jean fourastie

Jean Fourastié évoquait quelques chefs d’œuvre de l’art qui lui semblaient révéler un aspect important de l’humanité ; il les révèle au début de ce texte, publié en 1962 dans La grande métamorphose du XXe siècle. Pour lire le texte en pdf, cliquez ici

S'il me venait un ami d'une autre planète et qu'il n'eût que quelques heures pour envisager l'humanité, je lui montrerais de l'homme et de la condition humaine une ville et cinq toiles peintes : ce seraient la ville d'Istamboul et les cinq toiles : l'Amour sacré et l'Amour profane; l'enterrement du Comte d'Orgaz; l'enseigne de Gersaint ; un paysage d'Auvers-sur-Oise ; la Junte des Philippines. Il serait trop long et ce n’est pas mon propos de justifier ici ces choix; je veux seulement saluer La Junte avant qu'elle ne quitte Paris[1].

 Elle y fut médiocrement reçue. Le visiteur arrivait à contre-vue ; s'il voulait prendre la distance nécessaire, i1 était débordé par la foule qui, pensant avoir « tout » vu, coulait vers la sortie ; la toile, trop et mal éclairée, restait hermétique. N'accablons pas les organisateurs ; dans ce bazar Jacquemart André, il n'y avait pas un lieu qui convînt.

Sans doute aurait-on pu éviter les vitrines brillantes qui accentuaient la rupture des lumières, mais il était impossible de surmonter le désaccord radical qui existe entre une œuvre de sensibilité intérieure et le saugrenu poussiéreux de cet hôtel fin de siècle. La seule solution est de laisser à Castres ce qui s'y trouve si bien. Cela nous donne l'occasion de redire combien un beau musée de province peut l'emporter sur une exposition parisienne. À Castres, la Junte se fait découvrir de loin ; elle a reçu la lumière et la solitude qui lui conviennent ; elle est le joyau d'une collection précieuse et restreinte, de l'évêché seigneurial qui l'abrite, de la ville à laquelle elle fut léguée ; il n'est pas jusqu'au voisinage des souvenirs de Jaurès qui ne contribue à faire saisir sa signification et son prestige.

En effet, qu'il s'agisse du Gouvernement des Philippines ou de l'administration d'une corporation commerciale, c'est d'un acte politique qu'il s'agit. Cet homme chamarré, qui trône au centre de l'estrade, c'est le Roi ; il s'est entouré de conseillers pour rendre ses décrets. Mais voilà la réalité et voilà la leçon : entre ce qu'il faudrait que le Roi sût pour gouverner correctement et ce qu'il sait, il y a la différence du jour à la nuit.

L'intention de Goya est confirmée par l'esquisse de la Junte qui appartient au musée de Berlin et qui se trouvait aussi exposée au musée Jacquemart-André. Cette esquisse est presque totalement noire ; c'est exactement en aveugle que le Roi décrète.

Dans la grande toile du musée de Castres, la représentation est plus évocatrice encore de la réalité. Les signes s'y distinguent; nous voyons ces ministres et ces conseillers, ces maîtres des requêtes, ces auditeurs; nous pouvons même juger de leur personnalité, de leur volonté, de leur vanité ou de leur ennui. Mais, à la réflexion, il s'avère que nous croyons les saisir plutôt que nous ne le faisons; l'atmosphère brumeuse et le clair-obscur (que la grande salle de Castres révèle exactement) rendent incertains et mouvants le Conseil et ses membres ; nous ne saisissons en fait que des fantômes; ou plutôt de cette réalité complexe, nous prenons conscience de ne percevoir que quelques apparences, certains aspects peu nets, partiels, arbitraires et changeants. Mais ce Roi, de ce Conseil réuni pour l'éclairer, de ces hommes payés et nantis pour l'instruire, quelle quantité d'information sur le réel peut-il recevoir?

Sans parler des déformations qu'impliquent ces visages possédés par les passions ou par l'ambition, paralysés par l’hypocrisie ou annulés par la sottise, qui ne voit que, dans cette salle, la difficulté de percevoir par la vue n'est que le signe de la difficulté de percevoir par l'oreille, ou par tout autre moyen de communication. Les idées circulent beaucoup plus mal encore que la lumière et les paroles ; chaque cerveau humain, enfermé dans son corps physique comme un chevalier du moyen âge dans son donjon, ne perçoit du réel n'un infime, arbitraire et incorrect reflet. Entre la réalité du peuple et de la terre des Philippines et l'image qui en parvient aux neurones de ce Roi, il y a la distance qui sépare le soleil tropical qui brille à dix mille kilomètres des fenêtres orientales de ce palais madrilène, de la pâle lueur qu'elles diluent.

Il me semble que la conscience de ces difficultés est présente dans une partie de l'œuvre de Goya, et est l'une des sources de sa sensibilité, de sa conception du monde, de son pessimisme. Il ne s'est pas consolé, il ne s'est pas relevé de sa découverte, de son observation, de sa constatation quotidienne et irrécusable, que ces Rois, ces Conseillers d'État, ces Généraux, placés (par Dieu) à la tête des peuples, sont de pauvres bonshommes comme les autres ; le contraste qui existe entre leurs uniformes chamarrés et la viduité de leur crâne, explose en dérision picturale et en désastres sociaux.

Mais en approfondissant ces apparences que sont la sottise, l'ignorance, l'égoïsme, la viduité, c'est le défaut d'information que l'on découvre, la difficulté biologique et psychologique de faire entrer dans un cerveau humain une quantité suffisante d'information sur le monde extérieur.

Goya ouvre ainsi le thème moderne qui sur le plan scientifique a donné la cybernétique, et sur le plan artistique et littéraire, entre autres œuvres cinématographiques contemporaines, Roshamoun et L'année dernière à Marienbad. Mais ceci indique que Goya avait probablement tort de déduire de sa lucide et valable observation une conception désolée de l'humanité et de l'univers.

Parmi les génies qu'a produits l'humanité on peut distinguer le groupe de ceux qui, comme Malthus ou Karl Marx, ont décelé des lois millénaires au moment où ces lois allaient cesser de s'appliquer, tandis qu'un autre groupe a annoncé des possibilités qui n'étaient pas encore réalisables. On peut espérer aujourd'hui que Goya appartient au premier groupe.

Il est vrai que sa découverte est tragique; il est qu'elle est incontestable. Enfermé dans la routine de sa pensée unique, produit de son cerveau unique et vite sclérosé, l'homme ne peut effectivement saisir de l'humanité mouvante et de l'univers complexe que des informations dérisoires ; de là l'un des éléments majeurs de la difficulté de gouverner (et de diriger une entreprise, de conduire: une famille, d'enseigner dans une classe, comme de gouverner une Nation). C'est bien là un facteur prépondérant et dramatique de la condition humaine.

Mais lorsque nous découvrons nos servitudes, nous ne devons pas nous abandonner à la tristesse. Ces infirmités dont nous prenons conscience, elles existaient depuis des dizaines de milliers d'années, et cependant nous avons survécu. Nous humanité, nous ne devons pas nous accabler de la conscience que nous prenons de la réalité de notre état ; nous devons nous en réjouir au contraire, car cette conscience est la première étape de notre amélioration.

Cette infirmité millénaire dont nous prenons conscience; nous pourrons l'atténuer et peut-être la surmonter. Nous créons la science de l'information et les techniques de communication. Déjà nous savons faire fonctionner d’une manière encourageante de grands groupes de savants comme les équipes de fusées spatiales ou notre Commissariat au Plan. Goya, vous nous aidez à identifier les obstacles de notre route ; vous êtes notre grand camarade de travail

[1] Ce texte a été publié dans la revue hebdomadaire Arts à la fin de l'exposition Goya organisée au musée Jacquemart-André en 1961-62.