jean fourastie
L'influence du machinisme et du progrès technique sur la vie individuelle et familiale est manifestement considérable. Ce problème, qui forme, le centre même de l'étude du genre de vie est encore pratiquement vierge. Il n'a commencé d'être abordé en France, d'une manière très remarquable d'ailleurs, par M. Leroi-Gourhan, que pour l'évolution des techniques primitives, rustiques et préindustrielles[2]. Nous ne pourrons donc pas songer plus ici que dans les chapitres précédents traiter notre sujet d'une manière approfondie.
Notre objet est simplement d'attirer l'attention du public sur ce problème et de donner .quelques suggestions pour une étude que chacun peut poursuivre en observant simplement la vie contemporaine.
Les facteurs techniques de la vie individuelle se rattachent plus ou moins directement au logement : d'abord l'habitat proprement dit, c'est-à-dire les conditions générales de la maison et sa situation géographique; puis l'équipement du logement, meubles, machines, chauffage, éclairage; enfin les arts ménagers, le problème du travail à la maison, du repos, les loisirs et de ce qu'on appelle en général le confort.
C'est l'évolution générale depuis 150 ans de ces divers éléments du genre de vie, dans les pays à grand progrès technique, que nous devons nous efforcer d'évoquer dans ses grandes lignes.
De manière générale, on peut dire que le logement était, depuis les temps les plus reculés jusqu'au siècle dernier, essentiellement un abri : un abri contre la pluie, un abri contre le froid, un abri contre les bêtes féroces ou contre les individus malveillants ou hostiles. La maison traditionnelle est essentiellement une défense. Elle, n'est pas active, mais passive ; elle protège, elle ne sert pas.
La notion d'habitation défensive qui nous vient des lointains âges du passé est toujours vivante en France, d'une manière qui ne frappe guère les Français eux-mêmes tant qu'ils n'ont pas voyagé à l'étranger; mais le caractère protecteur pour l'habitant, et par suite hostile au passant, que présente la maison des pays de vieille civilisation, frappe vivement quiconque connaît les pays neufs. Rien ne paraît plus naturel à un Français qu'un mur de clôture; le mur de la cour et du jardin fait partie de la maison; il paraît naturel que les gens s'enferment chez eux à l'abri des regards indiscrets; et l'on peut à huit heures du soir, en octobre; parcourir la grande rue d'une ville comme Étampes sans voir plus de lumières aux fenêtres que si les maisons étaient inhabitées.
À l'inverse, une des choses qui étonnent le plus les Français quand ils voyagent dans les pays de civilisation industrielle, aussi bien les États-Unis et le Canada que la Suède et la Norvège, c'est que la maison ne présente dans ces pays pratiquement aucun appareil défensif contre l'action des hommes.
La maison des pays neufs n'a pas de clôture. Elle a bien des murs et un toit pour protéger du froid ou de la pluie, mais elle n'a pas de murs de clôture extérieurs à elle-même ; quand il y a un jardin, ce jardin n'est pas clos; les fenêtres mêmes n'ont, en général, pas de volets extérieurs ; le système défensif des ouvertures est des plus rudimentaires, la plupart du temps il n'est pas utilisé.
Ceci montre bien que, dans les, pays neufs, dès que la population s'est développée, ont prévalu des conditions de sécurité générale, grâce à une police convenable, ou grâce à une moralité déjà élevée ; par suite de l'élévation générale du niveau de vie, l'homme n'a pas eu à craindre autant qu'ailleurs les sévices des autres hommes.
La maison de la civilisation tertiaire est une machine
Ainsi, en France, la tradition a conservé une certaine ambiance « château-fort », des habitudes de méfiance, voire d'hostilité, à l'encontre du rôdeur, du passant et souvent aussi du voisin; cette tradition est celle de la maison-abri, contre la nature et contre les hommes mêmes.
Au contraire, dans la maison moderne (ou, pour ce qui est de la France, la maison future), ce rôle d'abri ne sera plus que secondaire à côté du rôle actif, du rôle dynamique, qui est de rendre des services à l'habitant. Cela aurait été inconcevable avant 1820 ou 1830. Mais, peu à peu, l'énergie mécanique, l'eau sous pression d'abord, le gaz ensuite, l'électricité enfin, ont permis d'incorporer à l'habitat des machines, des moteurs et des outils qui rendent des services à l'habitant.
Peu à peu s'intègre dans l'immeuble toute une série d'instruments ou de meubles qui étaient autrefois transportables et que l'on apportait avec soi. Un exemple-type est le chauffage. Le poêle n'a d'abord pas existé; le bois à brûler était placé par terre en un lieu d'abord quelconque du sol, puis spécialisé avec cheminée au-dessus; aucun instrument matériel, si ce n'est quelques pierres plates, puis des chenets. Dans les techniques moins rustiques (en France, ce n'est guère avant 1750), apparaissent les poêles, objets mobiliers. Puis, à l’époque industrielle, le chauffage central, système dans lequel le chauffage est vraiment incorporé à l'immeuble et construit en même temps que l'immeuble.
Ce n’est pas le cas seulement pour le chauffage central, mais aussi, par exemple, pour le « bloc-eau » : éviers, lavabos, water-closets et salles de bains. De même, l'éclairage qui se faisait autrefois, soit avec des lampes à huile, soit avec des lampes à pétrole portatives, s'incorpore maintenant à l'habitat par le fait que les colonnes montantes, les circuits électriques, etc., doivent pratiquement, pour être bien conçus, être construits en même temps que la maison. Encore peut-on les ajouter après coup à une maison ancienne, de même que l'on peut faire une salle de bains dans une maison ancienne, mais ce n'est qu'une solution provisoire et médiocre, justifiée par le seul besoin d'utiliser les restes du passé.
Ainsi la maison devient bien une machine. Elle était seulement passive ; elle devient active.
Il semble nécessaire d'étudier les faits fondamentaux d'une évolution aussi radicale en les divisant en deux secteurs : d'abord l'immeuble lui-même, le gros-œuvre ; ensuite les meubles et accessoires[3].
Géographie de l'habitat
Il est facile de poser le problème général de l'habitat dans la civilisation actuelle. L'évolution économique a permis et produit des migrations considérables de population. Les hommes, jusque vers 1830, étaient dans leur majorité liés au sol par l'agriculture et ne trouvaient leur subsistance qu'à la condition de se disperser sur le territoire pour trouver des terres cultivables.
Le progrès de la productivité du travail agricole, en réduisant le nombre des travailleurs nécessaires pour produire les aliments, a rompu cette solidarité millénaire de l'homme et du sol. Le travail primaire est lié à la terre. Les travaux secondaires le sont beaucoup moins : ils dépendent beaucoup plus des voies de communication, et de concentration des marchandises, des matières premières, que de la superficie du sol. Enfin les travaux tertiaires dépendent essentiellement, non de la nature, mais des hommes mêmes auxquels les services doivent être rendus. Ainsi le dégonflement du primaire et le gonflement du secondaire et du tertiaire ont engendré la concentration urbaine.
Ce transfert de l'homme du site campagnard de Virgile au site urbain de New-York, est le phénomène le plus apparent et le plus grave de la « période transitoire ».
Ce fut en effet dans les pays occidentaux, et c'est encore à l'heure actuelle pour eux et pour des nations en cours d'industrialisation rapide comme l'U. R. S. S. et le Japon, un problème très grave que de loger tous ces gens qui quittent la campagne. D'une part, dans les sites abandonnés du Quercy ou de l'Aveyron, les maisons ancestrales tombent en ruine; d'autre part, dans les villes, la population s'entasse dans des taudis[4].
De l'habitat primaire à la ville secondaire
L'habitat traditionnel résultait d'une évolution extrêmement lente : on avait d'abord occupé les terrains les plus riches, et peu à peu, on avait défriché les forêts en choisissant toujours les terrains les meilleurs. Ainsi l'habitat s'était étendu en fonction des déterminismes naturels : meilleures expositions au soleil, abri des inondations, etc.
Au contraire, dans le tohu-bohu de la période transitoire, uniquement parce qu'une usine se construisait à tel endroit, qu'une gare de triage s'était établie en tel autre, on voyait en quelques années affluer des dizaines de milliers d'hommes et de femmes et, à la hâte, on construisait des logements, pour répondre au problème immédiat de rentabilité capitaliste.
Des centres urbains se sont ainsi créés et multipliés depuis cent ans, dans presque tous les pays du monde. Mais le mouvement s'est produit sous la pression du déterminisme économique lié à la période transitoire, sans que l'homme en ait compris le sens et qu'il ait pu le dominer. La ville contemporaine a été construite soirs la pression des besoins de la population qui affluait, sans préoccupation d'avenir ni d'ensemble. C'est là une manifestation typique du désarroi des esprits au cours de la période d'industrialisation. Un flux considérable de gens cherche à se loger dans les villes; une forte prime est donnée aux propriétaires de maisons et aux constructeurs : ce problème qui est en réalité un problème social à long terme, se trouve résolu en fait, au jour le jour, la pression du profit et de la, spéculation.
Par exemple, on a construit dans la banlieue de Paris sur des terrains qui étaient, jusque vers 1830, 1870, 1900, des terrains agricoles, les parcelles ont été achetées par des entrepreneurs de biens ou par des spéculateurs, puis elles ont été loties, vendues par morceaux, de manière à obtenir le plus d'argent possible des acheteurs. La notion de propriété privée a dominé la notion d'intérêt général. La construction des grandes villes a été orientée par le désir de faire des bénéfices sur les terrains, et ensuite sur les immeubles que l'on construisait : l'urbanisme a été livré à l'anarchie des intérêts individuels.
Ainsi se sont formées ces villes qui n'ont aucun plan d'ensemble, aucun plan de circulation, aucune dominante, aucune unité organique; ce sont des juxtapositions d'immeubles, alignés indéfiniment le long de rues « corridors ». Circulation, travail, commerce, logement, sont inextricablement mêlés et se contrecarrent mutuellement. Ces villes « secondaires » (nées de la phase secondaire de la période transitoire) sont les moins humaines que l'humanité ait construites, la Rome des Césars exceptée.
Depuis Haussmann, qui de plus s'inspire de principes typiquement transitoires, Paris n'a pas eu de plan général d'aménagement et d'extension. La tradition royale de Paris a été perdue, et il ne lui a été substitué aucune tradition démocratique ou sociale. Du XVIe au XVIIIe siècle, on dessina la place des Vosges, l'avenue de Breteuil, les Invalides, l'Étoile... Au contraire, sans aucun plan, sans intervention de la puissance publique, les gouvernements bourgeois ont laissé faire les individus. Tout au plus, prenait-on les précautions, en Amérique d'imposer préalablement au lotissement des propriétés foncières, un quadrillage de rues. Mais le fait fondamental était que les individus construisaient en fonction de leurs propriétés; le plan type qui en est résulté est une façade restreinte sur une rue en général étroite et bruyante, avec dégagement arrière sur une cour obscure, qui ne donne pratiquement ni air ni soleil, parce que trop petite et trop profonde. La ville classique actuelle se présente ainsi comme une collection interminable de petits cubes biscornus, empilés les uns sur les autres, et qui se juxtaposent le long de boyaux étroits, bruyants et poussiéreux.
Quels sont au contraire les besoins essentiels de l'homme dans son logement, si l'on entend par besoins essentiels ceux qui tiennent à la nature même de l'homme et se manifestent depuis les temps les plus reculés, qui ont donc des chances de se manifester aussi longtemps qu'il existera des hommes ? II est facile de les énumérer sommairement ; ils se rapportent en effet aux besoins physiologiques et mentaux élémentaires, respirer, voir et entendre, dormir et se reposer :
1. — L'air et la lumière naturelle, à quoi il faut ajouter l'ensoleillement nécessaire à la désinfection des pièces de séjour et de sommeil;
2. — le calme;
3. — l'harmonie du décor environnant.
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On a commencé à entrevoir depuis une vingtaine d'années que ces simples exigences nécessitent l'abandon complet des méthodes employées depuis un siècle et demi. Il faut dissocier d'abord les quartiers résidentiels des quartiers commerciaux et industriels; dissocier ensuite la rue destinée à la circulation des espaces destinés à aérer, à éclairer et à isoler les résidences[5].
Ainsi s'impose un plan d'ensemble préalable et l'expropriation des sols morcelés par la propriété privée. Au lieu de « pâtés de maisons » circonscrits par des rues et comprenant une, deux, trois, quatre, cinq... ou une vingtaine de petites cours intérieures, minuscules, sonores et noires, on a deux ou trois bâtiments parallèles, séparés par une ou deux larges bandes de pelouses ou de jardins, qui au total n'ont pas une surface supérieure aux douze, quinze ou vingt petites cours, mais qui par leur continuité, permettent une circulation d'air et de lumière beaucoup plus intense.
La ville secondaire, dans laquelle la plupart d'entre nous sont condamnés à vivre, est à la fois irrationnelle, antiéconomique, antihygiénique et laide, antihumaine en un mot, parce qu'on a réglé au jour le jour des problèmes qui exigeaient la prévision. Les hommes du XIXe siècle qui ont construit ces grandes villes, n'ont pas été conscients du phénomène et n'avaient pas même une claire idée de sa portée. On construisait mal, on construisait économiquement, on construisait vite, pour répondre à un besoin immédiat, et on ne se préoccupait pas de l'avenir. Maintenant éclatent à tous les yeux les inconvénients très graves de ce type d'habitation, qui finalement loge moins de monde que l'autre type, et surtout les loge beaucoup plus mal ; la nervosité, l'inquiétude, le déséquilibre moral des générations actuelles, sont dus pour une large part aux contraintes de leur habitat. Si Hitler et les ouvriers de Munich, si Mussolini et les ouvriers de Turin, avaient vécu dans un cadre plus humain, les mouvements fascistes eussent-ils pu prendre corps et la guerre de 1938 aurait-elle eu lieu ? Il faut qu'on se persuade que cette question a un sens scientifique.
Les problèmes de l'urbanisme commencent seulement à être compris. On commence seulement à soupçonner l'influence des conditions quotidiennes du logement sur le caractère et la mentalité du peuple. Jusque vers 1920, on n'avait nullement saisi que le problème de la construction des villes est un problème national. En réalité, on l'avait oublié au cours du démarrage de la révolution industrielle. Car les hommes de la civilisation traditionnelle savaient que la construction des villes est un problème d'État. Sous l'Ancien Régime français, l'Administration avait toujours considéré la construction d'une ville comme un problème royal[6].
À l'heure actuelle heureusement, nos urbanistes retrouvent lentement cette conception, qui est certainement la bonne : faire de toute construction nouvelle d'une certaine envergure un problème qui intéresse la puissance publique et qui doit être réglé, non pas en considération des besoins immédiats, mais en considération de l'avenir et des probabilités de développement de la région, de la ville, du quartier...
Il s’est donc élevé dans tous les pays du monde — car ceci n’est pas particulier à la France — entre 1850 et 1940 ce que j’appelle une ville secondaire; elle est typique de la civilisation secondaire, elle est liée à ce développement considérable de l’industrie, et elle est à mon avis également destinée à disparaître, à s'effacer devant la ville tertiaire.
L’habitat tertiaire
On a une idée assez nette de cette ville tertiaire quand on visite certains pays étrangers, par exemple en Europe même, la Suède. Mais c'est aux États-Unis qu'on peut observer le mieux l'opposition entre la ville secondaire transitoire et la ville tertiaire.
La ville de New-York est typiquement secondaire ; impressionnante par sa masse, exaltante par l'effort humain dont elle témoigne, elle est proprement inhabitable, parce qu'elle accumule avec leur maximum d'intensité tous les défauts de la ville secondaire interminable, confuse, bruyante, poussiéreuse, sans espaces verts. Pour l'adulte, elle est extrêmement pénible ; pour le vieillard ou l'enfant elle est absolument « invivable ». Mais cette ville, image parfaite des afflux inconsidérés sur d'étroits espaces, est chaque année davantage abandonnée aux fonctions de production, et ainsi se développe à quelques vingtaines ou à quelques centaines de kilomètres de New-York, l'habitat tertiaire. Quels sont les caractères fondamentaux de ce que j'appelle ainsi la ville tertiaire, ou plus exactement la banlieue et même la campagne tertiaire ?
C'est d'abord que l'habitat est dispersé. Les villes que l'on construit maintenant ne donnent plus cette impression de densité, d'entassement qu'imposent les villes et banlieues secondaires; on a au contraire le sentiment qu'il y a très peu de maisons ; sentiment parfois trompeur, car il arrive que la population par unité de surface du sol soit plus nombreuse que dans nos villes classiques. Cela tient à ce que les maisons sont plus hautes, à ce que les innombrables petites cours sont supprimées et les espaces libres rationnellement groupés, enfin au fait que les usines, bâtiments industriels, entrepôts, magasins, etc., sont rigoureusement écartés.
La ville tertiaire est donc dispersée. De plus, elle laisse subsister autour d'elle — et cela est extrêmement important — de la nature, des arbres, des plantes, des fleurs, de l'herbe ; elle laisse subsister des eaux ; elle accueille les oiseaux, les écureuils ; elle en a même, pour ainsi dire, ajouté, et la nature devient un élément organiquement lié à l'habitat.
Et surtout, à la suite de ces villes nouvelles qui sont encore des villes en ce sens que la densité des populations y est élevée, l'on trouve des chapelets de maisons, individuelles cette fois, qui s'étendent sur des centaines de kilomètres. Le Français qui sort de New-York est très frappé en s'apercevant que sur toute l'étendue de l'État de New-York (il est vrai que ce n'est pas un très grand État, mais il a cependant 150 ou 200 kilomètres de longueur), on trouve des maisons égrenées tous les 50, 100, 200, 500 ou 800 mètres. Le village groupé du type « Île-de-France » ou « Beauce » n'existe pas ; il n'y a pratiquement ni villages ni absence de villages; les maisons se trouvent partout où un homme a pensé pouvoir se plaire et vivre dans la tranquillité. De loin en loin quelques groupes à peine plus denses s'établissent autour d'une gare de chemin de fer, des églises ou des écoles.
Il n’est pas difficile de trouver les causes majeures qui provoquent la transformation de l'habitat secondaire en habitat tertiaire. La première résulte d'une meilleure utilisation des locaux de production, qui conduit à décentraliser l’industrie[7]. La seconde résulte du goût de l'homme évolué et civilisé pour le calme et les spectacles de la nature. Il est enfin aisé de comprendre que cette nouvelle dispersion de l’habitat tertiaire, qui reproduit paradoxalement mais si exactement la dispersion primaire des pays bien pourvus d'eau, est liée à la facilité des transports (transports des personnes, transports des marchandises, transports d'énergie mécanique et calorifique).
Les habitants de ces nouveaux « mas » ont des voitures; en général une pour permettre au père de se rendre à son travail et une autre pour le service de la maman et des enfants; les « banlieusards » ne sont donc plus liés à une gare ou à une station d'autobus, comme nous le sommes encore en France; une. Ils ne dépendent que d'eux-mêmes. Mais à la réflexion on s’aperçoit que cette nouvelle forme de l'habitat n'exige pas seulement des transports individuels, mais bien tous les éléments de la civilisation tertiaire, c'est-à-dire toute une organisation de la vie économique et sociale, qui comprend le téléphone et la télévision, la semaine de quarante heures et le club sportif, le chauffage automatique au mazout et le frigidaire. Sans insister ici sur tous ces éléments liés les uns aux autres par le déterminisme de la productivité du travail, et qui constituent la civilisation de 1960, il semble nécessaire de mettre en évidence deux conditions essentielles au développement de l'habitat tertiaire : les fournitures à domicile et les services scolaires et sociaux.
Les fournisseurs passent quotidiennement avec leurs camions-livreurs, devant chaque maison; ils ne vendent pas seulement la salade, le lait ou le bifteck, ils livrent aussi ce nerf essentiel de l'habitation moderne, l'énergie mécanique. Dans toutes ces petites maisons existe une cuve à mazout, remplie tous les trois ou quatre mois, qui alimente le chauffage central, la cuisinière et beaucoup des machines ménagères.
Il existe une organisation extrêmement remarquable pour la scolarité des enfants, l'hygiène, les soins médicaux et chirurgicaux, et pour le culte religieux.
Le problème fondamental de la scolarité des enfants et des jeunes gens est résolu par le « School-bus » ; un autobus passe à heure fixe tous les matins, dessert toutes les maisons où il y a des enfants, ou du moins passe au bout du chemin privé; l'enfant étant conduit en classe par le « School-bus » y déjeune à midi et est reconduit le soir. Le dimanche le même autobus dessert les temples et les églises. En plusieurs lieux, il assure aussi, en même temps, un service postal.
Cette solution du problème scolaire a évidemment des conséquences importantes pour l'organisation même des écoles. En France, la solution a été cherchée par la création d'écoles dans les moindres villages; dans certains cas les résultats obtenus sont vraiment étonnants. Par exemple, l'école a été bâtie à mi-chemin entre deux hameaux d'une dizaine de maisons, distants de 4 ou 5 kilomètres; l'école se trouve ainsi à deux kilomètres de toute maison habitée et le malheureux instituteur ne voit de toute la semaine que les quelques gosses de 7 à 13 ans confiés à son apostolat. Inutile d'ajouter que l'hiver la moitié de l'effectif, en moyenne, manque à l'appel[8].
La solution française est catastrophique par rapport à la solution américaine pour le coût de l'enseignement, la formation des élèves, et la situation des maîtres. Au point de vue budgétaire, on entretient des bâtiments minables, mais qu'il faut cependant construire puis entretenir, et un Maître pour un nombre d'élèves souvent inférieur à 10. Au point de vue des enfants, ces écoles se trouvent encore lointaines et difficilement accessibles pour de petites jambes; l'élève est souvent seul de son âge; il ne trouve aucun climat social exaltant, ni même attrayant. Le maître, rongé par l'isolement, ne trouve le plus souvent dans son maigre troupeau hétérogène aucun sujet intéressant; le dispersement et l'isolement de nos écoles à la campagne est l'une des causes de la crise actuelle du recrutement des instituteurs.
Aux États-Unis, il n'existe pas d'écoles à classe unique; chacune a au moins quatre ou cinq maîtres. Les enfants sont une vingtaine par classe, donc au moins 80 à 100 au total ; les fils de paysans sont mêlés aux fils d'ouvriers et d'employés; les camaraderies se nouent, les idées s'échangent : l'école a une vie propre. J'avoue ne pas comprendre pourquoi une solution si séduisante, et si confirmée par, l'expérience des grands pays modernes, n'a pas encore été étudiée dans les campagnes françaises.
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Il résulte de cette brève analyse des faits que la campagne tertiaire est liée à un niveau de vie élevé et ne peut donc être brusquement implantée dans un pays à niveau de vie médiocre comme la France. Cela explique l'échec total des lotissements du type 1920-1930. La grande erreur de ces lotissements français est justement qu'ils entraînent un dispersement sans doute moins grand que celui des banlieues américaines, mais déjà trop grand pour, les moyens de communication, les services et les revenus dont disposent les habitants. Les « villas » s'échelonnent en file indienne et occupent de très grandes longueurs; commerçants, écoles, gares et arrêts d'autobus; lieux de sports, campagne enfin, sont à des distances impossibles; de sorte que la ménagère tous les matins, est obligée de faire des kilomètres pour trouver un mauvais épicier, un boucher et une marchande de légumes, qui bénéficient paisiblement d'une confortable rente de rareté.
La solution qui correspond à la situation économique actuelle de la France est donc celle des centres urbains d'habitation collective du type suédois[9], conçus de manière qu'en moins de cinq minutes, et à l'abri des voitures, les enfants puissent aller en classe, la ménagère faire son marché, le père se rendre à la station.
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En matière d'habitat donc, la révolution industrielle a démarré dans un sens dont nous voyons bien maintenant qu’il n'allait pas persister, qu'il n'était pas valable pour l’humanité. Peut-être la solution qui commence à nous apparaître ne sera-t-elle pas plus durable que la précédente, quoique elle soit certainement plus conforme aux besoins essentiels du corps et de la pensée humaine; mais au moins reste-t-il acquis que le type d'habitat 1900 est dès maintenant périmé et qu'en cette matière comme en beaucoup d'autres la période se manifeste par une instabilité, par une rupture d’homogénéité entre les solutions à court terme et les réalités que révèle le temps.
La situation de l'habitat en France
Les tendances de la civilisation actuelle en matière de logement étant ainsi aperçues, il importe de préciser la situation française. La proportion des Français habitant des logements modernes au sens qui vient d'être précisé est à peine de l'ordre de 1 pour 10 000. C'est une proportion plus faible qu'en toute autre grande nation. Le tableau suivant, qui permet de comparer la situation actuelle de la France à celle des États-Unis, montre suffisamment que les causes de la médiocrité de l'équipement de la France en logement sont l'insuffisance des constructions neuves de 1935 à 1939, puis de 1946 à 1949, et les destructions dues à la guerre.
Le taux de trois logements pour 1 000 habitants et par an était satisfaisant; mais, depuis 1935, on ne construit plus guère et, depuis la guerre, on ne construit plus du tout. Au cours de l'année 1948 tout entière, la France a produit 20 000 logements ; au cours du seul mois de mars 1949, l'Angleterre a produit ce même nombre de 20 000 logements.
Si l'on rapproche ce nombre de logements construits annuellement (20 000) du nombre des logements détruits pendant la guerre (un million) on voit qu'à ce rythme il faudrait 50 ans pour reconstruire les ruines de la dernière guerre. Le bilan de la période 1935-1949 est de -620 000 logements, soit 15 logements de moins par 1 000 habitants en 1949 qu'en 1935, tandis que le bilan des Etats-Unis donne + 6 900 000 soit 50 logements de plus par 1 000 habitants. On voit l'incidence de la guerre; mais le véritable problème qui doit être résolu en France n'est pas de reconstruire ce qui a été détruit pendant la guerre, c'est de promouvoir un habitat digne des temps modernes. Par conséquent la tâche est incomparablement plus lourde encore que celle de la simple reconstruction.
Comment s'explique cette déchéance de la construction française? Il est impossible de répondre ici d'une manière approfondie. Il est évident que le blocage des loyers est l'une des causes déterminantes : ce blocage a eu pour conséquence que beaucoup de Français dépensent moins pour leur logement que pour leur tabac; il a enlevé toute rentabilité aux constructions neuves. Ici encore le long terme s'est révélé opposé au court terme, et l'on observe les inconvénients graves pour le peuple, de mesures qui, au moment où elles ont été décidées, apparaissent heureuses et bienfaisantes. La construction neuve ne redeviendra maintenant rentable qu'à l'issue d'un long et dur effort de revalorisation des loyers.
Un effort difficile et méritoire est à l'heure actuelle entrepris dans ce sens. La « reconstruction » immobilière de la France a démarré en 1949 et s'affirme en 1950. Il semble qu'un vif redressement de notre situation puisse être espéré au cours des prochaines années.
Mais je voudrais attirer l'attention sur un aspect du problème, qui est moins connu et qui cependant est plus important encore que le premier, parce qu'il détermine réellement à long terme le niveau de l'habitat d'une population.
La productivité du travail dans le bâtiment
Quand on observe que la France construit 20 000 logements par an et l'Angleterre 240 000, on est amené à supposer que le nombre nos ouvriers du bâtiment est 10 à 12 fois plus faible que celui des ouvriers anglais. Or, il n'en est pas du tout ainsi. Le nombre des ouvriers français du bâtiment est de 700 000; celui des Anglais de 1 500 000; soit seulement deux fois plus. Les États-Unis ont 4 millions d'ouvriers du bâtiment. Avec ces effectifs, on a, en 1948, construit en France 20 000 logements, en Angleterre 220 000, aux États-Unis 800 000.
En divisant le nombre des logements construits par celui, des ouvriers, on obtient les productivités brutes suivantes : 3 logements pour 100 ouvriers en France, 13 logements pour 100 ouvriers en Angleterre, 20 logements pour 100 ouvriers aux États-Unis. Ainsi nos ouvriers du bâtiment ne construisent que trois logements neufs pendant que les ouvriers américains en construisent vingt et les ouvriers anglais treize.
Comment interpréter des chiffres aussi différents? Bien entendu, personne ne pensera que cet écart provient du travail même de l'ouvrier; au contraire, nous savons qu'en général plus la productivité est forte et plus le travail physique demandé à l'ouvrier est faible. La différence énorme de 3 à 13 et à 20 est manifestement due à la technique et à l'organisation générale de l'économie.
Le problème d'organisation générale de l'économie est ici prépondérant. On peut le traduire dans une phrase très simple : la France répare au lieu de construire. Nos gens du bâtiment sont employés à faire des réparations; ils rafistolent de vieilles maisons, ils refont la devanture des bars et des cafés de Paris et des villes de province; ils remblaient et déblaient, pavent et dépavent. On installe, à la rigueur, des salles de bains dans des vieilles maisons, ou dans de vieilles fermes, on consolide des murs qui croulent, on refait des toits dont la charpente est pourrie. Voilà ce que font les 2/3 ou les 3/4 de nos 700 000 ouvriers. Il n'y en a qu'un très petit nombre qui construisent des maisons; ainsi il n'est pas étonnant que la productivité globale brute en maisons neuves soit dérisoire.
Cependant il faut voir et comprendre qu'en définitive le public a dépensé beaucoup plus d'argent pour son habitat qu'il ne croit. Quand on paie l'ouvrier pour réparer, il répare; quand on le paie pour construire, il construit, mais de toute manière il est payé. Pour évaluer la dépense que les Français font pour leur logement, il est donc légitime de se référer au nombre d'ouvriers qui sont employés dans le bâtiment.
Ceci pose nettement le problème de la productivité à l'échelon national. Individuellement, nous trouvons sans doute chacun notre intérêt à faire réparer une maison de campagne ou à faire aménager une pièce de notre appartement à Paris, etc.; mais collectivement, le rendement de ces opérations est déplorable, parce que lorsqu'on rafistole de vieilles constructions, on conserve un peu plus longtemps des bâtiments périmés, mais on « recule pour mieux sauter ». C'est une opération comparable celle qui consiste à prolonger à force de soins et de réparations une automobile qui a roulé vingt ans; elle coûte chaque année le tiers d'une voiture neuve et ne rendra jamais les mêmes services. On économise un métallurgiste, mais on absorbe un garagiste. Ce n'est pas en prolongeant de dix ans un bâtiment qui va crouler, ou en mettant un lavabo dans un vieil appartement, que l'on donne de l'air, de la lumière, le calme et la beauté de vue; on prolonge la ville secondaire, un peu plus croulante, un peu plus vétuste encore, sans cesse plus onéreuse à entretenir. On ne prépare pas la ville tertiaire.
À partir d'un certain moment, les frais d'entretien de la vieille voiture ou de la vieille ville, deviennent si élevés que l'intérêt qu'il y aurait eu à la remplacer plus tôt apparaît évident. Mais alors il peut se faire que l'effort d'épargne nécessaire au renouvellement soit devenu impossible, du fait même de l'ampleur des dépenses courantes. C'est le cas classique du pays pauvre, pauvre parce qu'il n'a pas d'équipement industriel, et trop pauvre pour s'équiper. C'est le problème-type de la période de démarrage qui peut ainsi se poser à nouveau dans un pays déjà évolué, par suite de la trop longue interruption de l'effort de modernisation. Encore une fois, les mêmes hommes peuvent être employés ou à réparer le vieux ou à construire du neuf; mais les dépenses de réparation doivent être sans cesse non seulement renouvelées mais accrues ; seules les dépenses de travaux neufs améliorent le genre de vie.
Cet exemple montre que les problèmes de productivité ne sont pas seulement des problèmes de technique du travail sur le chantier, mais sont aussi des problèmes de direction de l’activité. Pour obtenir une bonne productivité, il ne suffit pas d'étudier comment on produit, mais ce que l'on produit. Le travail de réparation est toujours tertiaire par rapport au travail de production.
Cependant, la construction pose aussi en France un important problème de productivité technique. Sur le chantier même la productivité est aussi plus faible en France qu'aux États-Unis et en Angleterre. Les études qui ont été faites permettent d'apprécier que cette productivité technique est, en France, inférieure de 20 à 30 % à la productivité anglaise, qui est elle-même inférieure à la productivité américaine. Ces décalages tiennent en particulier au manque de collaboration entre l'architecte et l'entrepreneur, à la rareté des programmes d'ensemble à long terme, à la faiblesse de la planification préalable au travail de chantier. Les progrès de productivité, relativement aisés à promouvoir, devraient normalement permettre de réduire de 25 % environ le prix de revient des constructions neuves, qui est à l'heure actuelle, en France, de 10 000 à 25 000 heures de travail de manœuvre, pour un pavillon individuel de quatre pièces principales, avec confort moderne simple[10]
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Le résultat de l'insuffisance des constructions neuves en France est d'abord la pénurie de logements. Une telle pénurie se fait d'ailleurs sentir à l'heure actuelle dans presque tous les pays du monde et même dans les pays où l'on construit beaucoup, comme les États-Unis et la Suède ; mais elle est particulièrement grave en France, parce que l'on s'y trouve très loin de la solution. On estime qu'en Angleterre, dès l'année 1950, la crise sera terminée. Tandis qu'en France, il est évident que nous ne pouvons pas, à l'heure actuelle, fixer le terme de cette crise, parce qu'au lieu de nous rapprocher de la solution, nous nous en éloignons encore.
Une autre conséquence de l'insuffisance des constructions est que non seulement des familles, et des générations différentes sont obligées de cohabiter dans des locaux surpeuplés, mais que ces locaux sont très médiocres. La proportion des locaux modernes est en effet particulièrement faible, comme le prouvent de nombreuses enquêtes sérieuses.
À Stockholm, près de la moitié des logements ont une salle de bains (47 %) ; 61 % ont le chauffage central. À Paris, qui est pourtant la ville la mieux équipée de France après Nice, nous n'avons que 18 % des logements avec salle de bains et 20 % avec chauffage central.
La S. G. F. a publié récemment des enquêtes sur le logement en France; les chiffres donnés pour certaines villes, comme Grenoble, Saint-Etienne, Avignon, Valence, Marseille, sont effrayants. Dans ces villes, à peine le tiers des maisons ont l'eau courante. À peine 15 ou 20 % ont le tout-à-l'égout...
Les problèmes de la vie domestique entrent peu à peu dans le domaine de l'observation et de l'analyse scientifique. Les déterminismes vulgaires du ménage et de la vaisselle apparaissent peu à peu comme aussi dignes d'une attention rationnelle que le mouvement des planètes et des satellites de Jupiter. Le travail si absorbant des ménagères se trouve allégé par des inventions que l'on qualifie d'abord d'ingénieuses (avec une nuance péjorative), mais qui appartiennent bien en réalité au grand domaine de la science expérimentale.
L'esprit scientifique fait donc irruption dans la cuisine et dans les autres activités de la ménagère; et ceci transforme le cadre domestique autant que le cadre professionnel. Il y a entre les cuisines d'autrefois dans les campagnes, où la ménagère s'accroupit dans l'âtre pour faire cuire les aliments, et les cuisines modernes, équipées rationnellement avec un ensemble d'instruments étudiés et disposés de manière à diminuer ou à supprimer l'effort, autant de différence qu'entre un chariot à bœufs et la 4 CV Renault. Cependant, l'équipement ménager moyen reste à l'heure actuelle en France notablement en retard sur l'équipement industriel et agricole. À la campagne, le paysan moyen a reçu un équipement de machines et de tracteurs, tandis que sa femme reste en général aux prises avec ses fagots de bois et son puits.
À la suite de sondages qui ont été faits en France et aux États-Unis, il a été enregistré des différences de temps considérables pour l'exécution d'un même travail ménager dans chacun de ces deux pays. Alors qu'une ménagère française emploie 5 heures pour sa besogne quotidienne, 1 heure 30 seulement suffit à certaines ménagères américaines. En fait, nous vivons en France au point de vue du confort, dans les campagnes surtout, à peu près comme vivaient nos grands-parents. La « période transitoire » est à peine commencée en matière d'habitat et d'équipement ménager. Cependant les possibilités sont déjà considérables, et un abîme de plus en plus sensible se creuse entre ce qui existe et ce qui pourrait exister. Il fait froid six mois par an dans les trois quarts de notre pays, mais l'étanchéité des portes et des fenêtres n'est jamais réalisée; les conduites d'eau et de gaz, non protégées, gèlent une année sur quatre; notre cuisine, la meilleure du monde, n'excuse pas le matériel vétuste et souvent sordide dans lequel elle est faite. Peu de nos villes possèdent le « tout-à -l'égout » ; à peine un ménage français sur dix possède une distribution d'eau courante pour les soins de toilette quotidiens. Dans les villes, le filtrage et l'analyse des eaux publiques sont encore très souvent négligés. Le courant « force » n'est distribué que rarement dans les appartements et même dans les exploitations agricoles. La France a devant elle un lourd programme de travail pour améliorer le logement et la vie domestique de ses habitants, car pour chacun des problèmes courants de la vie quotidienne, il existe aujourd'hui des solutions nouvelles, qui rendent anachronique et absurde le maintien des conditions traditionnelles.
Nous étudierons ces problèmes en deux paragraphes : le premier groupera les questions relatives au bâtiment ; le second les questions relatives à l'outillage; cette division correspond au moins approximativement à la division classique des biens en immeubles et meubles.
Mais cette distinction correspond plus encore à l'évolution économique profonde : la maison traditionnelle était un abri passif, protégeant l'homme contre les intempéries à la manière passive de la caverne ancestrale; elle devient de plus en plus une machine qui sert activement l'homme, le chauffe, l'éclaire, le nettoie, le nourrit, le distrait...
Le logement est en effet encore essentiellement un lieu de séjour pour les repas et le repos de la nuit, comme la caverne préhistorique et la maison traditionnelle. Mais l'homme demande à ce lieu de séjour des services de plus en plus nombreux et différenciés. Ainsi le plan de la maison et de la structure des différentes pièces sont en pleine évolution depuis cent ans : le gros œuvre lui-même est maintenant déterminé par l'aménagement intérieur. La maison se trouve modifiée dans sa structure statique elle-même; à plus forte raison l'est-elle dans ses fonctions défensives et actives : elle isole et défend de mieux en mieux contre la chaleur, le froid et le bruit; elle rend enfin, par l'usage de la force motrice, de l'eau, du gaz, de l'électricité, les mille services quotidiens dont l'homme ne se lasse qu'avec la mort.
Dans 90 % des logements français, la maîtresse de maison est la victime des vices de construction de son appartement; son travail quotidien se trouve fastidieusement et stérilement prolongé de deux ou trois heures par les défectuosités du plan; la mauvaise disposition des pièces oh leur étendue, la longueur des couloirs, les escaliers, les recoins inutiles, l'absence de placards, etc.
Des plans dressés pour utiliser un terrain donné, ou pour satisfaire à une ordonnance académique, des pièces inchauffables, éclairées au hasard; des murs couverts de décorations encombrantes et difficiles à nettoyer, des parquets cirés, des joints non étanches, des portes mal jointes, telle est l'ambiance générale des maisons traditionnelles, y compris les châteaux et les palais. Les appartements des palais traditionnels étaient une succession de pièces sans ordre logique et différenciées seulement par la décoration et les meubles. Quand le maçon, son œuvre terminée, quittait la maison, rien ne permettait de distinguer le futur salon de la future chambre ou de la future salle à manger; seule la cheminée et le trou d'évier permettaient en général de reconnaître la destination de la cuisine. Dans les maisons mêmes cossues, les pièces en enfilade se commandaient les unes les autres. Le luxe ne se manifestait que par la grandeur des pièces et leur décoration. Le château de Blois donne au visiteur moderne une bonne idée de ce qu’était l'habitat traditionnel en France; les salons et salles à manger étaient d'immenses pièces obscures (par suite de l’énorme coût des vitres) et, bien entendu, inchauffables, sinon par le rayonnement direct. Aucun dégagement, aucune intimité, si ce n'est quelque escalier secret évoquant l'intrigue de palais et l'assassinat politique, plus que la liberté individuelle des habitants. Les rois et reines à peine ont leur chambre personnelle et leur cabinet privé; la Cour s'entasse au hasard arrivées et des départs, trois ou quatre personnes par lit, au mieux, et, dès qu'il y a affluence, sur la paille, dont Brantôme nous dit que l'on jonche au besoin les grandes salles.
Versailles marque sur Blois un progrès considérable; non seulement une vie civilisée y est manifestement possible, mais encore l'ordonnance générale du décor y stimule d'une manière exceptionnelle la vie intellectuelle et le sens des responsabilités politiques. Versailles est une leçon favorable qui manifestement ennoblit ses habitants. Mais tout est pour le Roi, rien pour l'homme. Le plan est aussi grossier qu'à Blois, les pièces succèdent les unes aux autres, interminablement ; il n'existe ni W.-C., ni couloir de dégagement, ni centre pour la vie de famille. En fait, il n'y a pas encore de vie privée.
Le premier château, à notre connaissance, où l'architecte ait pensé à réserver aux habitants un cadre pour leur vie intime, est le château de Champs, sur la Marne, dans les environs immédiats de Paris, par ailleurs admirable. Construit vers la fin du règne de Louis XIV, ce château témoigne, par ses cabinets de toilette, ses cabinets de travail intimes, par ses dégagements multiples, de la naissance d'un fruit nouveau de la civilisation : l'individualisme, avec ses corollaires, le besoin de solitude, de calme et d'intimité. On écrit trop que le machinisme tue l'individualité. Il faut savoir qu'au contraire l'homme ne peut accéder à l'individualisme intellectuel et moral qu'après une longue initiation à un genre de vie évolué, et s'il dispose à la fois de loisirs assez longs et d'un niveau de vie suffisant.
Le démarrage de la révolution industrielle s'est signalé hideusement par l'adaptation aux terrains exigus et biscornus que le capitalisme a fait pulluler dans les grandes villes, des normes classiques engendrées par Percier et Fontaine. On avait déjà un certain sens de l'indépendance des habitants, mais on restait fidèle au décorum et à la grandeur. Avec de lentes adaptations, cela a doté les villes comme Paris et Londres de ces lugubres logements dans lesquels nous vivons tous, couloirs interminables, réduits obscurs, salons inhabitables, cuisines reléguées, plafonds et parois sonores : lourds héritages de situations périmées, rationnelles en leur temps, absurdes au nôtre.
Le rationnel évolue et ne cesse de travailler à adapter la conception de l'homme aux réalités du monde sensible. Dans l'état actuel de l'évolution, les plans rationnels comprennent un « bloc-eau » qui dessert à la fois la cuisine, la salle de bains et les cabinets. L'architecte utilise ce bloc comme une armoire, déplaçable à volonté; le bloc évite d'encombrer l'appartement de tuyauteries inutiles et laides.
Les pièces sont de moyenne dimension et ordonnées de manière à limiter la surface couverte, pour simplifier les démarches du service et diminuer le chauffage. L'habitation sur un même étage simplifie aussi le travail de la maîtresse de maison.
Les chambres ont au minimum 12 m2; la cuisine (pour 5 personnes) de 6 à 8 m2. Il y a une chambre pour les parents, une pour les filles, une pour les garçons, et, si le niveau de vie est suffisant, une chambre individuelle pour les enfants qui ont dépassé l'âge de 8 à 10 ans. Chaque chambre est dotée d'un cabinet de toilette, déshabilloir, penderie. La famille dispose en outre d'une salle de bains ou de douches. Le logement comporte des placards, dont la profondeur et la largeur sont étudiées selon leur usage et le nombre des habitants.
La salle commune de séjour, dite souvent « living-room » comporte un emplacement réservé aux repas, au travail, au repos. Faute d'espace, la dualité de la salle à manger et du salon tend de plus en plus à disparaître, mais des centres distincts sont organisés dans la salle à tout faire.
La solution des cloisons mobiles est employée parfois ; cloisons coulissantes, pivotantes ou à éclipse permettent d'isoler une partie de pièce ou d'en réunir plusieurs en une seule. On peut ainsi faire participer au séjour une pièce qui, telle la chambre à coucher des parents, n'est pas utilisée pendant la journée.
Le mauvais plan, durable signature du mauvais architecte, fatigue des années durant la ménagère qui s'épuise à arpenter son logement en tous sens; mais le matériau aussi engendre de telles servitudes stériles.
Le Matériau
La plupart des matériaux traditionnels et des formes courantes sont des entraves à la productivité de la maîtresse de maison : le problème est resté totalement ignoré jusqu'à ces dernières années et personne n'apercevait leur familière nocivité.
Les ennemis primordiaux sont les matériaux oxydables et en particulier le cuivre; les boutons de portes en cuivre, les robinets, les commutateurs électriques, exigent environ 60 heures d'astiquage par an dans un appartement de 4 pièces, sans apporter ni confort, ni, pour la majorité des hommes, le moindre agrément. De même les bois blancs ou cirés, les parquets, sont peu souhaitables dans l'habitation d'aujourd’hui, car ils retiennent une fraction trop importante du temps, des forces et de l'énergie de ceux qui en ont la charge. Il y a là un conflit entre les habitudes de l'esthétique ancienne et la pratique moderne. Le prestige des cuivres et du parquet ciré date des époques où les palais étaient parquetés, et le cuivre symbole de luxe. Il n'y avait pas de solution autre que la planche, la pierre et la terre battue.
À l'heure actuelle, un compromis permet de conserver pour les pièces de réception le parquet ciré traditionnel, alors que les sols des autres pièces sont recouverts de revêtements modernes. La découverte de nouveaux matériaux, qui réunissent à la fois les qualités d'élégance et de pratique, entraîne d’année en année une évolution du goût ; certains revêtements en matière plastique, certains carrelages sont dès maintenant fort appréciés par les jeunes gens.
Enfin, il faut proscrire la multiplicité des angles, des couvre-joints, des plinthes en relief, des corniches, des moulures, sculptures, tuyauteries apparentes et, en général de tous les plans en saillie, susceptibles de retenir et d'accumuler la poussière. Au contraire, il existe des matériaux et des formes qui facilitent le travail de la femme, tels que l'acier inoxydable, le verre, la céramique, les revêtements émaillés et les formes simples, arrondies et lissés.
Les parois intérieures de la maison sont donc revêtues de matériaux faciles à entretenir ; dans la cuisine, la salle de bains et les W.-C., on disposera de carrelages faciles à laver, avec un trou d'égout, permettant l'évacuation au sol des eaux de lavage.
La couleur
La couleur de ces revêtements n'est pas davantage indifférente ; ce n'est pas une plaisanterie; mais un fait scientifiquement bien étudié que chaque couleur exerce sur chaque homme une influence psychique, souvent très nette. Des expériences ont permis de découvrir que certaines couleurs (l'association de jaune et de rouge, par exemple), sont capables d'être nuisibles à la digestion. Ainsi les murs devraient avoir un revêtement adapté à la destination de la pièce.
Pour la moyenne des gens, car il ne peut être question de généraliser en cette matière, le bleu et le vert sont les couleurs les plus favorables pour les chambres à coucher et les pièces de repos, le blanc et le crème pour la salle à manger; les couleurs éclatantes et vives seront réservées au cabinet de travail; elles stimulent en effet l'activité intellectuelle; le rouge par exemple est noté comme exaltant l'imagination, ce qui peut expliquer pourquoi Wagner aimait à composer dans un décor rouge. Il est de toute manière certain que les couleurs exercent une action marquée sur la fatigue oculaire; la lumière jaune, les tons chamois et gris clair donnent les meilleurs rendements et engendrent une fatigue minima. La science actuelle est dès maintenant capable de mesurer les effets de la lumière et de la couleur sur les yeux des hommes en général (mesures de l'optimum statistique) et sur les yeux de tel homme pris en particulier (mesures psychotechniques individuelles).
Les meilleures conditions pour l'homme sont obtenues par une relation harmonieuse et difficile à réaliser entre les surfaces, la lumière et les couleurs.
L'absorption de la lumière est en effet différente selon la nature, la forme et la couleur des surfaces de réflexion. La recherche de ces relations harmonieuses qui sont encore du domaine du goût, commence à être du domaine de la science. Par exemple, on connaît maintenant scientifiquement les coefficients de réflexion de la lumière qui décroissent du blanc (84 %) jusqu'au noir (1,2 %). Le bleu pâle donne 45,5 % ; le rouge foncé 14,4 %. De même, on a maintenant mesuré l'influence de la couleur des murs sur la température des pièces (à chauffage égal, le vert est plus frais que le crème).
La science doit donc jouer un rôle de plus en plus grand dans l'art du décorateur et de l'architecte; elle leur évitera les lourdes erreurs qui, à l'heure actuelle, pèsent sur notre vie physique et mentale sans même que nous nous en doutions. Mais cette science, loin d'imposer les directives sommaires d'un déterminisme universel, donne une base sûre aux fantaisies et aux goûts individuels. Loin d'imposer à tous les êtres humains des règles identiques, la science vient donner aux sensibilités individuelles, fort différentes les unes des autres, le moyen de se satisfaire plus complètement ; redonner à l'homme des villes, brusquement privé du grand spectacle de la nature, quelque chose des conditions qui sont nécessaires à son équilibre.
Ainsi la maison de l'avenir pourra, dans une mesure appréciable, donner à ses habitants un peu de l'harmonie que les hommes les mieux doués puisaient autrefois dans le spectacle infiniment varié des campagnes. La maison stimulera ou calmera, selon les besoins, en même temps qu'elle défendra du bruit, de la chaleur et du froid.
De tous temps, l'homme a demandé à sa maison de le garantir contre la pluie, contre la chaleur excessive des étés brûlants, contre le froid de l'hiver. La maison doit créer un « milieu intérieur » favorable à la vie humaine, et par suite isoler ce milieu de l'ambiance extérieure souvent hostile ou défavorable.
Mais l'homme, à mesure que le machinisme le lui permettait, est devenu et devient de plus en plus exigeant dans la définition du « milieu intérieur ». Jusque vers 1800, il se contentait en général d'un climat favorable à l'exercice d'une vie physique sommaire : manger, boire et dormir ; l'hiver se chauffer quelques heures au rayonnement d'un feu de bois. La cherté du luminaire et du chauffage faisait que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la population dînaient en hiver à cinq heures du soir et se couchaient à six. Le rythme de la vie était implacablement réglé par le rythme des saisons, et les preuves abondent de la léthargie qui s'emparait de la société la plus civilisée dès le milieu de l'automne, comme elle s'empare encore d'une fraction notable, quoique rapidement décroissante, des classes paysannes de nos campagnes actuelles.
Mais de nos jours, l'homme cherche dans sa maison un « milieu intérieur », qui, non seulement lui permette de conserver un rythme de vie physique peu différent en hiver de ce qu'il est l'été, mais qui, de plus et surtout, lui permette une activité intellectuelle à peu près constante. Les fenêtres vitrées, l'éclairage, le chauffage, la climatisation, la défense contre le bruit, donnent ou sont en voie de donner à l'habitant moyen de nos villes et de nos villages des facilités qu'eût enviées Descartes. Cela ne veut évidemment pas dire que les Descartes pullulent ou pulluleront; mais les possibilités de vie intellectuelle s'ouvrent devant la masse de notre peuple plus largement qu'elles ne s'ouvraient devant l'élite des siècles passés.
Les fenêtres et les vitres
La première conquête du machinisme, pratiquement indispensable au développement de la vie intellectuelle sous nos climats, est celle du verre à vitre. Sans vitres aux fenêtres et sans luminaire, il est impossible au nord de la Loire, en année moyenne, de lire et d'écrire assidûment entre novembre et avril. C'est pourquoi la civilisation intellectuelle des temps traditionnels est si exactement liée aux climats méditerranéens et orientaux. Pour l'histoire de la civilisation des pays situés au-dessus du 45e parallèle, l'étude de la technique du verre à vitre est aussi importante que la découverte du collier de trait en matière d'histoire du travail[11].
On a donné plus haut (ch. IV) une idée générale de l'histoire du verre. En ce qui concerne la fermeture de la maison, les étapes essentielles furent les suivantes :
1° De l'an 1000, jusque vers 1500, on fabrique à grand prix des verres plats, colorés, de 15 cm2 (5 x 3) au plus. Le prix de revient est tel qu'il n'est pas beaucoup plus onéreux de dessiner à l'aide de ces fragments des compositions artistiques. On a ainsi le vitrail et il est si cher que, même dans les châteaux les plus riches, on n'en garnit ordinairement que la partie haute des fenêtres à meneaux. La partie basse reste, comme auparavant, fermée par un volet de bois plein, ou, en été, par un treillis de lattes de bois. Les ouvertures sont donc extrêmement petites et peu nombreuses.
2° À partir de la Renaissance, les dimensions du verre élémentaire s'accroissent. Les fenêtres des maisons riches sont entièrement garnies de vitraux. La dimension des ouvertures s'accroît considérablement.
3° À partir de 1600, le verre blanc se substitue progressivement au vitrail; la révolution de l'étanchéité s'accomplit; en 1900, les plus pauvres maisons françaises ont leurs fenêtres vitrées.
4° Mais à l'époque actuelle une nouvelle étape est franchie dans la conquête de l'étanchéité de la maison. Moins importante que la révolution précédente, elle n'est cependant pas négligeable. De l'exacte fermeture des portes et des fenêtres dépend en effet une économie de combustible. L'écart de température qui existe, à chauffage égal, entre une installation courante et une installation moderne peut être estimé à 3 ou 4 degrés.
La meilleure protection extérieure pour les fenêtres est celle du volet roulant en bois, qui s'ouvre de l'intérieur de l'appartement par l'intermédiaire d'un ruban, sans qu'il soit nécessaire d'ouvrir la fenêtre; ce volet roulant peut être disposé en store au moyen d'un système de projection à l'italienne qui donne à la fois ombre et air.
Les fenêtres peuvent maintenant, étant donné l'abaissement des prix, dû à l'emploi des procédés modernes d'étirage du verre, être de très grandes dimensions et pourvues de larges glaces dépassant 1, 2 et quelquefois 5 m2 au lieu de carreaux de petites dimensions, si difficiles à nettoyer. Les rayons ultra-violets soleil étant arrêtés par les vitres, les fenêtres doivent être fréquemment ouvertes. Des balcons et terrasses permettent aux citadins de vivre à l'air libre.
On peut donc résumer ainsi l'histoire de la lumière dans l’habitation : l'homme de nos climats, longtemps obligé de choisir entre la lumière et l'étanchéité, ne pouvait que sacrifier la lumière. D'où le style « château fort » et roman primitif, à ouvertures rares et étroites. Seule la technique du verre à vitre a pu résoudre le dilemme et ouvrir nos demeures nordiques à la lumière, sans laquelle il n'est point de civilisation écrite.
Le bruit
Le silence est presque aussi indispensable à la vie intellectuelle que la lumière. Je connais un des hommes de lettres les plus éminents de ce temps, que les patins à roulettes de deux gamins importunent au point de l'empêcher de travailler.
En matière de bruit, le machinisme n'a pas apporté un gain net comme en matière de lumière. Au contraire; on peut dire que le bruit est né avec la révolution industrielle; auparavant il n'y avait que des sons. Maintenant les usines, transports, moteurs à deux temps, motocyclettes, T. S. F. des voisins, sont autant d'horreurs de la période transitoire.
Quant à la perméabilité au bruit, la maison d'aujourd'hui est en effet beaucoup moins bien équipée que celle d'autrefois (par suite des gains réalisés sur l'épaisseur des murs et des plafonds, et de l'emploi de certains matériaux sonores). Or elle devrait l'être beaucoup mieux, puisque les bruits se sont multipliés. Étant donnée la densité de population des grandes villes, le nombre de voisins gênés dans leur sommeil ou dans leur travail par un seul auditeur de T. S. F. mal élevé ou distrait, peut atteindre 300. Les locomotives et les trains, la radio, les bruits de la rue, sont parmi les causes qui nuisent au calme et au repos. Un distributeur à tiroir de tickets d'autobus, placé près d'un immeuble d'habitation, peut apporter dans la vie d'un grand nombre de personnes, un élément sensible de perturbation[12].
Certains immeubles sont perméables au bruit à tel point qu'on peut entendre à travers les murs et les planchers les bruits de pas, de vaisselle, et même les voix d'une quantité de voisins.
La solution du problème du bruit devient indispensable à mesure que la société s'affine. Les neuf dixièmes des Américains et les deux tiers de nos ouvriers et paysans, sont encore pratiquement insensibles au bruit; on constate même dans les premières couches de populations déportées de la vie traditionnelle à la vie industrielle (soit par le transfert dans les villes, soit par la simple transformation des conditions du travail et de la vie rurale) un véritable appétit de bruit et d'agitation extérieure ; cet appétit correspond à l'affaiblissement de l'autonomie mentale et de la pensée créatrice que l'on constate en tous pays dans ces générations perturbées. Mais les fils mêmes de ces générations « court terme », retrouvent le sens du long terme, c'est-à-dire le besoin de méditation, de calme et de silence.
Le premier pas qui doit être accompli en vue de garantir aux citoyens la tranquillité et l'isolement sonore indispensables à leur progrès intellectuel, est de revenir aux règles sévères de la courtoisie, inscrites par les fondateurs d'ordres religieux dans toutes les règles monastiques. L'homme doit sans cesse penser qu'il n'est pas isolé dans la ville, et que certains de ses voisins peuvent souffrir d'un bruit qu'il juge lui-même agréable ou anodin. Traduite en grossier slogan à l'usage du public, la formule est la suivante : « Si vous faites hurler votre radio à minuit, votre voisin de palier, qui se lève tous les jours à 5 heures, se vengera aisément. » À l'heure actuelle, les Français sont de beaucoup les moins corrects en matière de bruit ; ce sont les Suédois qui m'ont paru les plus discrets.
Mais outre la discipline individuelle et sociale, le machinisme commence à protéger contre les maux qu'il a engendrés. La technique moderne permet de rendre à peu près insonores les murs, les cloisons, les plafonds, les planchers.
L'isolement phonique est devenu une science, à la fois l'une des sciences physiques et l'une des sciences de l'homme. On appelle phone la variation d'intensité nécessaire pour donner à l'oreille humaine une impression de changement. Le phone est à peu près égal à un décibel pour un son de fréquence 1 000. Au-dessus de 120 phones, l'impression donnée est douloureuse pour l'homme normal (moteurs à explosions au banc d'essai, marteaux de forgerons); les radios bruyantes donnent 80 phones, les trompes d'auto 60, une radio normale 40, une conversation 30. Au-dessous de 20, la tranquillité est acquise; le « silence de la campagne » donne quelques 2 à 5 décibels ; au-dessous de 1, l'oreille moyenne ne perçoit rien.
Le travail intellectuel chez un homme tant soit peu sensible, exige un calme inférieur à 4 ou 5 phones. Le repos complet et équilibré requiert un calme inférieur à 7 ou 8 phones.
L'art de l'insonorisation est déjà bien constitué. On sait que les matériaux usuels se classent ainsi, par ordre croissant d’efficacité : béton, murs de briques, de pierres, panneaux de bois, agglomérés de liège. Les bétons sont désastreux. Dans les maisons modernes, on emploie, pour assurer l'insonorisation, des revêtements dont la nature varie avec la longueur d'onde des bruits à absorber, bruits d'usines, bruits de voix ou bruits de rue par exemple. Dans les cas les plus usuels, la fibre de verre est utilisée avec un plein succès.
L’isolement phonique se réalise en même temps que l’isolement thermique. C'est en effet au moment de la construction du gros œuvre que l'on peut adopter les dispositions les plus efficaces. Il existe à l'heure actuelle sur le marché, des matériaux qui réalisent un excellent isolement thermique et phonique; c'est une grosse faute des architectes ou des entrepreneurs de ne pas les signaler à leurs clients. Ces matériaux permettent de réduire parfois de moitié les frais de chauffage pendant toute la durée de la saison. Ils accroissent de plus le bien-être de l'occupant dans une mesure inimaginable par la tranquillité des soirées et la fraîcheur des étés.
Le chauffage
Le chauffage permet d'atteindre plus aisément que la nourriture un équilibre physiologique entre la chaleur perdue et celle que nous récupérons. Etant données les variations de climat, il est, dès que la température diurne moyenne tombe au-dessous de 12 à 13°, un élément indispensable à la vie, même strictement végétative, de l'homme.
C'est pourquoi, depuis des temps fort reculés, chauffage et logement sont pratiquement liés ; on trouve toujours dans les maisons les plus primitives une pièce où l'on peut faire le feu; ce feu est en même temps utilisé, en général, pour la cuisine, de sorte que la pièce à feu, si elle est unique, est toujours une cuisine; ce qui ne l'empêche pas de servir pour la vie commune, et souvent aussi de chambre à coucher.
Mais lorsque le niveau de vie s'élève, l'homme exige un chauffage plus continu et donnant une température sinon strictement constante, du moins exactement adaptée au tempérament individuel, à l'activité déployée dans la pièce, à l'état hygrométrique de l'air.
Pour chaque activité, il existe une température optima correspondant au maximum de rendement et de bien-être. Cette température variable selon les individus et le travail, est en moyenne de 8 à 10° pour les terrassiers, de 15 à 18° pour les bureaucrates et de 12° pour le sommeil. Les salles de spectacles doivent être à 18 ou 20°; les salles d'opérations à 25°. Les Américains exigent en général de 2 à 5° de plus que les Français.
De même qu'une lumière défectueuse fatigue les yeux, un chauffage malsain est un élément de déséquilibre. Le mode de chauffage le plus sain est le chauffage par radiation. Les Romains avaient déjà utilisé, d'une manière d'ailleurs exceptionnelle, le système du plancher ou des murs chauffants.
Il existe, on le sait, une grande diversité de systèmes de chauffage depuis les feux de bois primitifs qui étaient encore les seuls moyens de chauffage qu'aient connus mes grands-parents dans leur maison paysanne du Quercy, jusqu'au chauffage central. Il a été fait des cheminées à ventilation mécanique, des poêles de toutes sortes et de toutes formes (dont les plus curieux sont sans doute les gigantesques poêles de faïence de Pologne et de Russie, qui garnissent entièrement l'un des murs de la pièce). Il faut savoir que le poêle, cet instrument traditionnel de chauffage, inventé depuis 3 000 ans, a accompli entre 1940 et 1950 des progrès décisifs : les poêles actuels consomment, à chauffage égal, près de 50 % de charbon de moins qu'il y a dix ans. Ces progrès ont été accomplis en France, par un ensemble d'efforts collectifs coordonnés par le Centre technique de la Fonderie. Le machinisme moderne a créé en outre les radiateurs à gaz et à électricité, et enfin le chauffage central.
C'est une économie de travail de n'avoir à entretenir qu'un seul feu pour un immeuble entier. Dans une maison moyenne de grande ville, douze appartements par exemple, une seule personne peut entretenir un chauffage central avec une ou deux heures de travail par jour, alors que pour entretenir seulement deux feux par appartement, il faudrait au total une douzaine d'heures de travail par jour, des transports harassants dans les escaliers ou, au mieux, dans les monte-charges, et un remue-ménage de seaux à charbon et de cendres.
Avec le chauffage urbain, l'économie en main-d’œuvre et en combustible est encore plus grande. Alors que le rendement annuel moyen de la plupart des chaudières de chauffage central est de 45 à 50 % à cause des défectuosités d'installation (chaudières anciennes), et de l'inexpérience des usagers, le rendement thermique d'une chaufferie moderne à grande puissance est de 85 %.
L'économie de main-d’œuvre est plus importante encore, comme le prouve la récente expérience parisienne. Pour chauffer le Palais de Justice (la Sainte-Chapelle comprise), c'est-à-dire 360 000 m3, le chauffage « central » comprenait 42 chaudières occupant une dizaine de chauffeurs, des ouvriers pour l'entretien et le ramonage, etc. La consommation était de 3 500 tonnes (plus 40 tonnes de bois). Après raccordement au chauffage urbain, les 42 chaudières ont été groupées en 14 postes qu'un seul ouvrier surveille. L'économie de combustible est de 900 tonnes; il faut de plus noter que le chauffage urbain utilise des combustibles bon marché et de médiocre qualité.
Le chauffage à l’électricité est d’un rendement moindre que le chauffage au charbon. Avec 700 grammes de charbon, les centrales françaises fabriquent en moyenne 1 kWh, équivalent à 865 calories. Ce kWh consommé par l'abonné, avec un rendement de 80 % fournit effectivement 865 x 0,8 = 700 calories. Or, en employant les 700 grammes de charbon en chauffage direct, dans un poêle quelconque donnant un rendement de 50%, l'usager obtiendrait 2 650 calories, soit près de quatre fois plus. Les mêmes 700 grammes de charbon, brûlés dans un appareil de chauffage central moderne à grande puissance fourniraient à l'usager de 4 000 à 4 200 calories, soit 6 fois plus que par l'intermédiaire de la centrale électrique. Le chauffage électrique, à partir d'électricité d'origine thermique, est donc un horrible gaspillage.
Des mesures ont été prises récemment en France pour restreindre le chauffage électrique (amendes pour excès de consommation, freinage dans la fabrication des appareils, etc.), afin de ne pas priver l'industrie de force motrice et de lumière, mais ces mesures de restriction sont restées partiellement inefficaces à cause de la commodité et de la souplesse de ce mode de chauffage. S'il était possible de mettre à la disposition des usagers français une quantité suffisante d'énergie électrique d'origine, hydraulique, cela changerait le problème, mais les réseaux actuels sont loin d'être assez puissants pour subvenir aux besoins créés par la vogue du chauffage à l'électricité.
Il reste que le chauffage électrique reste un excellent chauffage d'appoint, en demi-saison notamment. Mieux vaut en effet mettre en marche un radiateur électrique de 2 kW dans le cabinet de travail pendant quelques heures, que d'entretenir un chauffage central au charbon qui chauffe inutilement les six pièces de l'appartement.
Le chauffage au gaz apparaît à cet égard comme l'idéal du chauffage d'appoint : il a la souplesse de l'électricité et le rendement du charbon
Le chauffage central dit « individuel » s'impose dans les logements isolés. II présente des avantages non négligeables, notamment par son entière soumission à l'usager, qui peut le régler ou le supprimer à son gré. Un poêle central, placé entre la salle de séjour et la cuisine, permet de chauffer une maison de façon peu onéreuse. Un thermostat règle le tirage, sans intervention humaine. Les chauffages au mazout ou au gaz peuvent même être déclenchés (mis en route ou stoppés) par le thermostat. Les neuf dixièmes des maisons américaines à la campagne sont dotées de tels systèmes : au cours des nuits fraîches de septembre, l'hôte français étonné sent tout à coup monter la chaleur du radiateur, alors que tout le monde dort dans la maison. Deux heures plus tard, lorsque le soleil monte à l'horizon, le chauffage s'arrête.
En France, les installations ne sont pas prévues pour les écarts exceptionnels de température. Le chauffage est en général trop faible pour les températures inférieures à -5°. Les tuyauteries extérieures d'écoulement d'eau et d'arrivée du gaz gèlent un hiver sur trois, tandis que les portes et les fenêtres mal jointes laissent pénétrer le froid. En Amérique, selon les normes de la Société de Chauffage, de Ventilation et de conditionnement, la puissance du chauffage doit être calculée pour les 72 heures les plus froides de l'année.
À la campagne, le gaz de fumier constitue un combustible excellent ; la seule dépense est l'installation d'une cuve, surmontée d'une cloche. Dans les fermes, même de petite importance, n'ayant pas plus de 3 ou 4 bêtes, on peut entretenir 1 ou 2 cuves qui, remplies de fumier tous les 3 mois environ, donnent assez de gaz pour la cuisine et l'éclairage de la ferme. Aucune odeur ne se répand et le fumier qui a ainsi fermenté à l'abri de l'air présente pour l'engrais de la terre des qualités nettement supérieures au fumier ordinaire. L'économie de bois, de pétrole ou d'électricité permet de récupérer les frais d'installation.
Le gaz de fumier, très employé en Amérique; commence à être bien connu en Europe. Nous avons visité plusieurs installations en France, dont deux, très modestes par leurs dimensions, mais parfaites quant aux résultats, dans deux petites fermes du village de Parnac (Lot).
Climatisation
Le machinisme a rendu et rend chaque année habitable à la race blanche de nouvelles régions du globe. Avant la révolution scientifique, un homme moyen de race blanche ne pouvait vivre durablement ni au-dessous du 35e parallèle, ni au-dessus du 70e. Encore d'immenses régions de cette zone lui étaient-elles extrêmement pénibles, à cause des écarts classiques du climat continental, tels la Russie, les États-Unis et à plus forte raison le Canada et la Sibérie. La vie intellectuelle est plus exigeante encore. Imagine-t-on la force de caractère qu'il fallait pour soutenir une civilisation à Stockholm ou à Saint-Petersbourg avant l'ère du machinisme ? Il serait plaisant de voir ce que deviendraient nos « intellectuels » français d'aujourd'hui qui, rituellement, épanchent leur bile contre le machinisme, exposent la profonde décadence de la civilisation et prophétisent la fin du christianisme et du monde, s'ils étaient placés une seule année dans les conditions où ont vécu Pierre le Grand et la reine Christine. Six mois de gel, quatre mois d'obscurité. Notre Descartes lui-même n'a pu résister.
En fait, sous ces latitudes, la vie intellectuelle ne pouvait être le fait que d'une infime minorité, privilégiée par la fortune, par la force physique et par le caractère. On n'a pas suffisamment compris que les États-Unis même ont besoin pour s'ouvrir à la vie intellectuelle de toutes les ressources du machinisme moderne. Il suffit d'étudier les températures moyennes de janvier et de juillet dans les principales villes d'Amérique pour s'en rendre compte.
Le déterminisme humain, déjà si étroit au regard de la vie physique, l'est tellement plus quant à la vie intellectuelle qu'avant le machinisme la civilisation blanche était liée au climat méditerranéen. Il est raisonnable de penser que ni Descartes, ni Pascal, ni Newton, n'eussent pu égaler Galilée s’ils n'avaient pas eu de vitres aux fenêtres de leur maison. Avant le verre à vitres, il est bien difficile à l'homme d'avoir du génie en dehors des régions où croît l'olivier...
Mais si le verre à vitre a suffi à ouvrir à la France et l'Angleterre à la vie intellectuelle, il reste nettement insuffisant dans beaucoup de cas (grands froids, grandes chaleurs) et par conséquent dans beaucoup de territoires. Pour garantir les conditions draconiennes (pas moins de 13°, pas plus de 23°), en dehors desquelles la vie intellectuelle de l'homme blanc s'effondre, il faut un nouvel effort du machinisme : la climatisation.
Le premier effort en ce sens ne date pas d'hier : c'est la caverne ancestrale. Avec la conquête du feu, apparurent les conditions proprement artificielles de la vie. Actuellement, le conditionnement climatérique réalise des climats artificiels en fixant la température et la composition de l'air. Une des règles de la climatisation en été est de limiter à 6° l'écart de température entre l'intérieur frais et l'extérieur chaud. Si le climat extérieur exige un écart plus grand, un local de transition est nécessaire.
Les installations de conditionnement préparent de l'air aussi pur que possible (sans poussière), de même état hygrométrique et de même composition chimique que celui de la campagne ou de la montagne. La distribution a lieu, dans les locaux, à la température choisie et avec l'humidité convenable à cette température.
En hiver, dans nos climats, l'air est insufflé en moyenne à 35°, avec 20 % d'humidité, de telle manière qu'en compensant les pertes calorifiques du local, la température soit maintenue à 18° et le degré hygrométrique à 50 %. En été, l'air est distribué à 18° avec 70 % d'humidité.
Les appareils de conditionnement de l'air sont plus faciles à installer dans un immeuble au moment de la construction que dans un immeuble déjà existant. Il est cependant fabriqué en Amérique de petits appareils utilisables pour une pièce qui comportent les éléments nécessaires à la préparation de l'air et à son soufflage. Ces appareils portatifs sont très employés aux colonies
De façon générale, le conditionnement de l'air nécessite une dépense importante d'installation et d'exploitation. Cette dépense n'est pas nécessaire dans nos climats, mais est utile dans beaucoup de nations, comme les U. S. A. par exemple, et indispensable pour l'homme de race blanche sous les climats tropicaux. La climatisation protège également les instants fragiles de l'existence, certains malades, la vieillesse, la tendre enfance; c'est grâce à elle que les enfants nés avant, terme, et dès le sixième mois, peuvent maintenant être conservés à la vie. La climatisation des crèches en Afrique du Nord a sauvé la vie à de nombreux enfants.
Mais le régime de climatisation n'est pas nécessaire à tout le monde, au contraire, l'excès peut devenir nuisible à un organisme sain : la machine humaine a besoin des variations du climat, et il ne faut pas éviter à un organisme les luttes et les efforts d'adaptation nécessaire à son fonctionnement et à son développement normal.
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On doit ainsi assigner à la climatisation (et au confort en général) non le but de supprimer toute variation des conditions physiques dans lesquelles l'homme se trouve placé, mais au contraire de procurer les variations et les contrastes qui sont nécessaires au rythme normal de la vie. Il nous paraît donc essentiel de définir ainsi le but du confort : placer l'homme dans des conditions aussi voisines que possible de celles qui prévalent dans une campagne saine, fleurie et calme, au cours des plus belles journées de printemps. Et surtout que les nuits soient fraîches...
Ce rôle actif de la maison qui rend des services, climatise, éclaire, nettoie, distrait, a été rendu possible par ce levain du machinisme : l'énergie mécanique. En plus des fameux esclaves mécaniques qui aident l'homme dans son travail professionnel, d'autres esclaves mécaniques viennent, en nombre sans cesse croissant, aider la ménagère dans son travail quotidien de cuisinière, de femme de chambre, de lingère, de couturière, de mère de famille. Dès maintenant, dans une maison moderne, les esclaves mécaniques montent les personnes et les charges, éliminent les ordures et les excréments, distribuent l'eau, douchent et baignent, cirent les planchers, nettoient les tapis et les tentures, lavent le linge et la vaisselle, épluchent et hachent les légumes, conservent les aliments par réfrigération, ventilent (puer, abige muscas !), transportent la parole aux quatre coins de la ville et du monde; dans la maison de 1960, ils ouvrent et ferment les volets, sèchent et repassent le linge, cirent les chaussures; offrent le cinéma et le journal filmé, rasent et épilent...
La force motrice nécessaire à toutes ces actions est obtenue par l'eau sous pression, par l'électricité, par le gaz et par d’autres combustibles. Le mazout, le gaz butane, etc., jouent un grand rôle à la campagne, et notamment dans les habitats dispersés qui caractérisent la civilisation de 1960. Ce sont néanmoins l'eau et l'électricité qui jouent les rôles les plus importants.
Nous étudierons ces énergies motrices en décrivant les éléments essentiels de l'usine domestique, qui sont la cuisine, le cabinet, la salle de bains. Ces trois pièces naguère inexistantes, ou exclues de l'appartement, ou peu différenciées des autres pièces (la cuisine des maisons paysannes classiques ne se distingue architecturalement des autres pièces que par le trou de l'évier), forment maintenant un ensemble de technique très évoluée, que l'on appelle le bloc-eau.
La cuisine
On peut résumer, en quelques paragraphes les tendances actuelles de l'organisation de la cuisine.
La cuisine doit être voisine de la salle à manger et directement reliée à celle-ci de manière à éviter un long parcours aux vaisselles et aux plats. La solution qui consiste à réunir les deux pièces en une seule est très souvent adoptée, depuis que les procédés de ventilation permettent l'élimination totale des odeurs; au besoin, la partie cuisine de la salle mixte peut être isolée par une cloison mobile.
Une surface de 8 à 10 m2 est nécessaire et suffisante pour la cuisine d'un appartement de 2 à 8 personnes. Cette surface comprend l'emplacement pour la cuisinière avec hotte ventilée évitant la buée et les odeurs; — l'évier à eau chaude et froide est formé de deux bacs permettant de laver la vaisselle sans l'intermédiaire d'une bassine; —un égouttoir pour faire sécher les pièces de vaisselle; — un garde-manger de grande taille pour le stockage des aliments, situé au nord et si possible ventilé; — des placards pour le matériel de cuisine et de table — un emplacement pour le frigorifique.
Les placards atteignent le plafond et reposent sur le sol, ou sont limités au « plan de travail », évitant le désordre et la poussière classiques des toits des placards, et permettant de ranger les objets qui servent le moins souvent : matériel à confitures, etc.
L'évier, dont nous reparlerons à propos de la vaisselle, doit être à deux bacs au moins afin de pouvoir être utilisé simultanément à deux usages. Les bacs sont en acier inoxydable à angles arrondis, c'est-à-dire d'entretien aisé. Les robinets sont munis d'un mélangeur et d'un brise-jet à aération.
Le vide-ordures est placé dans la cuisine ou à proximité immédiate : ce vide-ordures indispensable est cependant encore rarissime en France. Il n'exige pourtant qu'une surface d'un demi-mètre carré et son coût de construction est très faible. Il ne demande ni entretien, ni énergie; encore faut-il que l'architecte pense à ménager dans la maçonnerie une colonne montante. C'est un fait digne de remarque, ressortissant aux phénomènes de mentalité qu'ont étudiés pour la première fois Lucien Febvre et Marc Bloch, que des centaines de milliers d'immeubles aient pu être construits depuis 150 ans dans les grandes villes sans que l'architecte ait eu l'idée d'un aménagement si simple, si utile, et si facile à réaliser dès le début du siècle dernier[13].
Il existe maintenant un dispositif exigeant une technique plus évoluée, c'est un appareil adaptable sous les éviers, qui permet aux épluchures et aux divers déchets de la cuisine de s'écouler normalement après avoir été broyés, avec les eaux de la cuisine. Les ordures vont ainsi directement dans les égouts.
Salles de bains et salles de toilette
En matière de bains, de toilette et de W.-C., l'écart qui existe entre l'équipement effectif de la France et les possibilités de la technique moderne atteint des valeurs incroyables. Dans ce pays qui, dit-on, vit dans la crainte du chômage et des crises, on trouve des villes de 55 000 habitants, comme Limoges, où 64 % des logements n’ont pas de W.-C. individuels. Cinquante pour cent des immeubles de Versailles n'ont pas le « tout-à-l'égout ». Les neuf dixièmes des paysans français, soit le tiers de notre peuple, ne connaissent encore que la cabane en planches située derrière la maison, dont la fosse peu étanche répand à l’ordinaire des odeurs pénibles et pollue à l'occasion les eaux des puits et des citernes.
Dans la salle de bains, largement pourvue d'eau chaude, les instruments de toilette doivent être d'un nettoyage facile; robinets, à mélangeur, en métal « inaltérable », les porte-savons, les glaces, supportent l'humidité sans altération.
Une surface de 0,80 x 1,60 suffit aux W.-C. Ils sont situés à un endroit suffisamment retiré de l'habitation, mais l'accès doit en être facile. L'aération permanente est assurée par des châssis vitrés dont une partie à lamelles. La lumière du jour est préférable, à cause de son action purificatrice. Les appareils les plus pratiques sont les cuvettes à retenue d'eau avant le siphon. Les couvercles de bois sont à éviter, étant difficiles à nettoyer; certaines matières plastiques modernes conviennent beaucoup mieux.
Le tout-à-l'égout est le moyen le plus facile d'évacuation, mais il n'existe pas partout et il est alors nécessaire de construire une fosse dite « septique ».
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Ces humbles réalités de la cuisine, du bain et des cabinets d'aisance, sont, pour peu qu'on les étudie scientifiquement, singulièrement passionnantes. Elles sont un élément essentiel du problème social. Elles représentent le tiers de la vie de nos épouses et de nos mères; elles sont la base essentielle de l'hygiène, donc de la réduction de la mortalité infantile et des maladies épidémiques. Enfin, il n'y a pas, dans les grandes agglomérations urbaines, de foyer attrayant, si ces services essentiels ne sont pas assurés proprement. La lèpre essentielle de notre époque, cause éminente de la démoralisation prolétarienne, est l'infecte insuffisance des services essentiels, dans les immeubles ouvriers des banlieues, caractéristiques de la période transitoire...
Dans son remarquable ouvrage, Mechanisation takes command, Giedion étudie le rôle du bain dans les civilisations successives. Il indique que les baignoires « nomades » ont précédé en Europe occidentale les baignoires fixes. Les marchands d'eau promenaient des baignoires dans les rues de Paris; ils les louaient à domicile et apportaient en même temps baignoire et eau chaude. En 1838, Paris possédait, dit Giedion, 1 015 de ces baignoires à louer, et 2 224 baignoires fixes dans les établissements de bains. Plusieurs de nos contemporains se souviennent encore d'avoir vu les marchands d'eau monter leurs baignoires de cuivre et leurs seaux dans les escaliers de nos immeubles. Plusieurs ont encore dans leurs armoires les chemises de bains de leurs aïeules.
L'histoire de la distribution de l'eau dans les villes serait passionnante. Avant 1810, aucune ville du monde ne possédait l'eau courante à domicile. En 1812, Napoléon fit établir le plan des canalisations de Paris. C'est seulement à partir de 1850 que la majorité des immeubles de Paris eut un poste d'eau.
En 1869, Catherine Beecher, dans son ouvrage The American Woman's home, préconise les salles de bains et publie le plan d’un appartement avec salle de bains[14]. Mais c'est seulement en 1908 qu'est construit le premier grand hôtel pour clientèle à revenus moyens disposant d'une salle de bains pour chaque chambre (le Statler Hotel à Buffalo). L'hôtel a d'ailleurs joué et joue constamment un grand rôle dans l'éducation des masses en matière d'hygiène et de confort.
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Mais cette hygiène et ce confort, pour nécessaires qu'ils soient à l'habitant des horribles villes actuelles, sont extrêmement onéreux. Ils ne peuvent être obtenus que dans le cadre d’un niveau de vie très élevé et au moyen d'une production nationale par tête considérable. Cette question sera étudiée à la fin de ce chapitre, après la description de l'outillage domestique.
La distribution de l'énergie dans la maison permet l'utilisation de machines domestiques. Cette faculté matérielle d'utilisation des machines resterait d'ailleurs toute théorique si elle ne s'accompagnait du grand phénomène concomitant de l’abaissement du coût des machines par rapport au salaire horaire moyen du personnel humain. Nous avons déjà expliqué que le fait de la distribution croissante d'énergie mécanique et celui de l'élévation croissante du rapport :
Salaires/Coût d'utilisation des machines
sont deux phénomènes indissolublement liés, puisqu'ils résultent de la tendance fondamentalement décroissante des prix secondaires par rapport aux prix tertiaires, en période, de progrès technique. Cela explique que dans un pays comme les États-Unis, les ménages même modestes peuvent acheter et ont intérêt à acheter des machines domestiques; tandis que dans les pays à faible progrès technique, l'Égypte ou les Indes par exemple, même les détenteurs de revenus qui auraient la possibilité d'acheter ces machines n'ont pas intérêt à le faire. Nous reviendrons plus loin sur cette loi économique qui éclaire l'histoire actuelle du machinisme dans le monde.
Nous étudierons donc d'abord ici l'outillage optimum, tel que la technique moderne permet de le réaliser, et sans faire intervenir les considérations financières de rentabilité des installations.
Malgré l'opinion contraire qui prévaut encore chez les meilleurs esprits, dans le travail de la cuisinière, comme dans tout autre travail, le problème de l'équipement est secondaire auprès de l'organisation. La machine n'engendre pas l'organisation tandis que l'organisation engendre la machine. Dès les siècles derniers, il eût été possible et peu onéreux de réaliser certains aménagements rationnels (distribution d'eau en charge; meubles accessibles, à classement logique; espaces utilisés conformément au plan du travail) ; mais personne n'y pensait davantage qu'au vide-ordures. De même, à l'heure actuelle, de nombreuses cuisines modernes, pourvues d'un équipement impressionnant, sont organisées de façon absurde et perdent ainsi les deux tiers de leur efficacité.
La mentalité traditionnelle et la productivité dans le travail de la cuisine
Dans la cuisine d'autrefois, la disposition des objets se faisait sans aucune idée de ce que peut être la simplification du. travail. La ménagère devait puiser l'eau dans un puits éloigné de la cuisine. Elle devait descendre de nombreuses fois chaque jour à la cave pour y mettre « au frais » les aliments. Elle devait aller au bûcher pour y chercher du bois, etc. Dans les cuisines, en général fort grandes, les objets étaient dispersés au hasard, ou selon une tradition familiale ancienne; si bien que les objets de première nécessité étaient souvent rangés à la place la plus éloignée du lieu de leur utilisation, ou dans certains buffets très bas dans lesquels on ne pouvait puiser sans se baisser, tandis qu'une échelle était nécessaire pour atteindre d'autres objets. De plus, la cuisine se faisait dans l'âtre de la manière la plus incommode.
Les principes simples d'éducation de la ménagère commencent à se répandre. Les cours d'enseignement technique, diverses brochures et des revues comme, en France, La Maison Française, et en Amérique, Good Housekeeping, y contribuent pour leur part. La mentalité, élément fondamental du déterminisme social, évolue peu à peu. Il est passionnant d'étudier à ce point de vue l'évolution enregistrée dans les villages de campagne où l'eau vient d'être installée « par la commune ». La première année, certains habitants refusent de faire les frais d'aménagement nécessaires, prétendant que le puits suffit à leurs besoins. D'autres prennent l'eau, mais font poser un seul robinet; ce robinet est placé à la grange, au-dessus de l'auge qui sert à faire boire les bêtes, ou, pis encore, à proximité de la citerne ou du puits. Les paysans estiment facile de monter l'eau pour les besoins de la maison avec les seaux. Nous avons vu, dans un village où l'eau était distribuée depuis deux ans, restaurer à grands frais des éviers sans que le propriétaire ait encore l’idée d'y placer un second robinet, le premier étant, comme on l'a dit, à la grange. Il faut plusieurs années pour que ces nouveaux usagers comprennent l'utilité de l'eau sur un évier ; à plus forte raison faut-il en général un changement de génération pour conduire l'eau courante jusqu'aux lavabos et aux W.-C.
Les gens, qu'ils soient de la ville ou de la campagne, n'adoptent que lentement et empiriquement un usage qu'ils ignorent, même si cet usage est extrêmement avantageux pour eux.
Principes d'organisation de la cuisine
Une cuisine qui possède un grand nombre d'excellents appareils peut en perdre totalement l'efficacité, faute d'un plan rationnel. Ce plan ne peut être dressé que si l'on a effectué au préalable une étude objective des gestes usuels.
On distingue quatre cycles, essentiels dans le domaine de l'action corporelle d'un être humain :
Premier cycle : Les gestes qui s'effectuent avec les coudes le long du corps;
Deuxième cycle : L'action des bras étendus;
Troisième cycle : Le déplacement du tronc, les jambes étant immobiles;
Quatrième cycle : La marche, ou déplacement du corps tout entier.
Le plan de la cuisine doit être tel qu'il soit possible de faire les préparations culinaires usuelles sans avoir à chercher les objets nécessaires en dehors des trois premières zones de l'espace décrites par les trois premiers cycles de gestes. La cuisinière pourra alors agir en restant assise, avec le minimum de temps et de fatigue. L'étude des gestes permet à l'architecte ou au propriétaire qui organise sa propre cuisine, d'éviter les classiques erreurs d'autrefois qui consistaient, par exemple, à répartir dans des cuisines trop grandes, par la seule considération du « logement » des meubles, les objets d'usage courant, en des endroits dont l'atteinte nécessitait une véritable gymnastique et des déplacements en tous sens. Certaines ménagères placent le sel dans une boîte fermée, cette boîte dans un placard et ce placard loin du fourneau. De même, dans quatre-vingt-dix-neuf cuisines françaises sur cent, le couvercle de la boîte à ordures est manuel et cette boîte fermée est placée dans un placard dont la porte est fermée par un verrou ; il faut ainsi huit gestes pour jeter une poignée d'épluchures dans la boîte à ordures (1. ouvrir le placard; 2. tirer la boîte; 3. ouvrir la boite; 4. ramasser la poignée d'épluchures; 5. la jeter dans la boîte; 6. fermer la boîte; 7. la remettre dans le placard; 8. fermer le placard). Tandis qu'avec une boîte à ordures à déclenchement pédestre placé immédiatement à côté de l'évier, la cuisinière, restant assise, appuie avec le pied sur la pédale et laisse tomber l'épluchure au fur et à mesure de sa formation. Les huit gestes sont donc supprimés par une simple pression du pied.
La nouvelle science de l'organisation des cuisines est en plein essor. Après le grand précurseur Catherine E. Beecher[15], Lillian Gilbreth étudia pour la première fois la cuisine comme un problème de production industrielle. En 1934, la Westinghouse Electric ouvrit dans diverses villes des Instituts de cuisine.
La science de l'organisation des cuisines a encore de grands progrès à faire. Chaque année, de nouvelles enquêtes sont réalisées aux États-Unis et, de plus en plus, dans divers autres pays. On vient à peine de découvrir l'utilité des vitres transparentes permettant de voir l'intérieur du four à rôtir. Les principes premiers de l'économie des mouvements sont les suivants (ils sont évidemment, les mêmes en matière de travail industriel et en matière de travail ménager) :
I. L'utilisation maxima des membres. La main droite ne doit pas intervenir seule; la main gauche peut aussi réaliser un travail. Il y a toujours intérêt à faire travailler symétriquement les membres, si cela est possible.
2. L'utilisation de la pesanteur. Par exemple, il n'est pas nécessaire de se baisser pour mettre les ordures dans une boîte à ordures (cas du vide-ordures des immeubles).
3. L'utilisation d'outils élémentaires. Toutes les fois que cela est possible, il faut remplacer la main par un étau (pour tenir un bol de mayonnaise, un hachoir, etc.). Des durées souvent longues sont piteusement perdues faute de l'outil adéquat à la tâche qui doit être accomplie. Il est évident d’ailleurs (mais il est bon de s'en souvenir) que l'usage des petits outils n'est avantageux que si le temps nécessaire à leur entretien et à leur rangement, n'annule pas l'économie que procure leur usage.
Ces économies de gestes et d'efforts peuvent se réaliser grâce au « plan de travail », qui permet à la fois un rendement maximum des gestes de la ménagère (donc une réduction de fatigue et du temps employé) et une augmentation de l'hygiène. On appelle « plan de travail » dans l'art ménager moderne la surface plane continue constituée par l'évier, et par le dessus des fourneaux, des placards et souvent du frigidaire, de la machine à laver, etc. Ce plan forme ainsi une table qui, sans discontinuité, fait le tour à peu près complet de la pièce.
La pièce est constituée de lignes simples, de matériaux brillants et lavables. Chaque objet ayant une place précise, l'ordre s'ajoute à la netteté des appareils et donne à cette pièce, où la maîtresse de maison passe une si grande partie de son temps, une véritable beauté.
Il est impossible dans un livre comme celui-ci d'examiner en détail les interventions du machinisme dans l'appartement[16].
Il est cependant deux appareils essentiels qui ont si bien pris place dans nos habitudes qu'on oublie déjà de les considérer comme de merveilleuses conquêtes de la science : nous les prendrons pour types de la mécanisation de l'appartement ; ce sont la radio et le téléphone.
Le téléphone chez soi — ou dans une proche cabine d'immeuble — rend d'inappréciables services et évite des déplacements, simplifie ou supprime des courses en permettant les commandes. Son rôle en matière de soins médicaux est primordial, son rôle commercial et politique est considérable. De son bureau, en quelques instants, un administrateur peut entrer en communication avec un lointain correspondant (certains jours, vingt minutes suffisent pour obtenir une communication entre Paris et Washington). Le téléphone est l'un des facteurs les plus puissants d'amélioration de la productivité du travail dans le secteur tertiaire, c'est-à-dire dans ces activités assez rétives au progrès technique que sont l'administration, le commerce, la recherche scientifique, etc.
Quant à la radio, elle introduit dans les moindres foyers des éléments de civilisation intellectuelle et de culture artistique. Il est de mode de se plaindre amèrement de la médiocrité des programmes ; il n'en est pas moins vrai que la radio commence l'éducation musicale des masses populaires et que, grâce à elle, il n'est pas un jeune Européen qui n'ait entendu quelques fragments de Bach ou de Mozart. La presse parlée est d'une qualité très supérieure à la presse écrite. Des émissions comme Plaisir de la Musique, Radio-Laboratoire sont de celles que n'importe quel honnête homme peut suivre avec profit.
La radio et le téléphone jouent un rôle particulièrement important à la campagne ; ils sont, avec les voitures automobiles, les facteurs primordiaux du retour à l'habitat dispersé dont nous avons signalé l'importance pour la civilisation de 1960 à propos de l'urbanisme. Ils sont aussi et surtout des facteurs décisifs de sécurité en matière de transports maritimes et aériens.
Les machines de plus en plus nombreuses (machines à laver, à cirer, aspirateurs, frigidaires) dont la maîtresse de maison moderne se trouve dès maintenant entourée, développent peu à peu la mentalité scientifique dans les nouvelles générations; l'intuition, le flair, la chance et la fantaisie reculent devant la méthode, les mesures quantitatives, l'application et l'exactitude. La montre, la balance, le thermomètre deviennent des instruments indispensables. Les caricaturistes montrent la cuisinière travestie en contremaître d'usine et placée devant autant de cadrans et de manettes qu'un pilote de forteresse volante. Ce n'est pas la faute de la science si l'efficacité n'est acquise que par la précision, et si la conscience exclut en général le romantisme.
Il n'en est que plus nécessaire pour l'humanité de sauvegarder les réserves de poésie et de rêve qui sont manifestement des éléments essentiels de l'élan vital. Les tendances exagérément mécanistes de l'organisation scientifique du foyer devront donc être équilibrées par une solide initiation littéraire et artistique pendant l'adolescence, par l'orientation des loisirs, et, sur le plan ménager lui-même, par le cadre et le décor du foyer. J'ajoute que dans un pays comme la France, le danger d'éventuels ravages d'un excès d'esprit scientifique chez nos épouses est encore absolument théorique...
Dans son admirable livre, Mechanisation takes command, M. S. Giedion vient d'esquisser l'histoire du mobilier. Passionnante entreprise! Pour la première fois dans l'évolution de l’humanité, on étudie objectivement et scientifiquement les relations qui existent entre le service que pourraient rendre les meubles et le service qu'ils rendent en fait. Scientifiquement, c'est-à-dire sans préoccupation artistique, sans préjugé de goût, sans classement de style, — non pas que ces préoccupations soient tenues pour négligeables, mais elles ne sont plus tenues pour déterminantes. Nous sommes accablés d'histoire des styles; mais nous n'avons pas encore aperçu le déterminisme qui subordonne ces styles à la mentalité des générations; personne avant M. Giedion n'avait rendu évident que l'évolution des styles était commandée par une évolution continue de la notion de confort : nul n'avait donc fait comme lui concevoir comment et pourquoi l'évolution du meuble, et par exemple du siège, est liée à l'évolution du niveau de vie, du genre de vie, et, par suite, à l'évolution des facteurs premiers qui commandent ces facteurs mêmes : la conception du temps et de l'espace, la pensée philosophique et religieuse en un mot.
Certains lecteurs connaissent déjà l'essentiel des idées que j'ai développées dans ma Note sur la philosophie des sciences et qui paraissent de nature à éclairer divers aspects de l'histoire des idées de l'humanité : l'homme vient à peine de prendre conscience de l'existence du temps. On est frappé de la sécheresse de la notion de temps chez Platon, chez Aristote, chez Descartes… Bergson et Einstein ont, il y a moins de cinquante ans, attiré l'attention sur la richesse de la notion de durée et sur l'absence d'homogénéité pour un phénomène de durées mesurées comme identiques par un autre phénomène. Mais c'est là à peine une découverte du temps. Le temps apparaîtra de moins en moins dans l'avenir comme « une quatrième dimension de l'espace »; il apparaîtra de plus en plus comme la notion centrale autour de laquelle pourra s'ordonner une synthèse des connaissances scientifiques, morales et religieuses de l'humanité.
L'histoire du meuble confirme ce fait fondamental que jusqu'à ces récentes années l'humanité n'a pu concevoir l'abstraction que statiquement, et inversement n'a pu concevoir le statique qu'abstraitement.
Le siège primitif n'est pas adapté aux corps humains réels, il est adapté à une idée de corps humain, rigide, anguleuse et immuable. L'homme ne savait pas représenter le mouvement (le premier essai de représentation du mouvement date du XIVe siècle[17]) ; il ne pouvait donc que cristalliser et schématiser une attitude. L'artisan qui dessinait un siège le faisait donc dans le même esprit qu'un de nos enfants de cinq à huit ans qui dessine un homme assis : c'est-à-dire qu'il ne retient que l'essentiel abstrait et statique de la ligne brisée en forme de 4 que présente un homme assis vu de profil. Par suite, le siège sera le même pour tous les hommes, grands ou petits, et pour tous les emplois (lire, écrire, manger, allaiter, se reposer, etc.); il sera dur, rigide, incommode. Car, avec son sens abstrait et statique, l'artisan n'a pas vu que, quoique assis, l'homme agit, remue, s'ankylose et se courbe. Mais, ici, comme partout, l'idée que l'homme se fait des choses prime l'expérience qu'il en a ; l'idée que l'homme avait d'un homme assis occupait suffisamment sa pensée pour qu'il apparaisse impossible d'être mieux assis qu'on ne l'était; et il ne venait pas davantage à nos ancêtres le désir de perfectionner leurs sièges qu'il ne vient à un enfant de dix ans le désir de renverser le gouvernement. En d'autres termes, la conception même d'un perfectionnement possible leur était absolument étrangère, car ils prenaient pour un ordre naturel ce qui n'était qu'un ordre humain. En d'autres termes encore, l'homme prenait pour un déterminisme physique, indépendant de son action, de son vouloir, et de sa connaissance même, ce qui était la conséquence directe et entière de la conception intellectuelle qu'il s'était faite de « l'homme assis »[18].
Avant le XVIIIe siècle, le confort des sièges de la Grèce antique n'a pas été dépassé, et il a été parfois en régression très sensible.
À l'heure actuelle seulement le siège apporte une sollicitude spéciale pour les régions sensibles du corps (dos, colonne vertébrale). Le calcul de la hauteur du siège et de la position des bras est fait en fonction de l'étude du corps et, bien entendu, en fonctions de l'emploi (différentes natures de travail, repos, etc.). La beauté n'est plus recherchée indirectement dans la conformité à un idéal de richesse et d'élégance, mais directement dans la conformité à l'usage.
La statuaire des cathédrales et les miniatures permettent de connaître la posture habituelle des hommes du Moyen Âge : longues stations debout, attitudes dignes, marquant le respect de soi et le souci de la fonction sociale. Les sièges sont sans dossier, le plus souvent des bancs. Dans les églises, les clercs ont des stalles dures en bois. Le meuble gothique ne tient aucun compte de la forme du corps.
D'après une miniature de Jean Fouquet, représentant la sentence de mort du duc d'Alençon, la brillante cour du roi de France est assise sur de simples bancs de bois sans dossier. Seul le roi trône dans une chaire. Les gens de justice siègent accroupis sur le plancher pendant que six dignitaires, les conseillers du roi sans doute, sont assis sur les marches du trône royal, dans une position qui n'est pas beaucoup plus confortable que celle des gens du parquet[19].
Des tableaux flamands du XVe siècle montrent des gens assis sur des paniers renversés et de curieux bancs de paille à deux places dont le dossier à barre peut prendre deux positions, permettant de présenter l'une le dos et l'autre les pieds au feu.
M. Giedion commente diverses postures d'écrivains d'après les tableaux du XVIe siècle. Des écoliers écrivent sur des bancs, ou sur leurs genoux, d'autres possèdent des pupitres en bois. La chaise, individuelle et mobile, si classique à l'heure actuelle, n'existe pas encore au XIVe siècle et reste rarissime au XVe siècle.
En 1490, une chaise actuellement bien connue apparaît, c'est celle du palais Strozzi à Florence. Elle n'a d'abord que trois pieds; un quatrième pied fut ajouté peu après, mais au XIXe siècle la tradition de la chaise de Florence persistait encore, avec pourtant une légère inclinaison du dossier, toujours en bois plein.
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Le confort au Moyen Age est celui de l'espace; la beauté était recherchée dans l'architecture de la pièce et non dans son mobilier ni dans son décor.
Le coffre était le meuble le plus courant au Moyen Age; il servait à la fois de meuble à domicile et de malle en voyage; car les classes dirigeantes devaient, pour percevoir les fruits de leurs terres, entreprendre souvent des voyages, évidemment interminables. Mais on transportait plus facilement les personnes que les aliments.
Les vêtements n'étaient pas pendus, mais couchés horizontalement dans le coffre. Les beaux coffres, souvent faits par des artistes italiens, portent des ferrures ouvragées et des sculptures. Au XVe siècle apparaît le tiroir; les coffres sont souvent alors utilisés comme sièges ou comme tables.
Au XVIe siècle apparaissent les premières chaises tournantes et en même temps des tables pliantes et démontables.
À partir du XVIIe siècle, les meubles ne suivent plus les maîtres dans leurs pérégrinations; les châteaux restent meublés même en l'absence des maîtres. Les formes s'alourdissent; on voit naître les grandes armoires suisses ou allemandes. Peu à peu apparaît une différenciation des types, création de tables diverses selon leur usage (table à écrire, secrétaire, guéridon, etc.). Cependant, on ne rencontre guère avant la fin du XVIIIe siècle les meubles propres à la salle à manger, si caractéristiques du style « petit bourgeois » de 1900.
Les tendances actuelles
La fin du XVIIIe et le XIXe siècle jusqu'à 1920 sont caractérisés par une explosion désordonnée de styles, de modes, de recherches, de réussites et surtout d'échecs. L'homme, ébloui par les possibilités que lui ouvrent les techniques nouvelles, abandonne les normes traditionnelles, laisse libre cours à son imagination et crée à tort et à travers d'étranges produits. Cet énervement est caractéristique de la période transitoire actuelle comme de toute période transitoire; c'est celui qui est décrit dans les mythes de Prométhée, de la boîte de Pandore, de l'apprenti sorcier. Mais l'homme retombe toujours dans ses erreurs; car il est réellement difficile, à court terme, au moment où une partie de la tradition s'effondre, de reconnaître quelle partie de la tradition doit être conservée. Cette crise d'iconoclastie et de tentatives désordonnées pour créer et définir le nouvel âge, s'est manifestée -- et se manifeste encore — en philosophie, en littérature, en politique; elle est particulièrement apparente à l'heure actuelle en matière de peinture et de mode féminine. En matière d'ameublement, elle s'est manifestée d'abord par la « sans gêne posture » des Anglais au XVIIIe siècle, l'école « de la nature » (c'est-à-dire l'introduction ou l'imitation dans un appartement de fleurs et d'arbres), la « fantaisie » (boudeuses, poufs, confidentes, back to back seats), l'horreur du vide (bibelots, accumulations de tapis, de souvenirs de voyages, de tableaux et de dessins), le rococo, etc.
Ici comme ailleurs, c'est par la technique que l'on sort de cette crise engendrée par la technique; c'est le développement de la science expérimentale qui met fin à la crise provoquée par l'irruption de la mentalité expérimentale dans la mentalité du rationalisme traditionnel. Ce qui s'avère, à l'expérience, conforme au complexe équilibre humain est adopté ; ce qui s'avère inutile ou nuisible est rejeté. Le mouvement commence avec l'hygiène, le lavabo, l'équipement du cabinet de toilette, et de la salle de bain; ici la technique commande, l’imagination est étroitement contrôlée par l'action. Les erreurs mêmes de la crise servent à quelque chose; l'artisan a acquis la souplesse et l'habileté nécessaires pour servir les strictes directives du technicien. Le wagon-restaurant, le wagon-lit sont les premiers cadres de l'esprit nouveau, parce qu’ils autorisent et imposent à la fois une conception, et par suite une esthétique entièrement nouvelle : il faut apporter dans un minimum de place un maximum de confort[20]. La réelle réussite des wagons-lits actuels a pour les artisans et pour le public une grande valeur éducative. Les hôtels jouent également un grand rôle dans la diffusion de la nouvelle mentalité : l'homme qui s'est servi plusieurs jours d'un équipement commode, facile à nettoyer, adapté à ses besoins, perçoit le déterminisme de l'utile; il en vient vite à trouver sales et laides les inutiles complications du vieux style. Ainsi évoluent, lentement mais sûrement, d'abord le goût, puis le sens artistique. Les meubles de bureaux et leurs machines, les hôpitaux et leurs salles d'opération, les coiffeurs et leurs fauteuils articulés, les théâtres et cinémas, les voitures automobiles et les autocars, le mobilier de camping, exercent de même sur les constructeurs et sur le public une influence qui hâte l'évolution.
Ainsi, l'on considérait autrefois les meubles comme des ornements ou des souvenirs de famille; accessoirement ils servaient à ranger des objets. C'était l'occasion d'entassements variés, qui ne facilitaient guère l'accès aux objets journaliers.
Le meuble moderne n'est conçu ni en fonction d'un idéal esthétique, ni en fonctions d'habitudes traditionnelles, mais en fonction de son usage. Le meuble n'est plus adapté (tant bien que mal le plus souvent) à la pièce: Ainsi le déterminisme action-mobilier-logement se substitue au déterminisme logement-mobilier-action; car les architectes ne construisent plus (ou plutôt ne devraient plus construire) pour faire « une belle salle », qui servira ensuite aussi bien de chapelle que de salle à manger, de salle des gardes ou de bibliothèque. Ils construisent une chapelle, ou une bibliothèque, etc. La notion de beau n'est pas effacée, mais transposée, et, à notre sens, retrouvée dans son essence : car le beau n'est plus explicitement dans la donnée, mais il est nécessairement dans la méthode. Car si la bibliothèque est objectivement conforme à l’usage qui en est attendu, elle sera belle; et inversement si elle n’est pas conforme, elle sera laide.
Autrefois, l'artisan se préoccupait d'abord de faire beau. Il construisait le Château de son Idéal, la Salle, le Meuble. Maintenant, il se préoccupe de faire utile (c'est-à-dire conforme à l'usage matériel, intellectuel et affectif que tels hommes en feront); mais la beauté reste le critérium de la réussite. Si l'œuvre n'est, pas belle, c'est qu'un élément au moins de la solution n'a pas été aperçu ou a été négligé[21].
Telle est à notre sens, interprétée à la française, la notion réellement fondamentale que les Américains désignent sous le nom de streamline : de la locomotive et de l'avion, elle s'étend aux bâtiments et aux meubles, et jusqu'au moindre instrument ménager.
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Les descriptions qui précèdent montrent ce que l'homme est dès maintenant capable de réaliser en matière de bien-être individuel. Elles n'impliquent pas que ce développement des arts ménagers puisse être obtenu partout dans le monde.
En effet, les équipements individuels consomment une quantité énorme d'énergie mécanique. Pour assurer le chauffage central à chaque Français, il faudrait deux tonnes de charbon par tête et par an, pour le seul chauffage familial, soit autant de charbon que la France a consommé au total en 1949. Pour donner à chaque ménage français l'équipement ménager moyen des États-Unis, il faudrait multiplier par trois notre consommation d'électricité, et donc aussi notre production.
Les deux tableaux qui suivent donnent une idée des consommations de l'énergie électrique dans le monde actuel.
Nous retrouvons dans le premier d'entre eux les disparités auxquelles l'étude du niveau de vie nous a habitués : de la Turquie à la Norvège, l'écart entre les consommations par tête d'habitant est de 1 à 130; la France consomme, par tête, trois fois moins d'électricité que la Suède et que la Suisse.
Le second tableau montre avec quelle rapidité se développe la consommation américaine : de 1939 à 1949, elle a pratiquement doublé. Le développement des arts ménagers est donc étroitement lié au développement économique général.
Plus spécialement, l'équipement du foyer obéit aux mêmes lois économiques que l'équipement industriel : il dépend essentiellement du « couple » des prix secondaires et des prix tertiaires. Dans les pays pauvres, les prix des machines et de l'énergie (prix secondaires) sont très élevés par rapport au prix de la main-d’œuvre (tertiaire); il n'est donc ni rentable pour l'individu, ni avantageux pour la collectivité, de substituer la machine à l'homme. Au contraire, dans les pays riches, les prix secondaires sont faibles par rapport au coût de la main-d’œuvre, et la mécanisation engendre la mécanisation[22].
[1] . Ce chapitre a été écrit avec la collaboration de Françoise Fourastié. Une importante partie de la documentation non utilisée ici a servi pour la rédaction de notre ouvrage, Les arts ménagers (Coll. Que sais-je ?).
[2] Milieu et techniques (Sciences d'aujourd'hui, Albin Michel, 1943-45). Nous estimons nécessaire de citer ici la belle page où l'auteur décrit les grandes lignes de nos connaissances sur le passé de l'humanité : « (le lecteur) doit tout d'abord se pénétrer de cette idée fondamentale qu'on ne sait à peu près rien du passé des peuples ou des races. L'Évolution démontre que l'Homme que nous connaissons (Homo sapiens) a été précédé par un être plus fruste (Homo faber) qui ne possédait pas les formes supérieures des techniques, de l'art et de la religion, et que cet être lointain paraît lié, aux confins du Tertiaire et du Quaternaire, à des formes supérieures d'anthropoïdes. Que sait l'Histoire sur les mêmes points ? Elle ignore tout des anthropoïdes supérieurs du tertiaire, elle ignore où et quand le plus fruste Homo faber est apparu, où et quand le plus fruste Homo sapiens lui a succédé, quand et comment la ou les races primitives se sont divisées pour donner naissance aux grands troncs actuels, ce qui est advenu de chacun de ces troncs depuis son origine. Elle sait par contre qu'en des temps très lointains (qu'elle ne peut faire concorder), en Allemagne, vivait un être qui n'a laissé qu'une mâchoire, l'homme d'Heidelberg ; à Java un autre être, le Pithécanthrope, qui a laissé quelques boîtes crâniennes et un fémur ; en Chine un troisième être, l'Homme de Pékin, qui a laissé une série de crânes incomplets ; c'est tout pour tracer l'histoire mondiale d'une période à laquelle les géologues accordent une durée de 500 à 2 000 siècles. Par la suite, les documents croissent en nombre, mais l'exemple d'un des derniers Homo faber, le mieux connu, l'homme de Neandertal, n'est pas très brillant. On a une ou deux centaines d'individus fragmentaires en Europe et en Asie Mineure, puis un crâne bien plus récent en Afrique australe, deux morceaux à Java qu'on ne peut pas dater avec précision, une boîte crânienne de Java qui ressemble beaucoup au crâne d'Afrique australe ; c’est tout pour une période d'au moins 200 siècles... À partir de cette frontière si vague de l'Homo faber, on pénètre dans le maquis des 100 à 200 siècles d'histoire intense de nos ancêtres directs. Pour l'Occident, après la longue période de l'âge du Renne, on peut se déclarer satisfait : entre la Norvège, l'Égypte, la Grande-Bretagne et la Hongrie, on connaît assez bien ce qui s’est produit depuis le néolithique ; dans le Proche-Orient et la Russie, on sait bien des choses sur certains points et peu sur les vastes espaces qui séparent ces points. En Afrique, on en est au même état qu’en Europe pour l'Homo faber, en Extrême-Orient on en sait moins encore ; en Asie méridionale, en Océanie, en Sibérie, en Amérique, on possède à peine des bribes arrachées au sol superficiel, sans liens solides : autant dire que l'Histoire nous échappe. » (L'homme et la matière, p. 929).
[3] Comme on vient de le voir, l'immeuble tend à s'incorporer un nombre de plus en plus grand de meubles et d'accessoires autrefois portatifs ou inexistants; il n'en est pas moins certain cependant que les objets mobiliers et les machines portatives tiennent toujours une grande place dans le confort moderne.
[4] Il faut remarquer toutefois que beaucoup des paysans chassés de leur terre ont trouvé des habitats nouveaux dans un autre continent : c'est le problème de l'émigration moderne, conséquence directe du progrès technique. Cependant, depuis 1914, ces courants d'émigration, économiquement nécessaires, ont été taris par les décisions politiques des pays neufs; ces décisions politiques sont graves pour l'humanité considérée dans son ensemble; manifestations de l'égoïsme naturel des populations riches, elles accroissent les difficultés sociales des vieux peuples civilisés de l'Europe et de l'Asie. Les nouveaux riches ferment leurs territoires aux anciens riches. Cela paraît aux nouveaux riches le moyen de conserver leurs richesses et leur niveau de vie élevé. Mais, à long terme, on s'aperçoit que la vieille Europe et la vieille Asie ont quelques autres moyens de troubler la quiétude des « splendides isolés » et ceux-ci paient cher leur politique à courte vue ! Ici, comme presque toujours en matière sociale, le long terme n'est pas homogène au court terme, et les peuples feraient mieux d'obéir aux règles morales de la charité et de la solidarité humaines, que de se fier aux apparences des avantages immédiats. Nous ne pouvons malheureusement que signaler l'importance de ce problème des migrations internationales en période de progrès technique, sans avoir la possibilité de l'approfondir ici.
[5] Cf. La Charte d'Athènes, préface de Jean Giraudoux... Les problèmes modernes de l'habitat ont en France d'illustres champions comme M. Le Corbusier.
[6] Je ne reprends pas ici, quoique je le juge essentiel, le classement que j’ai esquissé dans Regards sur les nouvelles formes de la civilisation économique, entre les villes impériales (Paris, Rome), les villes résidentielles (Stockholm) et des compromis bâtards (Londres).
[7] M. Gravier a, l'un des premiers parmi nous, saisi et mis en évidence le problème du dispersement géographique des lieux de production. On lira avec profit son beau livre, Paris et le désert français.
[8] Quelques lecteurs parisiens pourront croire que cet exemple est choisi parmi les cas exceptionnels. Qu'ils se documentent donc sur la situation de l'enseignement du premier degré dans les campagnes françaises.
[9] Exemple en France, le centre de Sotteville-lès-Rouen, construit par Marcel Lods. De manière générale, on peut dire que les constructions qui commencent à sortir de terre à l'heure actuelle pour la reconstruction de nos villes témoignent d'un immense progrès par rapport à celles qui ont suivi la première guerre mondiale.
[10] Cf. sur toutes ces questions les Cahiers du Centre scientifique et technique du bâtiment. Le coût du mètre carré d'appartement urbain est de moins de 100 $ à New-York (soit 50 salaires horaires moyens dans la profession du bâtiment); il est de plus de 16 000 fr. à Paris (soit 150 salaires horaires moyens). Cf. La construction immobilière à New-York, dans les Cahiers ci-dessus cités, 1er trim. 1950.
[11] Sans doute la lampe à huile est-elle connue de l'homme depuis une haute antiquité. M. l'abbé Cognet m'a fait connaître que des hommes comme Jansénius lisaient et écrivaient des nuits entières à la lueur d'une lampe à huile. Il fallait pour cela une certaine aisance et... un fier tempérament.
[12] Des réclamations ont été faites fréquemment à ce sujet et des stations peuvent être déplacées pour ce motif; il existe d'ailleurs des distributeurs silencieux dont l'usage se généralise.
[13] Des maisons de Corte (en Corse), datant de 1750, comportent des vide-ordures, qui se trouvent d'ailleurs à l'heure actuelle dans un état de repoussante malpropreté.
[14] Catherine Beecher, sœur de Harriet Beecher-Stowe, auteur de Uncle Tom's Cabin (La case de l’oncle Tom), écrivit en 1841 Treatise on Domestic Economy, puis, en collaboration avec sa célèbre soeur, écrivit The American Woman's House, dédié à la femme américaine ; le livre traite les questions de la vie domestique et leur aspect social. Avec Catherine Beecher commence la « science ménagère ».
[15] Dans son livre, The American Woman's House, dont nous venons de parler, Catherine Beecher se préoccupe du plan rationnel des cuisines : elle constate autour d'elle que « le matériel de cuisine et les ustensiles, l'évier et la salle à manger, sont à de telles distances que la moitié du temps et des forces est employée en allées et venues pour rassembler puis ranger les choses employées ». Elle étudie la cuisine des bateaux « qui doit contenir chacun des articles et ustensiles employés pour la cuisine de 200 personnes, de telle façon qu'en un pas ou deux le cuisinier puisse atteindre tout ce dont il a besoin ». Ainsi les transports ont eu et exercent encore une très forte influence sur les cuisines. Dès 1869, Pullman prit le brevet d'invention du dining-car.
Une autre Catherine, Catherine Frederick, inscrit, son nom en tête de la science moderne du ménage, en publiant en 1913 une étude de première valeur, The new Housekeeping, dans le Ladies Home Journal.
[16] Cf. notre petit livre Les arts ménagers, col. « Que sais-je ? », P. U. F.
[17] Par Nicolas Oresme, évêque de Lisieux. Cf. Giedion, Mecanisation takes command, p. 15 sq.
[18] Si j'insiste sur cette question, c'est que ces problèmes de mentalité dominent l'évolution de l'humanité. Le comportement des hommes d'aujourd'hui est encore en grande partie réglé par les mêmes réflexes; les neuf dixièmes de nos outils, de nos meubles et de nos méthodes de travail, sont encore aussi peu adaptés à nos objectifs que la chaise du Moyen Âge au siège des conseillers du roi. J'écris d'ailleurs ces lignes assis sur une chaise qui a cinq centimètres de trop pour la table; et peu de lecteurs pourront s'en amuser, car rares seront ceux qui, d'ici cinquante ans, les liront dans des conditions excellentes.
[19] Le mot « parquet » vient du mot « parquer »; il signifie d'abord « local séparé », puis le plancher de ce local, puis le corps qui « siégeait » sur ce plancher.
[20] Cependant, ô puissance de la mentalité, les premiers sleeping-cars sont fort mal adaptés aux besoins du voyage; on transporte dans le wagon les meubles de l'appartement : le fameux train de Napoléon III (1857) est typique à cet égard. C'est Georges Pullman (1865) qui commença la révolution.
[21] Bien entendu, l'artisan qui n'a pas le sens esthétique ne parviendra pas au but. Dans sa recherche de l'utile, il lui manque l'essentiel : le sentiment de la continuité et de la complexité des problèmes à résoudre. Le goût et l'art sont des intuitions indispensables pour éviter les graves erreurs auxquelles conduit une recherche étriquée du but immédiat. Je dirais volontiers que le beau est l'intuition, non pas exactement de l'utile à court terme, mais de l'utile à long terme (c'est-à-dire conçu dans l'évolution même de l'humanité et de ses connaissances matérielles, intellectuelles et morales).
[22] Par exemple, une petite machine à laver sans appareil de chauffage coûte en 1950 en France 35 000 fr., soit environ 500 heures de femme de ménage. La même machine à laver coûte aux États-Unis 50 dollars, soit 50 heures de femme de ménage. La même machine à laver coûte en Égypte et dans l'Inde de 3 000 à 5 000 heures de femme de ménage.
Les écarts sont aussi grands en ce qui concerne le prix de l'électricité.
Je n'insiste-pas ici sur l'évolution du « couple » des prix secondaires et tertiaires, que j'ai déjà évoquée dans la section III du chapitre III du présent ouvrage, et dans le chapitre V du Grand Espoir du XXe siècle. Il est évident que la valeur de ce couple est l'élément déterminant du phénomène de mécanisation.