produits et de marchandises, à l'inverse de ce qui se passe pour d'autres, le phénomène profit est prépondérant par rapport au phénomène productivité. Il serait extrêmement utile de dresser une liste des produits selon le taux des profits; cela ne semble pas impossible, au moins approximativement, par le dépouillement des comptes annuels des entreprises sur une assez longue période (qui permet de déceler les réserves occultes). On reconnaîtrait, ainsi les cas où l'effort pour l'accroissement du niveau de vie doit porter principalement sur la réduction ou la suppression des profits et ceux où il doit porter principalement sur l'accroissement de la productivité. Mais il est dès maintenant certain que beaucoup des grands produits de consommation ouvrière rentrent dans cette dernière catégorie. Il est certain de plus que, dans le cas où les profits sont prépondérants, ces profits sont beaucoup plus souvent des profits commerciaux que des profits industriels ou agricoles. La lutte pour la réduction des profits conduit donc, comme l'effort pour l'accroissement de la productivité, à des problèmes d'utilisation et de répartition rationnelles de la population active.
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Le niveau de vie étant ainsi pour une très large part la conséquence, l'effet, de la productivité du travail, et cette productivité déterminant par ailleurs l'évolution économique tout entière, le mouvement des prix, les crises, le commerce extérieur, la fiscalité, la durée du travail, il est facile de comprendre le lien qui existe, dans un domaine économique fermé[21], entre le niveau de vie et chacun des facteurs essentiels de la vie économique. Par exemple, dans une économie fermée à haut niveau de vie, il est certain que la population active, est très fortement évoluée vers le tertiaire; que cependant le tertiaire apparaît rare, et se trouve très cher par rapport au primaire et au secondaire, etc. Je ne reviens pas ici sur ces faits que j'ai exposés dans Le Grand Espoir du XXe siècle. Ils constituent un vaste déterminisme, vérifié à 10% près par toutes les observations statistiques, dans toutes les nations du monde contemporain, quel que soit leur régime politique et social.
Il est un aspect de ce déterminisme sur lequel il faut cependant insister ici : c'est celui qui lie le niveau de vie aux rentes et profits, par l'intermédiaire de la productivité. À densité de population donnée, les pays à faible productivité sont en effet les pays à fortes rentes. Si le socialisme est la fin de l'appropriation privée de ces moyens de production, beaucoup plus profondément, beaucoup plus sûrement que nos timides réformes sociales, le progrès technique engendre le socialisme. Encore faut-il pour cela qu'il y ait réellement progrès technique, et que ce progrès ne soit pas paralysé par l'incompréhension, l'apathie, ou les tentatives, scientifiquement vouées à l'échec, de maintenir volontairement les situations acquises, malgré les profondes transformations du monde moderne.
[1] Alfred Sauvy, Richesse et Population.
[2] Pierre VENDRYES, Vie et Probabilité.
[3] C'est-à-dire : un ensemble de régions géographiques où le commerce extérieur joue un rôle négligeable.
[4] Ce fait capital laisse entrevoir les obstacles qui rendent difficile l'amélioration du niveau de vie des masses populaires par la seule suppression des revenus élevés; en effet, on a vu que la structure des budgets varie beaucoup avec le revenu; les classes pauvres consomment 60 à 80 % d'aliments; les classes aisées consomment au contraire 60 à 80 % de services et de biens de luxe. Si les revenus les plus élevés se trouvent répartis entre les consommateurs les plus pauvres, ceux-ci ne les emploieront plus en services et en biens de luxe, mais en aliments. Or les aliments ne seront pas offerts plus abondamment parce que les revenus élevés ont été supprimés : il faut de plus pour cela que les hommes qui produisaient ces services changent de métier.
Par exemple si l'on voulait à l'heure actuelle élever le niveau de vie du peuple hindou en supprimant, les considérables revenus des princes locaux, on doublerait sans doute le revenu nominal de chaque travailleur. Mais alors celui-ci chercherait à acheter une portion de riz double de celle qu'il consomme à l'heure actuelle. Et comme, en fait, la production de riz ne serait pas changée ipso facto, il y aurait simplement hausse du prix du riz, sans amélioration du pouvoir d'achat réel. L'amélioration ne pourrait être obtenue que par un transfert de population active tendant à faire retourner à la terre toute la fraction de population active qui vit à l'heure actuelle des services qu'elle rend au maharadja. Mais comme les terres cultivables en riz sont toutes occupées, et comme la loi des rendements décroissants jouerait, on aurait évidemment des résultats beaucoup plus faibles qu'on ne pourrait l'escompter a priori. Il faut ajouter que ce transfert de population active ne se réaliserait pas aisément et que les nouveaux venus seraient de piètres travailleurs agricoles. L'appareil de contrôle et de police qui serait nécessaire, absorberait lui-même une fraction importante de population active. De plus, le niveau de vie moyen étant insuffisant pour assurer l'instruction, il faudrait reconstituer une classe privilégiée de cadres. Cet exemple tout théorique n'est d'ailleurs donné que pour suggérer les études qu'implique l'efficacité des réformes politiques. On peut résumer sommairement l'ordre de faits que nous voulons signaler ici en disant que ce n'est pas en supprimant la loge de l'Opéra de M. Rothschild que l'on peut accroître la consommation de bifteck des classes pauvres, mais bien en produisant plus de bifteck.
Ces faits donnent un aperçu des difficultés de la « période de démarrage » dans un pays techniquement arriéré; ils évoquent les problèmes essentiels qui se posent à la Chine de Mao, et à l'Inde de Nehru.
[5] Il est très instructif dans ces conditions de voir comment F. Simiand, dominé par la thèse qu'il a faite sienne, néglige ces différences, alors qu'une autre conception générale des choses l'eût conduit à les mettre en lumière et à les expliquer. Ceci montre comment une attitude scientifique extrêmement probe et se croyant sincèrement « objective », est en réalité influencée par les idées générales et d'autant plus fortement qu'elles sont latentes. Attitude objective ? Certes, mais à quels objets s'attache l'observation ? Même lorsqu'il pense embrasser tous les objets, et faire, comme dit Descartes, « des dénombrements entiers », l'esprit humain n'embrasse en réalité que certains objets, ceux-là seuls que sa mentalité lui désigne et lui permet d'apercevoir. C'est cette opposition entre le champ restreint de la pensée et la multiplicité des faits du monde sensible, qui fait la difficulté et marque les limites de la science : avec une pensée unique il faut prendre conscience de faits multiples. — Le critérium de la réussite n'est pas d'embrasser tous les faits du monde sensible (ce qui est, pour le moment au moins, impossible), mais d'identifier puis de relier entre eux ceux qui sont prépondérants pour l'action que l'on se propose. La conscience que l'on doit avoir de la subjectivité de l'attitude dite objective, est indispensable à la recherche scientifique. Si F. Simiand l'avait eue, il se serait laissé guider par d'autres faits que ceux qui ont retenu son attention; il se serait aperçu que, en matière d'évolution des prix, les faits de disparité sont prépondérants par rapport aux faits de parallélisme; l'observation des disparités lui eût alors révélé la base du déterminisme qui engendre les parallélismes eux-mêmes, de sorte que l'étude des disparités l'eût conduit à la solution du problème même qu'il cherchait à résoudre.
Au contraire, à peine Simiand a-t-il étudié séparément quelques catégories de marchandises (et cela parce que les données statistiques l'y obligent), qu'il réduit en indices généraux les prix de tendances divergentes. Chose remarquable, la constatation qu'il fait des évolutions non parallèles de plusieurs groupes de prix est pour lui une raison supplémentaire de recourir à des moyennes globales. Il est intéressant de suivre dans ce livre les démarches de la pensée de l'auteur; il est parfois si près de la solution que l'on peut croire le problème résolu; ainsi lorsqu'il écrit :
"Nous aurions par contre des mouvements (le prix de matières industrielles, et plus encore de produits fabriqués industriels, qui marqueraient un niveau très bas relativement, et même des baisses : est-ce que cela n'est pas dû à un ensemble de conditions économiques, évidemment de radicale importance pour les exploitations industrielles, et qui pourrait être en quelque liaison avec des transformations, que nous savons s'être dessinées et plus même s'être réalisées pour une grande part dans cette période, transformations ayant pour caractère majeur d'aboutir à des diminutions relativement généralisées des coûts de production, transformation dans l'organisation du travail, transformation dans l'utilisation des moyens autres de production, qui ont abouti à l'ensemble de faits que l'on appelle : la révolution industrielle ?" Malheureusement François Simiand tourne court; il ne s'attache pas à l'idée qu'il vient d'effleurer; il revient immédiatement à la considération générale des modifications dans les revenus et leur niveau relatif, dans les conditions économiques de consommation des produits et leur écoulement possible... etc. etc. (Op. cit., p. 198) ;
[6] Il pourrait paraître ici plus logique de n'employer que deux adjectifs, l'un pour les produits à grand progrès technique, l'autre pour les produits à faible progrès technique. Mais on verra plus loin combien il est commode de distinguer, dans la masse des produits à grand progrès technique, ceux qui sont agricoles des autres. Bien entendu, la distinction entre le grand progrès technique et le faible progrès technique est entièrement arbitraire; en fait le clavier est continu et l'on passe insensiblement du haut en bas de l'échelle. On remarquera que de 1500 à 1875 la production du bois a été typiquement tertiaire.
[7] Lors de l'attribution du dernier prix Paul Pelliot, le Président des Presses Universitaires de France a pu décrire ainsi la sanction d'un concours littéraire de la Grèce primitive : « Pour le vainqueur c'est un grand trépied allant au feu; pour le vaincu une femme habile à mille travaux et qu'on estime quatre bœufs. »
[8] Cf. également la miniature « Jean Vauquelin offre à Philippe le Bon sa traduction des Chroniques de Hainaut », miniature du manuscrit 9242 de la Bibliothèque royale de Belgique, à Bruxelles (1446). Cette miniature est reproduite en hors-texte, face p. 124 du tome I de l'Histoire de la littérature française illustrée par Bédier et Hazenal (Larousse). Inutile de souligner ici que les historiens n'ont pas compris ce déterminisme économique de l'histoire du vitrail et de la vitre. Ils écrivent « la mode vint au XVe siècle de vitrer de grandes surfaces » comme ils écriraient « la mode vint au XIXe siècle de substituer le blé au seigle (puis la viande au pain), dans la nourriture des classes ouvrières ». Cf. par ex. : Marcel AUBERT, Le vitrail en France.
[9] Cette question fondamentale des vitres sera reprise au chapitre VI (le confort et l'ameublement). On pourrait parler ici de la « civilisation du verre ». Parmi les peintures intéressantes pour l'histoire du verre, nous avons étudié les œuvres suivantes, qui sont particulièrement représentatives :
1° Tableaux représentant des ouvertures sans aucun système de fermeture : — GIOTTO (1276-1336), Annonce à sainte Anne (Chapelle du Sacro Vegni); — Léonard de VINCI (1452-1519), La Madona Benois (Musée de Leningrad); La Madonna Litta (id.); La Cène (Milan); — BOTICELLI (1444-1510) , Portrait de S. Vespucci (Berlin, coll. particulière); — METZYS (1466-1530), La Vierge aux cerises (Cincinnati, coll. particulière); — SCHAUFELEIN (1480-1540), Portrait d'homme (Musée de Bâle); — École de Bourgogne (1490), La mort de la Vierge (Musée de Lyon); — Maître de Moulins (1498), Pierre II avec un saint Patron.
2° Tableaux représentant des intérieurs dont les ouvertures sont sur une partie seulement de leur surface, garnies de petits carreaux de verre translucides : — Maître de Flémalle (1428), L'Annonciation (coll. de Mérode à Westerloo, Anvers) (Le système de fenêtre dépeint dans ce tableau est typique; il comporte dans la partie supérieure des vitraux inamovibles; au-dessous, des volets de bois plein pivotants, ouverts dans la journée ; en bas, un treillage de bois fixe.) — CARPACCIO (1456-1525), Apparition céleste à sainte Ursule (Académie de Venise); — VAN DER WEYDEN (1399-1464), Annonciation (Musée du Louvre), œuvre admirable. La fenêtre, les vitraux et les volets sont peints avec une grande netteté; — Cima da CONEGLIANO (1459-1517), L'Annonciation (Musée de Leningrad); — FROMENT (mort en 1484), Résurrection de Lazare (Musée des .Offices, Florence); — Ecole d'Avignon (XIVe), Retable de Thouzou (Paris, Petit Palais); — BOUTS (1420-1475), L'Annonciation (Musée de Leningrad); - Le Maître de Moulins (1490), Portrait de Marguerite d'Autriche, fiancée de Charles VII, (New-York, coll. Lelimann). Ces tableaux prouvent qu'à cette époque, même les hommes les plus riches ne pouvaient couvrir de vitraux la totalité des fenêtres de leurs salles de séjour.
3° Tableaux représentant des fenêtres pivotantes entièrement composées de vitraux translucides : — VAN DER WEYDEN (1400-1464), Saint Luc dessinant le portrait de la Vierge (Musée de Leningrad); La Vierge et l'enfant (Musée Royal, Bruxelles); — BOUTS (1420-1475), La Cène (Louvain, Eglise Saint-Pierre); — MEMLING (1435-1494), L'Annonciation (New-York, coll.'Lehmann); La Vierge de Martin van Nienwernhoven (Bruges, Hôpital Saint-Jean); —METZYS (1466-1530), Le banquier et sa femme (Paris, Musée du Louvre); - Ecole française du XVIe, Gabrielie d'Estrée .(Musée Condé, Chantilly); — Van Eyck (7380-1440), Vierge d'Autun, (Musée du Louvre, Paris).; — LE TINTORET (1518-1594), La naissance de saint Jean-Baptiste.(Musée de Leningrad). A dater du XVIIe siècle, les, tableaux d'intérieurs comportent presque toujours des vitres ouvrantes.
[10] Ce fait fondamental a été exposé dans Le Grand Espoir du XXe siècle. Il impliquerait, si le tertiaire actuel continuait à se montrer rétif au progrès technique, une progressive « saturation » des niveaux de vie.
[11] Sur la situation dans la Rome antique, cf. J. CARCOPINO, La vie quotidienne à Rome à l'apogée de l'Empire, p. 36 sq.
[12] On comprend ainsi la cause du phénomène observé par M. Labrousse que de 1730 à 1789 les rentes montent tandis que le salaire réel baisse. Le revenu du non-propriétaire s'aligne sur le produit des terres les moins bonnes; il décroît donc quand la superficie cultivée s'accroît; au contraire la rente croît.
[13] . Cf. Le grand espoir du XXe siècle, ch. V et Recherches sur l'évolution des prix en période de progrès technique (1re série), p. 30-33.
[14] Prix de vente et prix de revient, recherches sur l'évolution des prix en période de progrès technique entreprises au sein de la 6e section de l'Ecole pratique des Hautes Etudes (4e série, en préparation).
[15] Dans L'Homme aux quarante écus, Voltaire montre bien que, de son temps, le déterminisme essentiel du niveau de vie avait été aperçu. Le « géomètre » qu'il met en scène est Deparcieux. (VOLTAIRE, L'Homme aux quarante écus, Contes et Romans, t. III, p. 16 sq. de l'édition « Les textes français » de l'association Guillaume Budé.)
[16] Le Capital, trad. Roy, L. I, p. 10.
[17] On appelle cause scientifique d'un fait, un autre fait observable et mesurable, lié au premier par un déterminisme stable dans le temps, et tel que si la cause a. lieu, l'effet a lieu également.
[18] Si des causes agissent également sur toutes les consommations et sur toutes les productions, et si c'étaient elles qui étaient prépondérantes, l'amélioration du niveau de vie se manifesterait aussi bien en matière de coupe de cheveux ou de pain qu'en matière de verre à vitres. À l'inverse, des disparités seraient constatées, à technique égale, selon les régimes politiques ou sociaux; par exemple, le pouvoir d'achat mesuré en nombre de coupes de cheveux serait plus élevé dans un pays que dans un autre. Par exemple, si l'amélioration était due essentiellement à la réduction des profits par suite de l'action syndicale, il faudrait noter une action syndicale incomparablement plus forte en matière d'industrie du verre qu'en matière de fonderie de fer ou en matière de charbonnages, par exemple. De même il faudrait observer des profits plus faibles aux Etats-Unis qu'en France dans l'industrie de la bicyclette ou de la radio... Mais l'ampleur des écarts observés amènerait à supposer des profits nuls aux Etats-Unis et égaux aux 9/10 du prix de vente en France, ce qui est également inexact. Force est donc, de rechercher une autre cause, non exclusive mais prépondérante.
[19] Car le prix de revient est le prix de l'unité de production.
[20] Par exemple, le profit des premières manufactures de glaces était de l'ordre de 20 % du chiffre d'affaires. En supprimant ce profit (et en admettant que cette suppression n'ait entraîné aucun frais ni aucune réduction de productivité), on aurait pu vendre la glace de 4 m2 au prix de 32 000 salaires horaires, alors qu'elle se vend maintenant 200 salaires horaires. De même, on aurait pu supprimer le profit et les rentes des fabricants de chandelle, des entrepreneurs de transport en chaises à porteurs, des propriétaires fonciers, etc. sans modifier sensiblement le niveau de vie du peuple. Ceci explique pourquoi une révolution politique, même radicale, comme celle de la Chine actuelle, ne peut d'emblée provoquer une amélioration du pouvoir d'achat; ceci montre pourquoi la véritable révolution soviétique implique, comme Lénine l'a dit, l'électrification du pays. Ceci explique aussi pourquoi les nationalisations ne se sont traduites en France par aucun abaissement du prix des produits tels que le charbon, et de services tels que la banque et l'assurance. Les améliorations du pouvoir d'achat du salaire horaire du manœuvre ont été les suivantes aux U. S. A. depuis 150 ans :
— 1 000 % pour le blé (pouvoir d'achat multiplié par 10)
— 700 % pour le pain (pouvoir d’achat multiplié par 7)
— 10 000 % pour les transports (pouvoir d’achat multiplié par 100)
— 10 000 % pour l'éclairage (pouvoir d’achat multiplié par 100).
et depuis 60 ans :
— 4 000 % pour les bicyclettes (pouvoir d’achat multiplié par 40).
depuis 50 ans :
— 5.000 % pour les automobiles (pouvoir d’achat multiplié par 50).
Sauf pour le verre, nous sommes bien loin en France de ces taux-là, qui ont été cependant obtenus avec conservation des profits individuels.
[21] . C'est-à-dire dans lequel le commerce extérieur ne joue qu'un faible rôle par rapport à la production totale.