jean fourastie
En prenant la parole ce soir, je me sens dans une position relativement confortable, non seulement parce que je vais surtout parler de l'avenir, et que vous aurez oublié mes propos quand cet avenir se produira, mais aussi parce que le thème que je vais aborder n'est pas directement centré sur le problème du chômage, ce qui m'est d'autant plus facile que j'adhère aux propos d'Edmond Malinvaud et, en particulier, à ses conclusions et que beaucoup dans cette salle savent que j'ai été et demeure un adepte de la dissociation du travail et du revenu en ce qui concerne les rémunérations des personnes peu qualifiées.
Je voudrais aborder un autre aspect de la transformation de la société contemporaine. Si nous regardons les sociétés et notamment les sociétés occidentales sur une longue période, nous voyons bien qu'elles sont successivement associées à des systèmes de production différents. Nous avons connu des sociétés dans lesquelles l'agriculture jouait un rôle dominant, puis ce fut le cas de l'industrie. Aujourd'hui, on appelle quelquefois la société en train de naître une société d'information. L'expression ne signifie pas qu'il n'y aura plus d'agriculture ou d'industrie, mais que les activités de création, d'échanges, de stockage de l'information seront essentielles à la poursuite des autres activités humaines. Cette évolution aura une influence sur les formes d'emploi. Dans les décennies qui ont suivi immédiatement la seconde guerre, les formes d'emploi se sont alignées sur un modèle dominant qui, d'une certaine manière, était considéré par les hommes et les femmes comme normal et, en quelque sorte, idéal.
Ce modèle se caractérisait par quatre traits : la présence sur le lieu de travail ; un horaire réglementaire, c'est-à-dire pour le travailleur la liberté, en dehors de cet horaire, et l'obligation d'être présent à l'intérieur de cet horaire ; une rémunération fixe ; et enfin un contrat à durée indéterminée et précisant en conséquence les modalités de rupture ou de cessation de ce contrat. On a vu ce modèle se développer, puisque des professions qui n'appartenaient pas à ce modèle sont progressivement entrées dans ce moule et l'INSEE a produit de belles courbes statistiques montrant la croissance au cours du temps du pourcentage de personnes actives travaillant dans le cadre de ce modèle.
Et bien ! Je crois que nous commençons à entrer dans une période où chacune des quatre composantes du modèle sera rongée sur ses marges et où de nouvelles formes d'emploi apparaîtront de ce fait ; ce qui ne veut pas dire que le modèle va exploser, mais qu'il perdra progressivement la position dominante exercée pendant plusieurs décennies.
Prenons l'une après l'autre les composantes de ce modèle et d'abord la présence sur le lieu de travail. Nous pensons immédiatement au télétravail et à la possibilité pour les comptables d'une entreprise de travailler l'après-midi chez eux au moment où les enfants laissent un peu de tranquillité aux parents. Mais, même si cette forme de télétravail n'est pas négligeable, il y aura d'autres formes de non-présence sur le lieu de travail, que l'on pense, par exemple, aux métiers de consultants qui se sont beaucoup diversifiés dans les dernières années et, dans lesquels le consultant n'a pas de bureau et va de bureau en bureau selon l'entreprise avec laquelle il travaille. Que l'on pense au travail temporaire. Pour ces travailleurs, on peut évidemment s'interroger : qu'est ce que le bureau ? Qu'est-ce que le lieu de travail ? Le travailleur (comme déjà les V.R.P.) ne peut être qu'occasionnellement dans les locaux de l'entreprise qui l'emploie.
Deuxièmement, l'horaire réglementaire. Son existence a donné naissance à des textes très volumineux, soit au niveau du droit social général, soit au niveau plus particulier des règlements intérieurs de chaque entreprise. Or, que voyons-nous aujourd'hui ? Dans certains métiers, par exemple les métiers de la communication, se développent non seulement le travail à temps partiel, non seulement le travail épisodique dans l'année, mais aussi des formes de travail où l'activité du travailleur s'adapte à la demande ; par exemple, des publicitaires ou des architectes font dans la folie un projet pour obtenir une commande (on pourrait prendre d'autres exemples) ; puis dans la période où il n'y a pas de commandes, il ont une certaine liberté d'emploi de leur temps. On est évidemment très loin des batailles sur la fixation de la durée légale du travail hebdomadaire. N'oublions pas aussi, les nombreux cadres, dont le travail ne se définit pas en nombre d'heures. Le déclin du rôle de l'horaire réglementaire est une deuxième source de transformation importante.
Troisième composante : la rémunération fixe. Rappelons d'abord que, même lorsque le modèle salarial général était dominant, il y avait des catégories de personnes comprenant des commerçants, des artisans, des entrepreneurs individuels ou des dirigeants dont la rémunération n'était pas fixe. Mais on voit autour de nous se généraliser les formes de rémunérations variables : quelques individus créent une société de production qui propose des émissions à la télévision et, selon que l'équipe gagne des contrats ou en perd, les résultats qu'elle a à se répartir font alterner les mois de vaches grasses et les mois de vaches maigres. Un autre aspect est la généralisation des primes liées à l'efficacité ou aux résultats de l'entreprise, soit pour l'ensemble du personnel, soit pour telle ou telle catégorie.
Enfin, le modèle des Trente glorieuses était centré sur le contrat à durée indéterminée, forme atténuée de l'emploi à vie des fonctionnaires ou des salariés des entreprises publiques à statut. Or, les statistiques récentes montrent que, même si les contrats à durée indéterminée sont la forme dominante des contrats, les CDD ont tendance à se développer. De même, les passages, au cours d'une vie, d'une entreprise à l'autre, se multiplient ce qui fait que l'emploi à vie dans une entreprise est certainement moins développé qu'il ne l'a été au cours des décennies d'après-guerre.
De ce constat, je ne tire évidemment pas la conclusion que le modèle de la société industrielle va s'effondrer : je pense simplement qu'il sera en concurrence avec d'autres modèles, et que la société de demain verra coexister des modèles distincts en matière d'emploi, qu'ils vont coexister d'ailleurs à l'intérieur de la même entreprise. Celle-ci emploiera un noyau dur de travailleurs en CDI dans les métiers qui assurent la pérennité de ses technologies fondamentales (au sens le plus large du terme technologie). Pour le reste, elle fera appel à des sous-traitants qui lui apporteront soit des connaissances spécialisées, soit des pièces détachées, soit les services d'une main d'oeuvre peu qualifiée. L'entreprise aura ainsi réduit le montant des coûts d'emploi fixes et transformé une partie rigide de ses dépenses en achats de prestations variables. Les sous-traitants feront de même. Sur un tel marché de l'emploi, les travailleurs les plus motivés s'efforceront d'accéder au noyau dur d'une entreprise et de contribuer au succès de la firme qui les emploie. Les autres auront des relations beaucoup moins étroites avec leurs employeurs. Par ailleurs, il y a le désir de certains salariés de n'être pas prisonniers d'une firme, parce que, si l'ancien modèle avait des mérites, il avait aussi l'inconvénient de donner peu de souplesse aux salariés.
Et puis, il y a un autre aspect qui contribue à l'éclatement des formes de travail : la recherche d'une certaine participation de tous à l'acte économique, de manière à soutenir la motivation de ceux qui travaillent. Or, la sécurité que donne la rémunération fixe, entraîne la coexistence entre des personnes qui travaillent énormément pour l'entreprise ou l'administration qui les emploie et de personnes qui sont indifférentes à leur efficacité. Or, dans un monde concurrentiel, on cherche à engendrer des attitudes plus positives et une façon de le faire est de créer un lien entre l'activité de la personne et sa rémunération.
Cette transformation des formes d'emploi est indépendante (en première approximation) du niveau de chômage. Elle peut ainsi bien coexister avec un chômage important qu'avec une situation proche du plein emploi, même si la flexibilité qu'elle entraîne sur les marchés du travail accroît légèrement le chômage frictionnel.
Les nouveaux modèles d'emploi sont anxiogènes puisqu'ils ne procurent pas la sérénité, la tranquillité que donnait aux travailleurs l'ancien modèle ; l'instabilité de l'emploi peut-elle être compensée par d'autres formes d'insertion sociale ? Le cadre familial, la multiplicité, par exemple, des rémunérations au sein de la famille peuvent-ils donner une assurance suffisante dans un contexte d'emploi plus instable ?
On voit aussi l'importance croissante du comportement, car ce que je viens de décrire montre que ce qui s'échange sur le marché du travail c'est la compétence, c'est-à-dire un mélange de savoir, de savoir faire, et de comportement. C'est le comportement qui déterminera largement le fait qu'un travailleur réussira ou non à faire partie du noyau dur d'une entreprise. Il faudra qu'il contribue à la survie de l'activité ou de l'entreprise. C'est une situation très différente de la situation de quelqu'un qui, dans une grande entreprise industrielle, fait son travail, normalement, mais se considère comme ayant droit à sa rémunération quels que soient la conjoncture économique, le progrès technique, la concurrence internationale, l'activité des concurrents.
Dernière question par laquelle, je terminerai : que va devenir, dans un tel contexte, l'espace dans lequel le modèle ancien était le modèle dominant puisque c'est de là qu'il est parti, c'est-à-dire le modèle administratif ? Au lendemain des manifestations de la semaine dernière, il est intéressant d'observer ce qui se passe chez nos amis allemands, où ce modèle est quand même en train de se transformer. Deux exemples : à l'intérieur de la poste allemande, il y avait des services financiers postaux, or ils sont en train de devenir une banque comme les autres, et les salariés de cette Postbank ont eu la possibilité soit de garder leur statut ancien titre personnel, soit d'opter pour un statut bancaire banal, étant étendu que les nouveaux arrivants relèveraient nécessairement de ce dernier statut. La Deutsche Bahn, les chemins de fer allemands, ont été de même très profondément transformés. Tous les fonctionnaires ont gardé leur statut, mais ils ont été mis à la disposition d'un organisme public et la Deutsche Bahn n'utilise que ceux dont elle a besoin, au prix de marché. Naturellement, l'État allemand garantit aux fonctionnaires leur ancienne rémunération, mais les personnes recrutées à l'avenir par les chemins de fer ne relèveront pas de ce statut, mais des règles courantes des entreprises allemandes. On pourrait prendre des exemples dans d'autres pays. Le modèle d'hier se transforme dans les secteurs qui étaient par excellence son fief.
Jacques Lesourne
Professeur au CNAM