jean fourastie
Michel Albert
Nous avons un quart d'heure, car nos orateurs ont été productifs et disciplinés, pour les questions de la salle aux orateurs.
André Bergeron
En vous écoutant tous, je suis naturellement ébloui par vos connaissances, par ce qui résulte de vos réflexions, de vos analyses, etc.
Lorsqu'on assume des charges du type de celles qui furent les miennes pendant très longtemps, on a tendance à dire : "Tout ça c'est bien gentil, mais dans l'immédiat que faire pour que les difficultés que nous connaissons ne provoquent pas des drames qui risquent alors de tout mettre en question ?" Et je ne vous cache pas que l'essentiel de mes préoccupations, pendant cette longue période, était justement d'essayer de faire admettre l'essentiel, tout en tenant compte des réalités pratiques avec lesquelles j'ai été confronté. Quand nous avons négocié l'assurance chômage, il y a 36 ans environ, nous étions convaincus que le plein emploi, que nous connaissions à cette époque, ne durerait pas, pour deux raisons : du fait de l'accroissement de la productivité, mais surtout du fait de la décolonisation qui allait amorcer la modification du rapport des forces industrielles dans le monde.
Je crois que nous allons vivre une période intermédiaire entre la situation qu'on connaissait alors et celle que nous commençons à vivre aujourd'hui, c'est-à-dire celle qui découle du fait que des pays hier encore en état de sous-développement sont en train, petit à petit, de se sortir d'affaire. Et je suis d'ailleurs frappé par tout ce qui se dit, par les tentatives du nouveau gouvernement qui veut essayer - probablement est-il très sincère - de réduire le nombre des chômeurs ; je ne sais pas s'il y parviendra, mais ce dont je suis profondément convaincu, c'est qu'on ne pourra pratiquement plus raisonner en termes seulement nationaux, parce que les économies sont devenues beaucoup trop interdépendantes. C'est d’ailleurs pourquoi je suis convaincu de la nécessité de l'Europe, mais cela dépasse même maintenant l'Europe, étant donnée l'évolution rapide des choses.
Je voudrais dire autre chose ; M. Donn disait que le mouvement syndical était hostile à l'accroissement de la productivité dans les années d'après-guerre. Ce n'est pas vrai. Le mouvement syndical s'est au contraire investi dans des quantités d'organismes de productivité. Si vous me permettez cette anecdote, je m'étais donné beaucoup de mal, dans les années 50, pour convaincre des vieilles ouvrières tisserandes des vallées des Vosges, qu'il fallait conduire quatre métiers à tisser au lieu d'en conduire un seul, ce qui n'était pas commode, je vous prie de le croire, étant donné qu'en plus cette main-d'oeuvre était ouvrière-paysanne comme cela existait à cette époque-là. Et il y a tout de même eu des conséquences sociales au moins momentanées. Le drame est que, si vous faites le compte des "boîtes" que j'ai connues, il n'y en a pratiquement plus une seule qui est debout ; probablement était-ce inéluctable.
L'objet de mon propos est de vous dire que, quand je vous écoute, je suis naturellement passionné, c'est très intéressant, mais je me dis : tout ça c'est bien gentil, il faut certes tracer des voies, il faut essayer d'imaginer ce que l'on va bien pouvoir faire, mais lorsqu'on est aux prises avec les difficultés immédiates, ce n'est pas si simple que cela.
Vos réflexions, c'est pour le long terme, mais on est aux prises avec les réalités immédiates.
Jacques Plassard
Je voudrais insister contre ce que pourrait avoir d'un peu pessimiste le propos de notre ami. Le monde est en progrès et continue à être en progrès et, périodiquement, il y a des désajustements et nous sommes dans un désajustement spécifique à la France et à quelques autres pays, mais qui ne concerne pas l'ensemble du monde occidental. Et je crois que nous devons avoir présente à l'esprit la crise des années 30 qui a été surmontée après des difficultés importantes, mais qui n'a pas arrêté définitivement le progrès. Nous avons une difficulté d'adaptation propre au système français, d'autres la surmontent, et nous la surmonterons aussi, ça me paraît évident.
Pierre-Daniel Bertrand
Je suis un homme qui termine sa vie, je suis un des camarades de Fourastié, de la même promotion de l'École Centrale, je l'ai bien connu toute sa vie. Je crois que l'exposé de M. Lesourne, qui me paraît très pertinent, devrait avoir une conséquence immédiate sur tous les problèmes de la formation des hommes dans nos pays, de l'enseignement à tous les niveaux depuis l'enfance jusqu'aux plus grandes écoles. Il semble résulter de ce qu'a dit M. Lesourne que les qualités individuelles de l'homme vont de nouveau pouvoir se redévelopper comme elles l'ont été dans différentes périodes de l'histoire des civilisations. Elles ont failli être étouffées par certains régimes qui, Dieu merci, viennent de disparaître ; elles peuvent renaître à nouveau. Je crois qu'il faudrait désenclaver l'école, désenclaver l'enseignement et favoriser l'épanouissement des qualités individuelles de chacun beaucoup plus qu'on ne le fait.
Jacques Lesourne
Je suis tout à fait d'accord sur le fait que le paysage que j'ai décrit entraîne à poursuivre les réflexions dans le domaine de l'éducation et de la formation, vous avez très justement mis l'accent sur ce point.
Maître René Malterre
Je me permets de prendre la parole à un simple titre : je suis le beau-frère de Jean Fourastié. Mais ce n'est pas à ce titre que je me ferai l'interprète de sa pensée, vous l'avez fait très bien. Je ferai simplement trois observations : la première s'adresse à M. Lesourne lorsqu'il évoque les possibilités de travail, disons, à domicile ; cela peut séduire beaucoup, notamment les femmes qui se disent "j'aurai l'après-midi tranquille et je pourrai faire ce travail pendant que mes enfants seront à l'école". Oui, mais je sais par expérience que les femmes sont souvent très attachées à la chaleur du bureau, c'est-à-dire à la présence de leurs camarades, à la possibilité de parler, qui prend évidemment un peu sur le temps de travail mais qui n'est pas nécessairement une mauvaise chose ; il y aura une certaine réticence de la part, non pas de toutes mais de quelques-unes d'entre elles, à accepter un travail à domicile.
Ma deuxième observation, c'est que dans le progrès technique qui va intervenir, il y a celui qui a trait aux activités que je qualifierai de ludiques d'une manière extrêmement générale. Il est intéressant, par exemple, de se dire que l'Europe, les Américains et les Russes vont essayer d'envoyer sur la planète Mars quelques explorateurs ; cela coûtera fort cher, mais ce sera fort créateur d'emplois. Et c'est probablement une utilisation meilleure que celle qui consiste à fabriquer des bombes atomiques, encore que la recherche atomique ait largement profité de la création de ces bombes et, en particulier, si nous sommes à l'instant même éclairés, on le doit en grande partie à l'EDF qui a su faire de façon tout à fait remarquable des centrales atomiques.
Quant à cet avenir, dans le passé nous avons connu des difficultés lorsque Jacquard a inventé le métier, nous avons eu la révolte des Canuts, c'était une conséquence du progrès technique et je citerai Samuel Butler et qui, dans "Nouvelles de nulle part", avait considéré avec beaucoup de pessimisme ce qu'allait être l'avenir en matière de progrès technique et qui n'avait trouvé comme seule solution que d’interdire, purement et simplement, à peine de mort, de fabriquer des locomotives ou des machines à vapeur, et ceci vers 1900. Vous me direz qu'il existe aux États-Unis, les Amisches - je crois que c'est ainsi qu'on les appelle - qui prétendent vivre au XVIIe siècle ; est-ce qu'ils en sont plus heureux ? Je n'en sais rien ! Voilà ce que je voulais dire.
Henri Duprat
J'ai eu le plaisir de rencontrer à maintes reprises le Professeur Fourastié, depuis un certain nombre d'années. Je m'étonne un peu, étant donné qu'il a été fait allusion à ses travaux en matière de prévision, du fait qu'à aucun moment on n’ait parlé de démographie. Je me souviens d'avoir lu en 56 deux articles de Fourastié dans la revue "Population", dans lesquels il attirait l'attention sur les conséquences en matière d'emploi de la montée des jeunes. Des prévisions ont été faites à ce moment-là, en ce qui concernait les difficultés d'entrée dans la population active de générations plus nombreuses que celles qu'elles venaient remplacer. Ces prévisions n'ont servi à rien, et en sens inverse, il n’y a eu depuis, me semble-t-il, que fort peu d'études sur ce qu'ont pu être les conséquences de la démographie dans la crise qui frappe maintenant l'ensemble des pays développés, sur ce qui a pu être la part de responsabilité imputable à la chute de fécondité dans ces mêmes pays, et aux distorsions démographiques qui en résultent. Il y a des effets à long terme de la démographie sur l'évolution économique qui étaient chers à Sauvy. Sauvy et Fourastié ont travaillé ensemble sur ces questions et je m'étonne un peu qu'on puisse parler de chômage sans y faire allusion.
Jacques Lesourne
Le sujet est complexe parce qu’il est à plusieurs niveaux. D'abord, quand on se trouve dans des périodes de fort afflux, d'une certaine catégorie, par exemple de jeunes ou de population immigrée, si cet afflux est principalement formé de personnes peu qualifiées, l'équilibre de cette partie du marché du travail suppose que le coût du travail de cette catégorie de population baisse. Et si on ne veut pas que ce soit le revenu, il faut avoir un autre mécanisme. Si le revenu ne baisse pas, cela se traduit par une certaine forme d'exclusion.
Sauvy et Fourastié ont également fait allusion à un autre phénomène ; dans une population vieillissante et non croissante, il y a sclérose des organisations, parce que l'on ne casse pas des organisations existantes, parce que l'un des problèmes, l'une des vertus du marché que l'on oublie, ce n'est pas qu'il soit créateur, c'est qu'il est beaucoup plus destructeur que ne peut l'être un Ministre des finances ! Le Ministre des finances, s'il a des ennuis, se fait pendre au moins en effigie, tandis que sur le marché, je n'ai pas encore vu de membres d'une entreprise qui ont pendu leurs clients. Or, c'est généralement à cause des clients qu'ils ont des difficultés.
Donc, le deuxième phénomène et sur lequel vous avez raison, est tellement complexe qu'on a toujours eu de la peine à aller au-delà des analyses de Sauvy et de Fourastié et de quelques autres hors de France : dans les sociétés vieillissantes, il y a une certaine tendance à la fermeture ; il est alors plus difficile aux jeunes générations qui sont relativement moins nombreuses de casser les cadres des élites ou les cadres institutionnels qui ont été bâtis par les générations précédentes ; donc il y a un effet défavorable sur la croissance et, toutes choses égales par ailleurs - j'attache de l'importance à cette petite parenthèse chère aux économistes - il y a un effet défavorable sur l'emploi.