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Voici le chapitre V de Machinisme et Bien-être de Jean Fourastié.

 

 

CHAPITRE V

LES FACTEURS PROFESSIONNELS, LA DURÉE DU TRAVAIL ET L'ENSEIGNEMENT

 Le progrès technique a constamment agi dans le sens de la multiplication des métiers humains. Sans remonter à l'époque où le « métier » de chasseur était peut-être le métier unique, on doit rappeler que la spécialisation des professions n'a jamais cessé de s'affirmer au cours de l'histoire. C'est par exemple au XVIe siècle que le métier de menuisier s'est dissocié de celui de charpentier ; celui d'ébéniste est né peu après.

La révolution industrielle a accéléré considérablement cette évolution, au point que les économistes classiques attribuaient l'efficacité du machinisme à la division du travail. En réalité, la division du travail n'est pas une cause : elle est seulement l'un des moyens, très souvent efficace d'ailleurs, d'accroître la productivité du travail. Ainsi se trouvent liés, dans beaucoup de cas mais non toujours, progrès technique et multiplication du nombre des métiers.

Il importe d'examiner successivement l'évolution de la nature des professions depuis un siècle et demi, et les conséquences qui en résultent quant à la répartition géographique de la population et quant à la durée du travail.

 

SECTION I La vie professionnelle

Notre objet n'est pas ici d'étudier l'homme au travail; cependant la mentalité que la profession donne peu à peu au travailleur influe sensiblement sur l'homme lui-même; on ne peut comprendre l'homme du XXe siècle sans comprendre l'ouvrier du XXe siècle. Mais ce domaine est celui de M. Friedmann et rien ne peut remplacer l'étude de son grand ouvrage : Machinisme et humanisme [1]. Nous devons seulement ici rappeler l'incidence des conditions du travail sur le genre de vie de l'homme; nous tenterons de le faire en dégageant trois séries de faits prépondérants dans l'évolution récente.

Machinisme et automatisme

La machine de 1949 est très différente pour l'homme qui la conduit ou qui la sert, de la machine de 1900. On peut résumer l'évolution en disant que la machine de 1900 devait être alimentée par l'homme; c'était une machine semi-automatique; la machine de 1950 est au contraire entièrement automatique, c'est-à-dire que son alimentation même est automatique.

Je pense que tous les lecteurs ont vu dans les usines comment l'homme est victime de la machine; pour « servir » la machine de 1900 (que l'on trouve encore couramment dans les usines en France), il faut faire un geste, toujours le même, et il faut le faire aussi régulièrement que la machine accomplit la période qui lui est normale. Par exemple, l'ouvrier doit prendre de petites pièces de cuivre dans une boîte et les mettre à un endroit déterminé, sur une console ou sur une table ; la machine perce un trou, et, en général, éjecte elle-même ; mais elle ne met pas en place le nouveau petit morceau de cuivre qu'elle devra traiter; l'homme doit donc faire constamment le même mouvement d'alimentation de la machine ; c'est le type de la machine semi-automatique qui était « up to date » en 1900, mais qui reste malheureusement très usuelle en France et dans les pays européens.

Au contraire, les machines entièrement automatiques que l'on fabrique de plus en plus couramment s'alimentent elles-mêmes. La différence pour l'homme au travail, c'est qu'avec ce type de machine, l'homme tend à devenir un surveillant, un contrôleur de la machine. Il intervient seulement pour renouveler le stock sur lequel la machine travaille; par exemple, pour mettre un nouveau ruban de 10 mètres quand le précédent a été consommé par la machine. Ce travail serait aussi fastidieux que le premier s'il n'en différait sur deux points : d'une part ce renouvellement du ruban de 10 mètres n'a lieu, par exemple, qu'une fois par demi-heure ou par quart d'heure; mais l'ouvrier alors doit servir plusieurs machines et ainsi le travail reste incessant et monotone. D'autre part pourtant, ce renouvellement du ruban est une œuvre moins purement mécanique que de placer la petite pièce dont nous parlions tout à l'heure. Car en même temps qu'il l'alimente, l'ouvrier vérifie la machine qui vient d'être abandonnée à elle-même et va l'être à nouveau.

Le deuxième acte du travail moderne est donc de contrôler le travail de la machine et ses résultats : d'intervenir quand la machine s'enraye, a un accident ou produit des pièces défectueuses, etc.

 

2° Machinisme et esthétique

On ne peut donc dire que le métier d'ouvrier d'usine se soit transformé au point de devenir un métier vraiment humain, c'est-à-dire capable de favoriser le progrès intellectuel et moral de l'homme ; néanmoins une tendance favorable se manifeste. La machine de 1950 est moins effarante, moins abrutissante, moins énervante que la machine de 1900. Cela se remarque même à l'aspect extérieur. La machine de 1900 était un monstre hideux à voir; il suffit de comparer une locomotive 1900 avec une locomotive 1950, un autobus 1950 avec un autobus 1920.

De même pour les machines ménagères; les machines à laver modernes, enrobées dans une caisse de laque blanche, s'intégrant agréablement dans la lingerie ou la salle de toilette, ne ressemblent en rien aux primitifs modèles de 1925.

Ainsi l'on peut très facilement reconnaître la date d'une machine à son aspect général ; la machine d'avant 1910 est hérissée de pointes dans tous les sens, noirâtre, gluante, visqueuse... Elle crache l'huile et la fumée; elle fait un bruit épouvantable pour une faible puissance. Au contraire, la machine moderne donne une impression de force, d'équilibre, de sobriété et de précision. Elle éveille des sentiments d'admiration et de confiance.

Les machines  de 1900 ne paraissaient pas belles aux hommes de 1900. Pourquoi une machine moderne nous paraît-elle belle? C'est à mon sens qu'elle est plus adaptée à l'homme ; l'homme la comprend mieux, la considère davantage comme une amie. Le sentiment du beau est, pour partie, l'intuition d'un accord entre l'homme et la nature.

Ce que nous appelons un beau paysage, c'est essentiellement un paysage humain, un paysage où l'homme sent qu'il est possible de vivre, où il sent que d'autres hommes ont pu penser, agir, développer leur personnalité. Pour trouver belle une machine, il faut qu'elle donne un peu l'impression d'être un auxiliaire fidèle dont l'usage, loin de rabaisser moralement ou intellectuellement l'homme qui s'en sert, peut même l'exalter.

 

Machinisme, productivité et individualité

Mais l'évolution de la machine a des conséquences plus importantes encore.

En effet, non seulement on peut espérer que la machine deviendra moins brutale et moins dure à servir pour l'ouvrier, plus belle et intellectuellement stimulante pour l'usager, mais, à mesure que le temps passe, à mesure que l'évolution économique se développe, le nombre des hommes obligés de servir des machines, absorbés dans les métiers industriels serviles n'a plus tendance à croître comme autrefois.

Au cours d'une longue période de l'évolution économique contemporaine, on a pu croire que l'avenir verrait le triomphe de la machine et que, plus le progrès technique s'amplifierait, plus les campagnes seraient dépeuplées et plus les usines seraient peuplées. En d'autres termes, l'évolution professionnelle paraissait devoir transformer tout homme en ouvrier et faire de nous tous les «esclaves de la machine ». Il est à peine possible de prendre conscience des ravages que cette idée a pu faire chez les romanciers et autres vendeurs de copie d'allure scientifico-philosophique.

Nous savons maintenant que l'évolution réelle du monde actuel est-fort différente. Nous savons qu'à partir d'un certain moment, il y a tendance au plafonnement de la population « secondaire » et que ce plafonnement doit normalement être suivi, étant donné tout ce que nous savons de la nature du progrès technique, d'une décroissance de cette population ; nous savons que finalement le grand secteur bénéficiaire de l'évolution n'est pas le secondaire mais le tertiaire. C'est justement parce que la machine accroît la productivité qu'elle parvient à satisfaire les besoins de la consommation avec un nombre réduit d'ouvriers.

Ainsi donc la population active quitte le secondaire, quitte l'usine, pour les professions tertiaires qui sont par définition celles de l'initiative, puisque le déterminisme de la machine n'y joue pas.

Le progrès technique transforme donc peu à peu les professions; il porte les hommes de l'agriculture vers les professions où la machine ne peut agir.

Ces professions à faible progrès technique, par définition même, ce sont des professions où le travail en série n'a pas d'efficacité. Et dès que, dans une telle profession tertiaire, une découverte nouvelle permet le travail en série, il y a progrès technique, et par conséquent la profession devient secondaire. Mais nous savons qu'à ce moment, cette profession, du fait qu'elle est devenue secondaire et qu'on y travaille en série, parvient, au bout d'un certain laps de temps, à satisfaire les besoins de la consommation avec un nombre de plus en plus réduit d'ouvriers.

Par contre, là où il n'y a pas travail en série, là où l'énergie mécanique ne peut être employée massivement, le rendement du travail reste à peine plus élevé qu'il y a cent ans et la consommation croissante ne peut être satisfaite que par un nombre croissant de travailleurs.

Ainsi, le métier de l'homme de la civilisation future, métier qui est déjà celui de 50 % des citoyens des États-Unis, qui est déjà celui de 30 % des Français — ce n'est tout de même pas négligeable — qui est celui déjà de 45 % des Anglais et de 20 % des Russes, est un métier où le progrès technique agit peu et où, par conséquent, les conditions générales du travail ne sont pas tellement différentes de celles qui prévalaient dans le monde, avant le progrès technique. Elles en diffèrent, évidemment, par le fait que le lieu du travail n'est plus la campagne. Mais les méthodes de travail ne sont pas tellement différentes, parce qu'elles font nécessairement appel à l'initiative individuelle.

Le coiffeur pour hommes travaillera dans cinquante ans comme il travaillait il y a deux cents ans ; la substitution de la tondeuse électrique aux ciseaux ne changera pas le climat intellectuel de son travail. De même, l'avocat, le notaire, le professeur, l'élève — parce que c'est un métier aussi d'être élève — travailleront, au moins dans le proche avenir, comme ils travaillent maintenant et comme ils travaillaient il y a cent cinquante ans.

Ceci n'est, bien entendu, qu'une tendance. Il ne s'agit pas de dire que les conditions générales du travail de l'an 2050 seront identiques à celles de 1700 ; mais j'insiste sur le fait essentiel qu'elles ne seront pas aussi différentes qu'on le dit couramment aujourd'hui et qu'on avait pu en effet le croire au moment où la civilisation de l'avenir paraissait devoir être une civilisation secondaire. Le fait qu'elle sera une civilisation tertiaire redonne beaucoup d'importance aux méthodes du travail individuel, qui sont celles que l'Homme a toujours connues. Quant à ce qui pourra se passer dans plus d'un siècle, cela est encore impossible à préciser.

 

SECTION II La durée du travail de l'adulte

Un autre facteur très important pour juger le genre de vie actuel par rapport au genre de vie antérieur, est la durée du travail. Un travail, même très dur et profondément inhumain, devient supportable s'il ne dépasse pas quelques heures par jour.

Il est évident que sur ce point le progrès est déjà sensible. J'ai donné dans La Civilisation de 1960 quelques renseignements sur la durée de travail traditionnelle et sur l'évolution récente. Mais c'est un problème extrêmement important qui n’est traité, à ma connaissance, dans aucun livre d'une manière complète, si bien que la plupart des hommes ont perdu le souvenir de la durée traditionnelle du travail.

 

La durée traditionnelle du travail

Les durées de travail de l'ordre de 3 500 à 4 000 heures par an sont restées constantes jusqu'à la fin du XIXe siècle. Cette durée de travail s’était instituée dans le cadre agricole; elle avait été simplement adoptée, transposée dans l'industrie. Le temps de travail dans l'industrie a donc pour origine la durée habituelle du travail dans l'agriculture[2].

Il y avait cependant une différence considérable : à la campagne, le travail de 3 500 à 4 000 heures par an s'effectuait à un rythme très particulier. On travaillait, en fait, beaucoup plus  l'été que l'hiver; il y avait un « coup de collier » l'été, au moment des récoltes, et au contraire une très grosse détente l’hiver. Au total, on faisait ces 4 000 heures, mais à un rythme qui convient bien à l'animal humain. L'animal humain, comme d'ailleurs tous les animaux, est mieux fait pour un travail intensif à certaines époques, suivi d'une détente assez longue, que pour un travail régulier de 12 heures pendant 300 jours, tout au long de l'année. Le rythme traditionnel, réglé par les saisons, était plus adapté à l'homme qu'une répartition mathématique.

De plus, le travail agricole, et à l'époque ceci était encore s vrai que maintenant, est un travail d'homme libre; c'est travail où l'homme est maître de son rythme, où il peut bavarder avec ses voisins, aller boire quand il a soif, se rapprocher du chemin quand passe une jolie fille : rien de la chaîne d'aujourd'hui, rien de ce caractère automatique et coercitif du travail actuel.

Ainsi le rythme de 3 500 heures par an n'aurait sans doute pu être maintenu durablement par l'humanité dans les grandes usines industrielles. Néanmoins, il fut adopté et demeura en usage en Europe jusque vers 1900[3].

 

La réduction de la durée du travail

Les réductions de la durée du travail ont commencé aux États-Unis par suite de la plus faible puissance des traditions et de la plus forte pression de l'intensité du travail industriel. La semaine de 60 heures fut usuelle aux États-Unis à partir de 1860 environ, alors qu'en Europe elle ne le devint qu'après 1900.

À l'origine du mouvement, la réduction de la durée du travail s'est opérée en fonction du caractère plus ou moins pénible du travail. Dans les industries les moins fatigantes et les plus proches du travail agricole, les longues durées se sont conservées le plus longtemps; ainsi dans les chemins de fer, parce que le travail de l'homme d'équipe ou du chef d'une petite gare de banlieue ou de campagne, est assez voisin des conditions générales du travail traditionnel. Par contre, le travail des chauffeurs de locomotive, du mécanicien, etc., était déjà très différent, et c'est effectivement par eux qu'a commencé la réduction de la durée du travail.

 

Mais à partir d'une certaine date, cette réduction des heures de travail a été portée du plan économique sur le plan politique ; les classes ouvrières, sans bien comprendre qu'elles réduisaient ainsi le niveau de vie au bénéfice du genre de vie et le temps de scolarité des jeunes gens au bénéfice des loisirs des adultes, ont revendiqué un abaissement général de la durée du travail ; dans l'esprit de la plupart des militants ouvriers, l'abaissement de la durée du travail apparaissait comme une victoire de la classe ouvrière contre la classe patronale, comme si cette réduction entraînait un amenuisement des profits et des rentes. Au contraire, la réduction générale de la durée du travail, en réduisant la production globale d’une nation, diminue nécessairement la quantité de biens disponibles, et accroît ainsi les phénomènes de rareté, donc les rentes de conjoncture, les profits et les privilèges de la richesse acquise. Plus généralement, et quel que soit le système économique du pays, collectiviste ou capitaliste, la réduction de la durée du travail agit au point de vue de la consommation comme une réduction de la productivité. Si, la productivité moyenne dans une nation étant p, et le niveau de vie n, la durée du travail est abaissée de 2 000 à 1 800 heures par an, loi niveau de vie devient :

n’ = (1800/2000)n

valeur identique à celle qui serait obtenue si p s'était abaissé de 10 %. En effet, dans les deux cas, la production nationale totale est réduite de 10 %. On saisit alors ce qu'il y a de dangereux et d'enfantin dans la politique suivie, d'entière bonne foi d'ailleurs, par le Bureau International du Travail entre 1920 et 1939. Cette politique visait à obtenir, par voie législative, la même durée du travail dans toutes les nations du monde : sur le plan politique et social, l'égalisation paraissait nécessaire et aisée; mais le B. I. T. n'avait pas même aperçu qu'elle est impossible ou nuisible, par suite des différences de productivité qui existent entre les nations; car l'égalité entraîne pour la classe ouvrière des pays à faible productivité des sacrifices invisibles, mais beaucoup plus grands que les avantages visibles donnés par l'accroissement des loisirs. C'est ainsi qu'en adoptant sans cesse la durée du travail en usage aux U. S. A., la France a, depuis 1920, fait stagner le niveau de vie de ses habitants, et a de plus cessé de moderniser son industrie. Il est évident que si la France avait maintenu à 50 heures la durée de son travail hebdomadaire moyen de 1920 à 1939 comme de 1900 à 1920, la guerre de 1939-45 eût été évitée; car la puissance industrielle française eût suffi à décourager les idées de revanche des nazis. De plus, cet effort de travail eût donné en quelques années au peuple de France un équipement tel que la productivité, au lieu de stagner, eût doublé en 20 ans ; la génération passée aurait donc, en travaillant autant mais non plus que la précédente, accru beaucoup son niveau de vie, évité une guerre, et laissé à la génération actuelle une productivité de travail telle que l'on pourrait maintenant réduire réellement à 40 heures la durée du travail, tout en maintenant un niveau de vie digne d'un peuple civilisé, niveau de vie que nous n'avons pas encore, et que malgré l'intensité actuelle du progrès scientifique, nous mettrons au moins 20 à 30 ans à atteindre. Cet exemple montre bien l'importance du temps dans le monde économique actuel ; vouloir gagner du temps en cette matière, c'est en perdre étrangement : car l'efficacité économique est actuellement liée aux investissements, et toute réduction prématurée de la durée du travail se fait d'abord  au détriment des investissements (industriels et humains); alors le pays, mal équipé, sort de la route normale du progrès et se voue à la médiocrité stagnante.

 

Duré du travail et niveau de vie

Concluons en langage scientifique : l'homme qui désire réduire la durée de son travail doit savoir que cette amélioration de son genre de vie se réalisera au détriment de son niveau de vie; il doit savoir surtout que si la réduction est prématurée au point d'empêcher la modernisation technique du pays, le progrès sera stoppé et l’avenir compromis[4].

Une autre conséquence de la réduction systématique de la durée du travail est qu'elle s'est exercée à peu près uniformément dans tous les secteurs de l'activité économique.

Au point de vue strictement économique, il était normal de réduire la durée du travail dans les professions industrielles où le travail est très dur et déprimant. D'autre part, cette réduction était possible, puisque le rendement du travail augmentait. Par contre, on a réduit simultanément le travail dans le tertiaire, c'est-à-dire dans les métiers qui n'ont pratiquement pas changé de nature depuis cent cinquante ans. On a réduit, par exemple, la durée du travail des gardiens de bureaux, des gardiens de musées, des clercs de notaires, alors que pratiquement ces employés font leur métier dans les mêmes conditions qu'il y a cent cinquante ans. Il ne faut pas dire que cela est injuste et qu'on aurait dû maintenir la durée de travail de 3 000 heures par an pour les clercs de notaires; il faut simplement marquer les conséquences économiques, et partant sociales, de la réduction quasi uniforme de la durée du travail dans des professions à progrès techniques très différents.

Dans les métiers où le progrès technique agissait, où le rendement du travail augmentait, la réduction du temps de travail a pu être effectuée sans embaucher des ouvriers supplémentaires ; une part du progrès technique a été absorbée par l'opération, mais la structure sociale des professions n'a pas changé. Au contraire, dans les professions tertiaires, la réduction de la durée du travail a entraîné immédiatement ou une réduction de la production, ou un accroissement des effectifs. Ainsi la réduction de la durée du travail retarde le dégonflement du secondaire, et par contre accroît et hâte le gonflement tertiaire. Par suite, elle accroît l'évolution « en ciseaux » des prix tertiaires par rapport aux prix secondaires.

La réduction de la durée du travail dans le tertiaire a accentué le gonflement naturel des prix tertiaires. Cela est aisé à comprendre : supposons par exemple que la durée du travail ait été abaissée de 3 000 à 2 000 heures par an dans une compagnie d'assurances; s'il avait suffi de 300 employés avec l'ancien horaire de travail, il en faut maintenant, je suppose, 450. Pour loger ces 450 employés, il faut évidemment des locaux plus grands, plus de tables, plus d'encriers, plus de machines à écrire, plus de téléphones ; pour gérer ce personnel plus nombreux, il a fallu des services de paye et autres eux-mêmes plus nombreux. Par conséquent, les frais tertiaires sont augmentés sensiblement chaque fois que l'on réduit la durée du travail.

Ce phénomène se manifeste par les « frais généraux » de toute entreprise. Les frais généraux étant à prédominance tertiaire s'enflent constamment par rapport aux frais d'exploitation. La réduction de la durée du travail hâte ce gonflement.

Il pourra donc paraître nécessaire dans l'avenir, si l'on veut faire de nouvelles réductions de la durée du travail, de ne pas les faire uniformément dans toutes les professions. Par exemple, on sera peut-être conduit, et on l'est déjà parfois, à réduire spécialement la durée du travail dans les professions qui restent « serviles », au sens qu'à la suite de Marc Bloch je donne à ce mot, c'est-à-dire à base de force musculaire, de travaux physiques pénibles; ces métiers, tels que l'extraction du charbon dans les mines, maintiennent difficilement le recrutement qui leur est nécessaire.

Deux autres remarques importantes doivent être faites à propos de la réduction de la durée du travail par décision politique générale. La première, c'est que les lois et décrets n'ont, comme d'habitude et par la force des choses, été que mal et tardivement appliqués dans l'agriculture. On est donc arrivé à ce paradoxe économique que la réduction de la durée du travail a été plus accentuée dans le tertiaire que dans le primaire; le niveau de vie des villes a été accru au détriment de celui des campagnes; la crise économique de l'agriculture en a été aggravée.

 

La durée du travail intellectuel

Le second effet des lois générales sur la durée du travail fut de ramener à l'égalité la durée du travail des intellectuels et celle du travail des manuels. La situation traditionnelle était que le travail intellectuel ne devait, pas dépasser, pour être efficace, 7 à 8 heures par jour; la durée de la vacation dans les tribunaux, les ministères, les administrations, était donc dès l'époque traditionnelle de l'ordre de ce qu'elle est aujourd'hui ; elle était limitée l'hiver par l'absence de lumière et de chauffage efficaces, l'été par le souci de réserver au travailleur intellectuel des « vacances de réflexion ». Ainsi en Angleterre les hauts fonctionnaires ont encore deux mois de vacances par an En France, seuls les juges et les professeurs ont conservé quelques restes de ces traditions; la situation actuelle est telle que le directeur de ministère travaille 3 000 à 3 500 heures par an, et son gardien de bureau 2 500, alors que la situation était inverse en 1800. Cela tient au fait que le haut fonctionnaire travaille toujours plus que la durée réglementaire ; on en est venu à considérer qu'un directeur qui ne passe pas 60 heures par semaine à son bureau ne fait pas son métier. La situation est presque la même dans les affaires privées. Le résultat est évidemment que l'efficacité de l'administration publique et privée est devenue en France l'ombre de ce qu'elle était au début du XIXe siècle. Les grands chefs, absorbés par les tâches harassantes du court terme, ne dominent plus leur affaire. On en arrive à cette situation désastreuse que décrit M. Sauvy dans Le pouvoir et l'opinion, où un haut fonctionnaire n'a plus le temps de penser : la machine s'encrasse et les travaux inutiles s'y accumulent. On a oublié que le chef a pour mission essentielle de prévoir et d'organiser à long terme, et que, pour y parvenir correctement, il lui faut réfléchir à son affaire dans les mêmes conditions que l'homme de science réfléchit aux expériences qu'il a faites.

En donnant à nos grands administrateurs des besognes de bureaucrates, c'est le progrès même de nos méthodes administratives que nous avons paralysé: ici comme partout, une heure de travail de conception peut économiser des centaines et des milliers d'heures d'exécution. Si l'on supprime le travail de conception, il est sûr que l'efficacité du travail d'exécution s'effondrera.

*    *

Il est donc certain que le proche avenir verra mieux utilisé que dans le passé ce grand espoir de la réduction de la durée du travail : on déchargera les travailleurs dont les travaux, physiques ou intellectuels, sont les plus pénibles; on réservera avec un soin particulier le temps de la conception, en accordant aux rares travailleurs capables de concevoir, le temps de réfléchir.

J'ai exposé dans Le Grand Espoir du XXe siècle les raisons que l'on peut avoir de penser que l'ère des grandes réductions massives et globales de la durée du travail est maintenant close, au moins pour notre génération. Rares sont les pays qui pourraient d'ailleurs tenter aujourd'hui une telle expérience.

La pénurie de services tertiaires se fait sentir dans les nations plus évoluées : services demandés par la population, sous forme de services commerciaux, de transport, de logement, de services médicaux, d'enseignement, de soins personnels, etc. Services requis aussi et surtout par la civilisation elle-même. Plus la civilisation se complique, plus le progrès technique agit et plus il requiert de liens et d'interconnexions entre les entreprises, les collectivités, les marchés financiers...; l'action technique, politique, économique, intéresse de grands groupes d'hommes et ne tire son efficacité que de leur collaboration rationnelle à une production collective. Cela suppose une information correcte, un effort constant de cohésion, de recherche scientifique, qui entraîne une complexité croissante et inévitable des fonctions administratives publiques et privées.

Cette complexité croissante, cause et conséquence, prix et rançon du progrès technique, s'observe partout dans le monde, aussi bien aux États-Unis qu'en U. R. S. S. Partout elle marque une limite à la productivité du travail et par suite au niveau de vie et au progrès social. Il n'est pas possible de résoudre rapidement ces problèmes administratifs. La solution ne peut donc être que lentement trouvée et mise en œuvre, et la faim de tertiaire maintiendra longtemps encore les contraintes concomitantes du travail et de la pénurie, c'est-à-dire les grands cadres traditionnels de la vie de l'homme : le travail nécessaire à la production, le salaire nécessaire à la répartition[5].

 

SECTION III L'Enseignement et les Loisirs de la jeunesse[6]

Le mouvement de réduction de la durée du travail a donc doublé le temps de loisirs des adultes. Encore faut-il rappeler, pour une claire compréhension du phénomène, que le rythme des saisons imprimait aux loisirs traditionnels un caractère très différent de celui qu'ils ont actuellement : l'absence de lumière et l'insuffisance du chauffage, la surcharge du travail de printemps et d'été, donnaient à la vie du travailleur moyen une ambiance végétative, que l'on trouve encore aujourd'hui dans les campagnes les plus pauvres.

Cela ne veut pas dire que les 1 550 heures de loisirs dont dispose maintenant chaque année l'ouvrier des villes soient employées au mieux des capacités et des possibilités de l'homme. Nous dirons un mot au chapitre VI des moyens qui aident à utiliser les loisirs pour le développement harmonieux des facultés intellectuelles, artistiques, morales et religieuses. Mais il ne faut pas se dissimuler que l'homme moyen est à peu près définitivement construit à 25 ans, c'est-à-dire qu'il lui est difficile après cet âge de s'ouvrir à de nouvelles manières de voir, de sentir et de comprendre. C'est pourquoi les loisirs de l'homme fait ne peuvent guère servir qu'à approfondir l'acquis; et si cet acquis n'est rien, le loisir, reste infécond.

C'est donc le loisir des jeunes gens, et celui-là seul, qui peut être la source d'une véritable civilisation. Heureusement, le progrès technique ne se borne pas à diminuer le temps de travail des adultes ; il réduit le nombre des années pendant lesquelles l'homme doit se livrer à un travail professionnel. Ainsi se pose le problème de l'éducation nationale dans une nation moderne.

Les conséquences pour l'enseignement de mouvements économiques aussi puissants sont évidemment très nombreuses et très importantes. Pas plus qu'il n'a été possible de préciser les problèmes précédemment évoqués, il n'est possible de traiter ici d'une manière approfondie ce problème fondamental pour l'avenir des peuples. Il est possible toutefois d'évoquer les faits qui paraissent essentiels en les groupant sous deux rubriques : l'accroissement des effectifs scolaires d'une part, le divorce qui s'institue entre l'enseignement donné à l'heure actuelle en France et les besoins réels des jeunes générations, d'autre part.

L'accroissement des effectifs scolaires apparaît, d'après ce qui précède, non pas comme une mode ou un mouvement passager, mais comme un phénomène de structure lié à l'ensemble de l'évolution économique contemporaine. Cet accroissement résulte directement de l'accroissement du niveau de vie moyen, et de la réduction de la durée du travail nécessaire à la production nationale; il est donc une conséquence directe du progrès technique, et se manifestera aussi longtemps que lui. Comme il est certain que ce progrès technique est en pleine croissance, l'afflux scolaire n'est pas lui-même proche de son terme. Il ne manifeste aucun essoufflement aux États-Unis où cependant 4 enfants sur 5 fréquentent l'enseignement secondaire, contre 1 enfant sur 5 en France[7].

Il faut donc penser que les conditions économiques engendreront d'ici 15 à 20 ans un quadruplement de la population scolaire des lycées français et un quadruplement de la population des Universités. Ce mouvement ne ferait d'ailleurs que conduire la France à la situation actuelle des U. S. A. Le tableau suivant présente l’évolution de la situation en Suède[8].

 

Le nombre des élèves reçus au baccalauréat en Suède était ainsi de 434 vers 1866. C'est un chiffre faible. Le baccalauréat est plus difficile en Suède qu'en France; il se passe en général aux alentours de 20 ans, en France aux alentours de 17 ans. Notre objet n'est pas de faire des comparaisons entre la situation suédoise et la situation française ; il est de suivre l'évolution de chaque pays considéré individuellement. En 1866, il y a donc eu 434 reçus. En 1939, 3 713, c'est-à-dire près de 10 fois plus. Or, le nombre d'enfants d'âge scolaire n'a pas varié dans la même proportion. En 1870, il y avait 377 000 enfants de 15 à 20 ans, et 550 000 en 1939. Le nombre des enfants d'âge scolaire s'est ainsi élevé de 1 à 1,4, alors que celui des reçus au baccalauréat a bondi de 1 à 9. De même, pour les Universités ; plus de gens sont allés à l'école, et ils y sont restés plus longtemps, puisque le nombre des étudiants de scolarité supérieure a été multiplié par 5,5.

La Suède a été prise pour exemple, mais il est bien connu que l'évolution s'est produite dans le même sens dans tous les pays industriels.

La France n'a pas dans cette évolution une place favorable. Depuis 1900, les professions de l'enseignement ont vu aux États-Unis leurs effectifs plus que doubler, tandis qu'ils sont restés étales en France. En contrepartie, l'âge moyen de fin de scolarité atteint 17 ans aux U.S.A. contre 14 ans et trois mois en France. Le nombre des jeunes gens en cours de scolarité dans l'enseignement supérieur, qui était en 1880 de l'ordre de 10 à 15 pour 1 000 jeunes gens dans les pays civilisés, atteint maintenant 160 aux États-Unis, 40 en France, 30 en U. R. S. S.

Les seules causes qui pourraient s'opposer à ce mouvement sont soit un arrêt subit du progrès des techniques, ce qui est invraisemblable ; soit des circonstances politiques graves, telles que guerres, révolutions, isolement et blocus des continents.

Il serait criminel de retarder cette évolution, soit en sacrifiant délibérément nos enfants par réduction prématurée de la durée annuelle du travail des adultes, soit, comme on le fait à l'heure actuelle, par des examens excluant des enfants de 11 ans de l'enseignement public. Le problème n'est pas en effet de former quelques élites et de rejeter le reste; il est d'accueillir et de former, chacun selon leurs capacités, les centaines de milliers d'enfants et de jeunes gens que le progrès technique libère du travail physique. Il faut comprendre que la civilisation de 1960 comporte normalement l'accession à l'enseignement secondaire de la population tout entière. Ou bien le progrès technique sera enrayé, ou bien l'âge moyen de la mise au travail, qui était de 9 ans en 1830, et qui est de 14 ans et demi à l'heure actuelle, se trouvera reculé à 17 ans par le déterminisme économique normal.

Déjà l'on peut constater la formation, encore sporadique heureusement, d'une adolescence oisive que les parents ne peuvent plus envoyer au lycée et qu'ils ne veulent pas encore obliger au travail professionnel. La politique du numerus clausus multiplierait ces fruits amers

Mais si la civilisation de demain implique que 25 % des jeunes gens accèdent à l'enseignement supérieur et bénéficient de ses bienfaits, elle n'entraîne pas qu'ils seront tous ambassadeurs ou professeurs d'Université. Ils seront en majorité agriculteurs, commerçants, garagistes, entrepreneurs de transports ou de construction, coiffeurs, photographes, cinéastes... Des licenciés, des docteurs, auront des emplois modestes. Ils n'en seront pas moins des hommes instruits et civilisés.

Tel est le problème à résoudre : ne pas déformer les jeunes gens par des disciplines inadaptées à la vie de la majorité d'entre eux ; ne pas considérer l'enseignement comme une machine qui trie en vue du recrutement d'une certaine sorte d'élite, et rejette le reste (donc le plus grand nombre) aux ténèbres extérieures. Mais au contraire constituer un enseignement qui accueille tous les jeunes gens, si modestes que soient, leurs capacités ou leurs ambitions, et pousser chacun au plus loin où il peut atteindre avant de se décourager.

Ce programme suppose une large extension des cadres matériels de l'enseignement actuel. Il faut plus de locaux, plus de maîtres, plus d'argent par conséquent. En vérité, il ne s'agit pas tant de rendre l'enseignement obligatoire en France, il s'agit de créer des cadres suffisants pour répondre à la demande naturelle. Deux heures de travail de plus par semaine dans l'industrie et le commerce français, c'est une année de scolarité de plus pour chacun de nos enfants.

Mais ce programme suppose aussi une évolution de l'esprit de l'enseignement. Un fossé de plus en plus large se creuse entre ce que l'on apprend à l'école et ce que l'on doit faire dans la vie, entre ce dont parle le professeur et ce dont parle le papa. L'enseignement classique français est l'héritier direct de notre grand XVIIe siècle ; il est donc en grande partie orienté vers la formation de l'honnête homme, pour qui la vie professionnelle n'est rien et qui vient parler d'Euripide et de Racine dans la ruelle des jolies femmes; — à quoi l'on a ajouté à la diable, et au grand dam des premiers, bien entendu, quelques compacts et rapides aperçus sur ce qu'ont pu être ou faire des gens comme Descartes, Napoléon, Ampère et Henri Poincaré. On est parvenu ainsi, plus ou moins consciemment, à cette conception que l'honnête homme se forme en accumulant une nombreuse collection de connaissances spéciales : d'une somme d'insuffisances et de médiocrités on attend une synthèse féconde. En fait, notre bachelier moyen, nul ou très médiocre en géométrie, en arithmétique, en algèbre... en histoire ancienne, en histoire moderne... en géographie... en physique et en chimie... en version latine... en anglais... en grec... en grammaire française... en littérature... en histoire de l'art... en géologie... en sciences naturelles... en cosmographie…, n'a ni esprit scientifique ni esprit littéraire; il n'a compris aucune des idées fondamentales qui font le progrès humain et dominent la vie quotidienne : la méthode scientifique et la tradition morale. D'où cette génération nerveuse, inquiète et sceptique. Mais qui résisterait à cet enseignement fragmenté et tentaculaire, qui exige tant de la mémoire et si peu de l'initiative? Je vois chaque année les meilleurs esprits près d'en être accablés.

En fait, il faut donner à nos enfants une culture non pas générale en ce qu'elle implique la connaissance d'un grand nombre de faits, mais générale en ce qu'elle facilite la connaissance des faits qu'en réalité ils rencontrent et rencontreront sur leur route au cours de leur vie. Il ne s'agit pas d'apprendre un peu de tout; il s'agit de se préparer à vivre en prenant conscience des faits fondamentaux du monde contemporain.

Or, dans le monde contemporain les faits économiques prennent une importance croissante; ils sont à l'origine de bien des mouvements politiques et sociaux ; ils sont l'essentiel de la vie professionnelle des chefs d'entreprises et de nombreux employés du secteur tertiaire. Il est inconcevable, dans ces conditions, que l'économie puisse rester totalement étrangère aux programmes de l'enseignement. Les faits essentiels du déplacement de la population active, des crises, du chômage, du niveau de vie et du pouvoir d'achat des salariés, du progrès technique, tous les faits enfin évoqués dans le présent ouvrage sont ignorés de l'enseignement primaire et secondaire, et à peine évoqués dans quelques rares établissements d’enseignement supérieur.

Or, si le progrès technique est une cause de l'accroissement des effectifs scolaires, il faut bien comprendre qu'il est aussi un effet de la formation des jeunes générations ; le progrès technique permet l'enseignement, mais un enseignement convenable est nécessaire à la poursuite du progrès. Non seulement la réduction croissante du travail physique implique un usage croissant du travail intellectuel, mais encore le développement du tertiaire implique plus spécialement l'initiation d'un nombre croissant de travailleurs aux mécanismes essentiels de la vie économique.

*  *  *

Ainsi la civilisation économique contemporaine, en libérant la jeunesse du travail servile qu'elle devait auparavant accomplir pour assurer sa subsistance, ouvre et ne cessera d'ouvrir à des masses croissantes d'hommes et de femmes la possibilité matérielle de recevoir une formation scolaire secondaire et supérieure. Ce fait fondamental est le gage de la civilisation future[9].

Le devoir de notre génération est d'attendre pour décider une nouvelle réduction de la durée du travail des adultes, que l'âge moyen de la fin de la scolarité de nos enfants soit porté à 18 ou 20 ans.

 



[1] Machinisme et Humanisme. I. La crise du progrès. II. Problèmes humains du machinisme industriel.

[2] Pour les données numériques et statistiques sur la durée du travail, se reporter au chapitre correspondant de La civilisation de 1960. On peut remarquer que le travail intellectuel (administration, enseignement, etc.) bénéficiait avant l'époque actuelle d'horaires spéciaux.

[3] La durée de travail de 13 à 15 heures par jour, avec 1 h 1/2 à 2 h de relâche pour les repas (donc de 11 h 1/2 à 13 h de travail effectif par jour) est usuelle avant 1860 dans les manufactures du Nord et de l'Est la France. Sans multiplier des citations de textes concordants, nous pouvons donner ici quelques références qui permettront aux lecteurs qui le désirent de se faire une opinion précise sur cet important sujet : VILLERMÉ, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers, 1840, I, 21 à 25 ; à Lille, I, 89 ; à Roubaix-Tourcoing, I, 108; à Saint-Quentin, I, 121; à Sedan, I, 256, 263; à Rethel, I, 249.— REYBAUD, Les populations ouvrières et les industries de la France (1860) et AUDIGANNE, La condition des ouvriers en soie (1859) enregistrent des durées de présence atteignant le chiffre incroyable de 17 heures par jour. — Paul LOUIS, Histoire de la classe ouvrière en France, résume ainsi, d'une manière parfaitement objective, la situation antérieure à 1860 (p. 65 sq.) : « À Mulhouse, les ateliers ouvrent à 5 h du matin, pour fermer à 8 ou 9 h du soir. La séance est donc de 15 heures avec un arrêt d'une heure et demie pour le repas. À Thann et à Wesserling, les conditions sont identiques; à Bischwiller, le travail effectif monte à 16 heures. À Sainte-Marie-aux-Mines, la journée est de 14 heures avec une suspension d'une heure et demie. À Saint-Quentin, elle s'étend sur 14 ou 15 heures, et encore faut-il ajouter le temps consacré au déplacement matin et soir. À Rouen, 15 h,15 h 1/2 constituent la normale, avec un repas d'une heure et demie. Encore les tisserands font-ils jusqu'à 17 heures de présence. À Tarare, l'ouvrier, l'ouvrière, doivent une présence de 13 à 14 heures, avec une activité effective de 10 à 12 heures. (C'est pour l'époque un minimum.) À Reims, on reste 14 heures et demie à la disposition du patron, le travail réel étant de 12 h 1/2. A Sedan, les drapiers donnent jusqu'à 14 heures à la production.

Pour évoquer cette dure époque du travail traditionnel, dont, si proche de nous qu'elle soit, nous avons tous perdu la mémoire, je citerai ici un texte que je ne puis relire sans une douloureuse émotion : ce sont les premières pages d'un livre de lecture courante, fort répandu dans les classes primaires jusqu'en 1914; l'édition qui m'a servi est celle de 1898, elle a donc 52 ans. Ces pages montrent quel était l'esprit presque inimaginable pour nous de la littérature sociale classique il y a un demi-siècle :

« Entrée de Francinet en apprentissage. — Un vendredi, de bon matin, le jeune Francinet, en compagnie de son parrain, le père Jacques, fit son entrée comme apprenti dans la grande manufacture de tissus dirigée par M. Clertan.

Le portail était situé juste en face de la demeure de Francinet; il n'y avait donc que la rue à traverser. Bien des fois avant ce jour, Francinet et son petit frère Eugène, assis sur une borne près de leur maison, s'étaient amusés à regarder la riche habitation de M. Clertan. C'était surtout lorsque le domestique ouvrait le portail à double battant pour laisser passer la voiture du maître, que les deux bambins jetaient à loisir des regards de curiosité sur la grande cour sablée, plantée d'arbres. Au milieu, une jolie pelouse dessinait un ovale, dont chaque extrémité se parait d'un massif de fleurs; dans le fond, les murailles, couvertes de plantes grimpantes, faisaient un horizon de verdure qui réjouissait l'œil ; et les deux enfants, plus d'une fois, avaient désiré voir de près ces belles choses, ainsi que l'intérieur de la manufacture où s'entendait toute la journée le bruit des métiers et des machines.

Ce jour-là, Francinet suivait avec émotion le père Jacques dans l'allée qui contournait la pelouse. Après avoir traversé la cour, ils entrèrent dans un corridor un peu sombre qui aboutissait à de grands ateliers de teinturerie où Francinet allait être occupé. Son travail devait consister à tourner le moulin à l'indigo.

La pièce où se trouvait ce moulin était une sorte de cave très obscure. Une seule petite fenêtre avait jour sur la cour d'entrée, et encore était-elle masquée par un rideau de plantes grimpantes. Cependant ce rideau n'était pas assez épais pour empêcher de voir ce qui se passait dans la cour.

À coup sûr, le lieu de travail destiné à Francinet n'était ni gai, ni agréable; mais l'enfant habitué déjà à une maison sombre, pauvre et triste, n'y fit guère attention au premier abord. D'après les instructions du père Jacques, il s'assit sur une petite planche au fond de la cave, et se mit à tourner courageusement le moulin. Cela n'était pas difficile et demandait plus de patience que de force : une fois lancé, le moulin marchait sans grand effort.

Le père Jacques laissa Francinet, et s'en alla vaquer à ses occupations d'un autre côté. Notre petit travailleur ne restait pas pour cela sans surveillance : au-dessus de son moulin même, il y avait une large ouverture carrée, donnant dans la pièce voisine où se tenaient d'autres ouvriers. De temps à autre, le contremaître venait jeter un coup d’œil pour voir ce que faisait l'enfant.

La première demi-heure ne parut pas très longue à Francinet. Il pensait à son père qui était mort; il se rappelait les paroles que sa mère lui avait dites plus d'une fois : — Tu es l'aîné des garçons, tu dois être raisonnable, parce que tu seras plus tard le chef de la famille. Francinet, qui avait un excellent cœur, se sentait fier, d'aider sa mère à gagner le pain de la maison; et il avait bien raison de l'être, car c'est une grande et belle chose de travailler pour les siens et de rendre en partie à ses parents ce qu'ils vous ont donné...

À huit heures, le maître de la maison, M. Clertan, parut. C'était un grand vieillard sec, vif, alerte, l'œil à tout. Il passa une sorte de revue du haut en bas de la manufacture, encourageant les uns, grondant les autres, s'apercevant des négligences les plus légères, ainsi qu'il convient  à un bon maître de maison. En dernier lieu, il entra dans la cave où se tenait Francinet ; le père Jacques était présent. — Approche, petit, dit M. Clertan d'un ton bref. L'enfant s'avança, sa casquette à la main. — Quel âge as-tu ? — Neuf ans, monsieur. — Sais-tu lire ? —  Pas beaucoup, monsieur. —  Tu serais mieux à l'école qu'ici, mon garçon. Francinet baissa la tête. — La mère est veuve, monsieur Clertan, fit le père Jacques; elle a trois enfants, et, avant de leur apprendre à lire, il faut les faire vivre. — C'est juste, dit le vieillard. Comment t'appelles-tu, mon petit homme ? — Francinet, monsieur, pour vous servir. — Eh bien, François, Francinet, il faut travailler avec courage. Si on est content de toi, ton salaire sera augmenté; mais si tu n'es qu'un paresseux, on te renverra »

... Francinet n'avait pas été habitué à travailler longtemps de suite, car sa mère n'avait jamais le temps de le surveiller. La veuve Roullin partait à sa journée dès sept heures du matin; elle ne rentrait que de soir, quelquefois bien tard. Pendant ce temps, Francinet et son petit frère, toujours seuls, flânaient dans la rue entre les heures de classe.

On comprend combien un travail assidu devait être difficile à Francinet. Rien, en effet, n'est plus difficile que de se délivrer d'une habitude prise et c'est pour cela qu'il n'en faut prendre que de bonnes. Francinet eut beau résister d'abord à l'envie de laisser là son travail, il finit par oublier la tâche qui lui était assignée, quitta son moulin, courut à petits pas vers la lucarne, et se consola de ne pouvoir jouer en regardant du moins de plus près jouer la fille de M. Clertan)... Il y avait cinq minutés à peine que Francinet était là, lorsqu'une gros voix lui cria : — Eh bien, paresseux, est-ce ainsi que tu gagnes la journée qu'on paiera demain ? Le jeune garçon honteux retourna à son moulin, osant à peine regard le visage sévère du contremaître qui venait de le gronder.

Lorsque neuf heures sonnèrent, tous les ouvriers quittèrent leur blouse de travail ; ils se lavèrent le visage et les mains à la rivière qui coulait au bord de l'atelier ; puis ils traversèrent la belle cour sablée de M. Clertan, et s'en allèrent déjeuner... Lorsque les ouvriers furent partis, Aimée (la fille de M. Clertan) reprit son livre. Elle lisait avec une attention bien grande, car il s'agissait d'une leçon à apprendre par cœur. Le livre qu'elle étudiait ainsi, c'était l'Évangile...

Cependant la soirée s'avançait. Aimée aurait bien voulu revenir; elle avait hâte de se réconcilier avec Francinet. Mais M. Clertan, qui avait des affaires importantes à sa ferme, avait chargé la fermière de leur préparer à dîner, si bien qu'il était huit heures du soir lorsque la voiture de M. Clertan le ramena chez lui. Les ouvriers venaient de partir.

Neuf heures sonnèrent. Le silence était devenu si grand dans l'habitation de M. Clertan qu'Aimée put compter chaque coup de la grosse horloge. Puis l'horloge elle-même se tut, et Aimée n'entendit plus rien. Mais, un moment après, un bruit très faible et très sourd vint frapper son attention. C'était comme un balancement uniforme qui se fût élevé du sein de la terre. Aimée songea tout de suite à Francinet, car ce bruit ressemblait à celui de son moulin; et la chambre de la petite fille étant au-dessus de la cave, il n'était pas étonnant qu'elle l'entendît.

— Mais, se dit Aimée, Francinet veille donc ? Grand-Père, d'habitude, ne laisse pas veiller les enfants. Il faut que le travail ait été bien pressé. Pauvre Francinet...

Et la petite Aimée, joignant ses mains, se mit à répéter d'une voix douce la belle prière du Notre Père. Francinet répondit à son tour. Ils étaient là, tous les deux, à genoux l'un près de l'autre sur le sable de la cave : l'un, pauvre, vêtu en haillons; l'autre, riche, habillée de mousseline et de soie; mais leurs deux petites voix également jeunes, également pures, s'unissaient fraternellement pour appeler Dieu du même nom : Notre père. Lorsque, la prière fut achevée, Aimée se releva :

— Bonsoir, Francinet, dit-elle; maintenant, je vais dormir sans remords. À demain.

Une heure après, la veillée était finie, les portes fermées, et tout le monde couché dans l'habitation de M. Clertan. »

Francinet, Paris, 1898, p. I. Ce livre publié anonymement est probablement de G. Bruno (Augustine Fouillée), paru chez Belin en 1897.

[4] Au moment où j'écris ces lignes, le syndicat américain C. I. O. entreprend une campagne pour la semaine de 30 heures. Mais il faut comprendre que ce qui est bon pour les Etats-Unis peut ne pas être bon pour d’autres pays. À mon sens, une nation où l'âge moyen de fin de scolarité est de 14 ans ne peut honnêtement réduire la durée de travail de ses adultes (voir plus loin, section III).

 [5] Je ne puis esquisser ici une théorie du salaire liée à la productivité du travail. Au point de vue économique pur, le salaire apparaît comme un ticket de rationnement, donnant droit, en période de pénurie, à une part de la production globale équivalente à la production individuelle du salarié. Dès 1925, M. P. Reboud avait, dans son petit précis (Dalloz) d'économie politique, écrit une remarquable théorie du salaire, qui aurait pu dès cette époque ouvrir la voie à de larges développements. Aussi longtemps que la pénurie existe, c'est-à-dire aussi longtemps que la production reste insuffisante pour satisfaire la demande potentielle, il faut maintenir un salaire ou un autre système de rationnement. Le salaire est le seul de ces systèmes qui ait résisté à l'expérience, quel que soit le régime politique.

[6] . Cf. nos articles publiés dans l'Education Nationale, 8 déc. 1949, et dans les Cahiers pédagogiques pour l'enseignement du second degré; 1er janvier 1950.

[7] La Civilisation de 1960, p. 22.

[8] Tableau et commentaire extraits de La Civilisation de 1960.

[9] On ne peut penser que l'aristocrate du XVIIe ou du XVIIIe siècle ait dû sa supériorité intellectuelle et son élégance de manières à d'autres causes que son éducation et celle de ses proches ancêtres. Il est donc raisonnable de penser que deux ou trois générations (mais encore en faut-il deux ou trois) maintenues jusqu'à leur majorité sur les bancs des universités, produiront vers l'an 2000 ou 2050 une distinction intellectuelle et un art de vie en société fort appréciables. Mais au lieu d'être, comme il y a 200 ans, réservée à 2 % de la population, cette véritable civilisation s'étendra à une majorité, sans cesse croissante.