jean fourastie

Voici la conclusion génrale de Machinisme et Bien-Être de Jean Fourastié.

 

 

CONCLUSION GÉNÉRALE

 

Les sept chapitres qui précèdent ont clairement démontré, je l'espère, la puissance du déterminisme qui lie le niveau de vie des peuples à la productivité de leur travail, donc à la valeur scientifique de leurs méthodes de production.

Nous pouvons écrire maintenant que la productivité du travail est la variable motrice de l'évolution économique contemporaine. Non seulement elle est l'un des facteurs de l'amélioration du niveau de vie, comme les Soviets ont commencé à l'apercevoir vers 1925-1930 et les Américains vers 1935, mais elle est le facteur prépondérant et dominant, car elle détermine ou conditionne en grande partie les autres : rentes, profits[1], valeur et appropriation privée du capital, structure géographique, structure professionnelle, salaires et hiérarchie des salaires, structure et action sociales...

Dans cet écheveau naguère inextricable de causes et d'effets, d'actions et de réactions, apparaît un ressort moteur, et ce ressort est important non seulement parce qu'il est moteur, mais encore parce qu'il est possible aux hommes d'agir sur lui.

La consommation résulte de la production. Pas d'accroissement du niveau de vie sans accroissement de la production. Il est illusoire de poursuivre à court terme l'amélioration du pouvoir d'achat des salaires par rapport à tous les biens et services consommés; il n'y a d'amélioration substantielle du rapport salaires/prix que pour certains produits seulement, ceux pour lesquels, au cours de la période envisagée, une importante réduction des profits ou un accroissement de la productivité du travail est enregistré. Ceci est une conséquence de la loi de la valeur.

Mais la consommation croissante change de structure à mesure qu'elle croît, et l'accroissement du niveau de vie exige ainsi non seulement un accroissement de la production, mais un changement de la nature des biens produits, c'est-à-dire une évolution de la structure de la production. Or, la structure de la production résulte de la répartition de la population active selon les différentes professions. Il existe donc une quasi-identité fonctionnelle entre les trois phénomènes suivants :

1) Structure de la consommation des masses,

2) Structure de la production ou revenu national,

3) Structure de la population active.

Si l'on veut modifier la première de ces structures (et cela est nécessaire pour accroître le niveau de vie, puisque la consommation change de structure à mesure qu'elle croît), c'est sur la troisième qu'il faut agir, car elle seule dépend directement à moyen terme de la volonté des hommes et elle seule est déterminante des deux autres et non déterminée par elles.

Les phénomènes économiques sont donc essentiellement des phénomènes de population active. Les faits monétaires et budgétaires, le crédit, ne sont qu'un écran entre la consommation et la production. Pour juger de leurs effets sur le niveau de vie, il faut juger de leurs effets sur la répartition de la population entre les diverses professions et sur le volume de leur production. En d'autres termes, la conception financière de l'économie, qui s'était imposée aux économistes classiques parce qu'elle était efficace et valable en période traditionnelle, et qui, par la force de la tradition, a prévalu jusqu'à ce jour dans la plupart des pays (par exemple sous sa forme keynésienne), se révèle incomplète et de plus en plus inefficace, parce qu'elle conduit à penser en termes de richesses et de capital, de recettes, de profits et de rentes, alors qu'il faut penser en termes de travail.

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La productivité du travail résulte des conditions naturelles dans lesquelles se trouve placé le travailleur et de la méthode employée par lui. Ces deux séries de facteurs — la seconde plus immédiatement que la première, mais toutes deux très efficacement à long terme — sont sans cesse modifiées et améliorées, modifiables et améliorables, par le progrès technique, sous l'influence du progrès scientifique. Des conditions naturelles qui ne permettaient pas même la vie humaine en 1700 (plateau du Canada, Sibérie centrale) fournissent maintenant une énorme contribution à la vie du monde. Le moteur de l'économie contemporaine est donc en définitive le développement de la connaissance scientifique.

L'évolution économique étant ainsi dominée par l'évolution des techniques, et celle-ci par l'évolution des sciences, les domaines des connaissances économiques et des sciences dites exactes, qui apparaissaient naguère hétérogènes, se trouvent maintenant unifiés, en ce sens qu'il est impossible de concevoir l'économie en faisant abstraction de la technologie et donc de l'ensemble des sciences expérimentales.

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L'histoire économique n'est qu'une branche de l'histoire. Il n'est possible de faire une synthèse que si, en plus des faits économiques, on étudie les faits démographiques, sociaux et politiques ; à notre époque surtout les faits politiques dominent et ce sont certainement eux qui, d'une manière prépondérante, orientent le monde futur.

Il n'était pas question pour nous de tenter ici de telles synthèses; notre objet ne pouvait être que de fournir quelques matériaux à ceux qui les tentent. Nous devons toutefois mettre en garde certains esprits qui se contentent de peu, contre une interprétation erronée des seuls faits économiques qui sont rapportés ici : cette interprétation consiste à attribuer au régime politique le bénéfice du progrès économique réalisé depuis cent ans. En réalité, l'on doit dire que le progrès technique a engendré un progrès économique, non pas tant grâce au régime politique et juridique, que malgré lui. En défendant la propriété, notre droit défend ses attributs nécessaires, la rente et le profit. L'entrepreneur recherche le profit; pour l'obtenir, il recherche le progrès technique et il engendre ainsi le progrès économique; ce n'est donc qu'accessoirement, en dehors de la volonté et même de la conscience de l'entrepreneur, et par conséquent aussi tard et aussi peu que possible, que la recherche du profit aboutit ainsi au progrès social. Il se creuse ainsi des abîmes de plus en plus larges entre le réel et le possible; ici nous n'avons étudié que le réel, mais il suffit de réfléchir sur maintes pages de ce livre pour apprécier ce qui eût pu être obtenu avec la technique actuelle si seulement les conditions politiques, juridiques et sociales avaient été en France moins défavorables au progrès.

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C'est donc l'accroissement des connaissances scientifiques qui permet l'amélioration du niveau de vie des peuples. Encore faut-il que l'homme, ayant pris conscience des déterminismes lui sont imposés par le monde sensible, les applique aux réalités quotidiennes de la production des biens et services consommables : encore faut-il, en d'autres termes, que le progrès scientifique soit transformé, incarné, en progrès technique. L'observation du monde actuel montre qu'il existe un sensible écart entre progrès scientifique, et progrès technique, puisque les connaissances scientifiques sont en général mises dès leur découverte à la disposition de l'ensemble de l'humanité, tandis que la technique a progressé d'un rythme si différent de l'Inde et de la Chine, à l'Occident, et d'autre part des civilisations païennes, hindoues et musulmanes, aux civilisations chrétiennes. Les causes qui ont ainsi amené une fraction de l'humanité à prendre sur une autre fraction une avance, d'abord scientifique, puis technique, imprévisible pour l'observateur des premiers millénaires de l'histoire, sont encore inconnues; leur recherche est une des tâches essentielles de notre génération; c'est en effet la recherche même des facteurs du progrès humain.

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Mais la confusion des idées est encore si grande que la notion même de progrès humain, en ce milieu du XXe siècle, reste contestée par la presque totalité des philosophes occidentaux. Les sciences économiques et sociales ne font aucune place à la notion de progrès; ce mot même n'a, dit-on dans les classes, aucun sens scientifique. Les maîtres intellectuels de nos générations, Huxley, Mauriac, Duhamel, Sartre... répètent à longueur de colonnes imprimées, que l'humanité parvient au seuil de l'apocalypse ou tourne sans trêve dans un cercle infernal. Ils n'ont que trop de facilité à illustrer leurs thèses des effroyables aventures dans lesquelles la période transitoire a jeté l'humanité.

Mais des mouvements à long terme, nul ne semble se préoccuper. Du passage des masses populaires d'une vie végétative à une vie moins strictement physique, nul ne semble s'apercevoir. De la disparition des famines dans le monde occidental, nul ne dit mot. Du développement de la culture intellectuelle, de l'accession d'une foule croissante d'hommes à l'enseignement supérieur, de l'accroissement extraordinaire des moyens de connaissance artistique, nul ne se félicite. Nul ne parait soupçonner les facteurs favorables à l'individualité que comporte la civilisation tertiaire. Tel homme qui, il y a deux cents ans, n'aurait pas même appris à lire, et qui n'est parvenu à un âge avancé que par les progrès de la médecine, profite des vitres de ses fenêtres, du chauffage central de son appartement, et des 300 000 exemplaires du journal où il écrit, pour faire savoir à l'humanité qu'elle est parvenue au dernier stade de la barbarie...

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On peut résumer l'influence du progrès technique sur la vie matérielle des hommes en disant que le progrès technique libère les hommes du travail servile; il accroît la durée de leur vie; il augmente leur autonomie par rapport aux besoins physiologiques et par rapport au milieu extérieur; il autorise le passage d'un stade végétatif de vie à un stade spéculatif; il permet à l'homme moyen d'accéder à l'enseignement supérieur et lui ouvre ainsi la voie de la civilisation intellectuelle.

Sans doute dira-t-on que si le bilan de l'économiste est largement favorable, ceux du moraliste et du sociologue ne le sont pas. Il est vrai que la civilisation court maintenant de grands risques et les symptômes du mal ne sont que trop évidents. Mais je ne crains pas que le lecteur pèche par excès d'optimisme; si cela était, je lui laisserais le soin de s'informer des malheurs qui menacent l'humanité auprès de nos pessimistes patentés. Mon travail est de faire connaître au grand public les résultats de mes études dans le domaine économique, c'est-à-dire dans le domaine relatif aux rapports de l'homme avec les choses. Mon travail est d'attirer l'attention sur ce fait que les facteurs favorables au développement d'une puissante civilisation intellectuelle de caractère individualiste, sont nombreux dans l'évolution économique actuelle et que rien n'autorise à affirmer que les facteurs défavorables l'emporteront.

Les dérèglements du monde présent proviennent à mon sens des erreurs naturelles qu'engendre dans l'esprit humain le spectacle confus de la période transitoire entre la civilisation traditionnelle et la civilisation tertiaire. Rien n'est plus facile (pour nous autres hommes qui vivons si peu de temps) et rien n'est plus dangereux, que de prendre pour sens de l'histoire ce qui n'est que le sens de quelques années d'histoire.

Il faut bien comprendre que le domaine des connaissances humaines ne ressortit pas uniquement à la méthode scientifique, et qu'ainsi progrès scientifique et progrès technique n'impliquent pas nécessairement progrès humain (je veux dire progrès de l'homme total). C'est une erreur aussi dangereuse de dénigrer le progrès technique en dénonçant la stagnation morale de l'humanité, que d'attendre de ce même progrès technique la solution de tous les problèmes humains.

Plus précisément, je crois que le mal essentiel de notre siècle résulte de la difficulté où nous nous trouvons de distinguer dans la tradition ce qui est du domaine scientifique et doit donc sans cesse être révisé, et ce qui est du domaine moral et religieux et doit donc très probablement être conservé ou n'être que très prudemment modifié[2].

La Montagne, lundi de Pâques 1950.



[1] Nous l'avons montré au chapitre IV : les pays pauvres sont les pays à fortes rentes ; plus la productivité est faible, plus les rentes et profits sont élevés par rapport aux salaires.

[2] C’est à la solution de ce problème clef que je me suis attaché dans ma Note sur la philosophie des sciences.